Raconter l’histoire de luttes de femmes qui défendent leur territoire et l’environnement, c’est raconter l’histoire des « rondas femeninas » d‘El Tambo, un système d’auto-organisation paysanne visant à veiller et surveiller la terre et l’ordre communautaire.
Les rondas paysannes sont des organisations civiles sui generis fondées en 1978 à Cuyumalca, dans la province de Chota[1], dans le département de Cajamarca, au nord-est du Pérou. L’objectif des rondas est de veiller sur la sécurité et de combattre la délinquance, surtout le vol de bétail. Les rondas ont également joué un rôle essentiel dans la lutte contre le Sentier Lumineux[2] qui, ainsi, n’a pas réussi à s’implanter à Cajamarca, épargnant cette région du conflit armé ayant flagellé le pays de 1982 à 1992[3]. Les membres des rondas sont choisis à main levée en assemblées et prêtent ensuite serment. Le membre qui manque à son serment est immédiatement destitué.
L’organisation est pourvue de règlements, statuts et commandements qui procurent aux rondas un statut de respect, des standards élevés d’éthique et de nombreux pouvoirs. Les rondas ont été légalement reconnues par l’article 149 de la Constitution politique du Pérou et sont régies par la Loi des rondas campesinas numéro 27 908[4]. Elles exercent la justice au sein de leurs communautés et possèdent un droit reconnu. Elles interviennent dans tous types de cas (vols, délinquance, atteintes aux personnes, différends territoriaux, dettes, etc.) et les cas sont examinés dans des tribunaux, où les membres des rondas prononcent un jugement très équitable après avoir trouvé un consensus parmi leurs membres. La sentence est immédiate. Les rondas participent également activement à la défense de leur territoire en luttant contre l’extractivisme, comme dans les cas de Majaz[5] (provinces de Huancabamba et d’Ayabaca, région de Piura) où les rondas et les communautés paysannes se sont opposées à la mine dans le contexte d’un conflit ayant causé la mort de 7 personnes ; de Conga[6] (provinces de Bambamarca et Celendín, région de Cajamarca) où les rondas et la population défendent leurs lacs contre l’entreprise minière Yanacocha, un conflit qui a causé 5 morts jusqu’à présent et des dizaines de blessés, en plus d’entraîner des poursuites judiciaires contre des centaines de personnes, ainsi que plusieurs autres cas. Plusieurs ronderos ont été tués dans ces luttes. Plus récemment, des rondas femeninas se sont formées ainsi que des rondas urbaines et des rondas scolaires.
Le village d’El Tambo se trouve à près de 2 800 mètres d’altitude, dans la province de Bambamarca dans la région de Cajamarca au Pérou. Cette province est directement touchée par le projet minier Conga. La lagune de Namococha à Bambamarca, les lagunes Azul à Cortada et El Perol à Celendin devraient disparaître en raison de ce projet, laissant place à une fosse où l’or serait extrait[7]. Yanacocha, une société minière qui appartient à l’entreprise états-unienne Newmont (51%), à l’entreprise péruvienne Buenaventura (43%) et à la Société financière internationale de la Banque mondiale (5%), qui exploite à Cajamarca la plus grande mine d’or d’Amérique latine depuis 1993, mène ce projet qui a reçu l’aval du gouvernement[8]. La lutte contre ce dernier a déjà coûté la vie à cinq personnes, assassinées par balles par la police, en plus d’avoir blessé des dizaines de personnes et conduit des centaines de personnes en justice[9].
Dans le village d’El Tambo, l’eau est déjà rare. Si les lagunes de la zone sont touchées par le projet et les nappes phréatiques polluées par les déchets miniers, la situation empirera, ce problème s’ajoutant aux autres conséquences de l’activité minière sur l’environnement. Les rondas femeninas de El Tambo sont constituées de plus de 200 femmes ronderas et de 10 femmes dirigeantes. Elles appartiennent à la « Centrale de Rondas femeninas de Bambamarca », créée il y a plus de trente ans pour faire face à l’insécurité et à la délinquance. Elles ont joué un rôle crucial lors d’une grève le 5 mars 2001, alors que des ronderos et ronderas se sont déplacés vers la ville de Cajamarca pour protester suite à la mort de truites dans les fleuves provoquée par les déchets de la mine d’or et de cuivre de Yanacocha[10]. Elles ont préparé les repas collectifs (ollas comunes) et se sont enchainées aux grilles de la cathédrale pour protester.
Elles ont alors pu préserver leurs lagunes en campant côte à côte avec les ronderos, à plus de 4 000 mètres d’altitude, faisant face aux intempéries sous des tentes en plastique, dans le but de surveiller et de protéger les lagunes de toute agression, partageant des repas collectifs. Elles partagent le peu, mais en même temps toute la richesse, qu’elles possèdent. Elles sont aussi gardiennes des lagunes (guardianas de las Lagunas)[11]. Elles diffusent aussi un programme de radio hebdomadaire, où elles parlent de leurs problèmes, de la défense de l’environnement et donnent des formations. Elles n’ont pas hésité à faire face à la police afin de protéger les lagunes. Pour elles, défendre leur territoire, défendre leurs sources d’eau, défendre la Pachamama, c’est défendre leur corps violé par les industries extractives. Cela n’a pas été facile de s’organiser dans cette société patriarcale car elles ont dû apprendre à s’imposer contre la volonté de leur famille et de leur mari. Elles ont su gagner le respect des hommes et combattre à plusieurs reprises la violence envers les femmes, grâce aux ateliers proposés par leur organisation.
À des centaines de kilomètres de Cajamarca, dans la vallée du fleuve Ene, en pleine forêt vierge centrale, Ruth Buendia, femme autochtone du peuple Ashaninka et présidente de la Centrale Ashaninka du fleuve Ene (CARE)[12], s’oppose avec son organisation à la construction du méga-barrage hydroélectrique de Pakitzapango sur le fleuve Ene[13].
Ce barrage fait partie intégrante de l’accord bilatéral signé en 2009 entre les présidents Garcia du Pérou et Lula du Brésil[14]. Avec la réalisation de ce barrage, près de 90 mille hectares de forêts ont été inondés, et les populations ashaninkas vivant sur ce territoire qu’elles considèrent sacré ont été déplacées. L’entreprise brésilienne Odebrecht[15], chargée du projet, n’avait réalisé aucune consultation préalable malgré la ratification par le Pérou de la Convention 169 de l’OIT relative aux peuples autochtones[16]. Après maintes protestations, l’entreprise Odebrecht a renoncé au projet, mais celui-ci est toujours en vigueur dans les plans 2021-2050 du gouvernement péruvien[17]. Pour protéger leur territoire, les Ashaninkas ont créé le Parc national Otishi et la Réserve communale Ashaninka.
La Centrale Ashaninka du fleuve Ene (CARE), constituée de 17 communautés et 33 annexes, a été créée en 1993 dans le but de soutenir et défendre les Ashaninkas dans leur lutte contre la violence et les usurpations de terres. Les Ashaninkas ont été victimes du Sentier Lumineux qui les a forcés à l’esclavage, comme ce fut le cas de Ruth Buendia dès ses douze ans. Aujourd’hui, ils luttent contre les méga-barrages sur leur territoire. Ils ont développé l’Association de producteurs Ashaninkas Kemito Ene qui produit et exporte du cacao biologique. En outre, dans leur projet sur la gouvernance financé par l’Union européenne, ils appuient les collectivités locales dans la gestion municipale à travers d’un programme de formation. Ils développent également des projets adaptés à leurs besoins dans les secteurs de la santé et de l’éducation.
Durant son enfance, Ruth a souffert des attaques liées à la présence du Sentier Lumineux[18]. Dans sa jeunesse, elle a travaillé comme bénévole auprès de l’organisme CARE et, peu à peu, grâce à son engagement et ses capacités, elle a intégré l’organisation avant d’être élue présidente en 2005. Ses efforts et son engagement dans la lutte contre le méga-barrage, en diffusant les conséquences négatives que celui-ci pourrait avoir sur sa communauté et l’environnement, ont été récompensés : le projet a été suspendu et elle a reçu de nombreux prix internationaux pour ses efforts. Elle propose avec son organisation des alternatives à la construction du méga-barrage.
Les femmes jouent un rôle essentiel, non seulement dans les activités qui leur sont attribuées par la tradition et le patriarcat, mais aussi, comme les ronderas d’El Tambo. Les femmes ashaninkas le démontrent, elles ont pris conscience de la nécessité de défendre leur territoire et la vie. Ces femmes, qui donnent la vie, la soignent et la protègent depuis toujours, font preuve d’un immense courage face au pouvoir en place, à l’industrie minière, à l’extractivisme et aux forces policières déployées pour les affronter. Elles sont beaucoup plus fermes et persévérantes que beaucoup d’autres acteurs car, pour elles, porter atteinte à la terre signifie porter atteinte à leur propre corps qui donne la vie.
Photo : Ronderas d’El Tambo défendant les lagunes de Conga, Celendin libre.
Notes
[1] Organisation des rondes paysannes, en ligne : http://cunarcperu.org.
[2] Groupe terroriste d’orientation marxiste-léniniste-maoïste-polpotien qui provoqua une guerre civile au Pérou dans les années 1980.
[3] Rapport final de la Commission de Vérité du Pérou, en ligne : http://www.cverdad.org.pe/ifinal/index.php.
[4] Constitution politique du Pérou, en ligne : http://www.cepes.org.pe/legisla/constitu.htm. / Règlement de la loi des rondas campesinas, en ligne : http://www.justiciaviva.org.pe/acceso_justicia/justicia_comunal/2.pdf.
[5] Observatorio de Conflictos Mineros América latina (2015). « Sistematizando experiencias de litigio estratégico : la criminalización de la protesta social y el Caso Majaz, en ligne : http://www.conflictosmineros.net/noticias/19-peru/18141-sistematizando-experiencias-de-litigio-estrategico-la-criminalizacion-de-la-protesta-social-y-el-caso-majaz.
[6] Voir les déclarations devant le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies : A/HRC/25/NGO/31, A/HRC/24/NGO/10, A/HRC/23/NGO/4, A/HRC/22/NGO/31, A/HRC/21/NGO/77 y A/HRC/20/NGO/63
[7] La lagune Chaylhuagon dans la province de Cajamarca dans la région du même nom a déjà été vidée de ses eaux et remplacée par un réservoir.
[8] Minière Yanacocha, en ligne : http://www.yanacocha.com.
[9] Defensoría del Pueblo. « Conflictos sociales », en ligne : http://www.defensoria.gob.pe/temas.php?des=3&v=7389
[10] Rondas campesinas. « Historia », en ligne : http://rondascampesinasperu.es.tl/HISTORIA.htm.
[11] Nom donné aux ronderos et ronderas qui veillent et surveillent les lagunes
[12] Central Ashaninka del Rio Ene. « Ruth Buendía Mestoquiari », en ligne : http://careashaninka.org/ruth-buendia-mestoquiari.
[13] SPDA Actualidad ambiental (2014). « Ruth Buendía y la lucha asháninka contra el proyecto hidroeléctrico Pakitzapango », en ligne : http://www.actualidadambiental.pe/?p=23234.
[14] Ministerio de Energía y Minas del Perú (2010). « Accord pour l’alimentation en électricité au Pérou et exportation des surplus au Brésil », en ligne : http://www.minem.gob.pe/minem/archivos/file/Electricidad/Acuerdo%20Peru-Brasil%203%20may%202010.pdf.
[15] Odebrecht, en ligne : http://www.odebrecht.com.pe.
[16] Organisation Internationale du Travail (2015). « Perú », en ligne : http://www.ilo.org/indigenous/Activitiesbyregion/LatinAmerica/Peru/lang–es/index.htm / Gouvernement du Pérou (2011). « Ley del derecho a la consulta previa a los pueblos indígenas y originarios, reconocido en el convenio 169 de la Organización Internacional del Trabajo (OIT) », en ligne : http://www.presidencia.gob.pe/ley-de-consulta-previa-promulgada-hoy-en-bagua.
[17] Espacio 360 (2014), en ligne : http://espacio360.pe/noticia/actualidad/mientras-una-ashaninka-defiende-el-medio-ambiente-su-gobierno-quiere-exterminar-su-comunidad-10f8-user9-date2014-09-15-actualidad.
[18] Rapport final de la Commission de Vérité du Pérou, en ligne : http://www.cverdad.org.pe/ifinal/index.php
Raquel Neyra
Raquel Neyra est une activiste contre le projet minier Conga, à Cajamarca. Elle a porté le cas Conga auprès du Haut-Commissariat des droits humains des Nations Unies, à Genève dans plusieurs sessions entre 2012 et 2015. Actuellement, elle est activiste dans la défense de l’environnement et la lutte pour l’eau au Pérou, membre du collectif Alternatives au développement extractiviste et anthropocentré (ADEAH), et communicatrice pour SERVINDI (média autochtone) et diverses autres médias. Elle offre des formations aux ronderos en souveraineté alimentaire. Elle détient un diplôme en économie agraire de l’Université Agraria La Molina, Lima, Pérou, ainsi qu’une maîtrise en commerce international et un MBA de La Sorbonne, à Paris.