La fourmi qui faisait peur à l’éléphant
Des études scientifiques récentes démontrent que les éléphants évitent de se nourrir des feuilles des arbres où sont installées les fourmis. C’est sans doute parce que les fourmis peuvent entrer dans leur trompe et leur infliger de douloureuses morsures. L’image est belle et pourrait servir de parabole à la lutte que mène depuis désormais 8 ans Crisanta Pérez, une femme courageuse qui se dresse seule face à l’entreprise canadienne Goldcorp, l’un des géants mondiaux de l’exploitation minière. Crisanta Pérez est une activiste guatémaltèque issue de la communauté Maya Mam. Elle lutte contre la mine Marlin, mine d’or à ciel ouvert située dans sa communauté de San Miguel Ixtahuacán, et qui appartient à Goldcorp depuis 2005.
Crisanta est devenue en 2008 la cible d’une campagne de répression intense quand elle a décidé de couper les poteaux électriques de la mine Marlin installés sur sa propriété sans son accord. Un mandat a été lancé contre elle, ce qui l’a forcée à se cacher pendant six mois. Puis, en rentrant chez elle, elle a été arrêtée, mais les membres de sa communauté ont finalement réussi à la faire libérer. Crisanta Pérez, ainsi que sept autres accusé.e.s, ont été par la suite poursuivis pour « entrave aux opérations de la mine ». Les poursuites ont par la suite été abandonnées. Toutefois, l’acharnement judiciaire à l’encontre de Crisanta Pérez ne s’est pas arrêté là. En effet, lors des manifestations contre la mine Marlin qui ont eu lieu dans sa communauté en juin 2010, une voiture a été incendiée, et Crisanta a été désignée coupable de cet acte (sans qu’aucune preuve de sa culpabilité ne soit fournie) par l’entreprise Montana SA, une filiale de Goldcorp qui essaie de discréditer et de délégitimer toute opposition au projet minier.
Le cas de Crisanta Pérez illustre à quel point la criminalisation est systématiquement utilisée comme une stratégie répressive envers les personnes qui luttent contre les grands projets miniers et hydroélectriques qui exploitent les ressources naturelles du pays et nuisent au quotidien des populations autochtones et paysannes.
Le contexte guatémaltèque
Pour comprendre les tenants et les aboutissants du combat de Crisanta Pérez, il est nécessaire de se replonger dans l’histoire récente du Guatemala. En 1996, après la signature des Accords de Paix mettant fin à un conflit armé interne de plus de trente ans qui a causé la mort de plus de 200 000 personnes, l’État guatémaltèque met en place une politique néolibérale et accroît les investissements d’entreprises privées étrangères pour les projets de grande envergure. Les gouvernements successifs vont alors proposer des plans de développement économique axés sur les exportations, ce qui va notamment entrainer un accroissement de l’extraction des minerais (en particulier l’or, l’argent et le nickel). L’augmentation des prix des métaux, et principalement de l’or, a été accompagnée de l’octroi de plusieurs concessions à des compagnies minières majoritairement étrangères (canadiennes et américaines) pour l’exploration et l’exploitation.
Les activités minières ont donc connu un essor important au cours des vingt dernières années. Selon le ministère guatémaltèque de l’Énergie et des Mines, il y a actuellement 342 concessions minières en activité au Guatemala, alors qu’il y a 10 ans, ce nombre était de 111. Au 15 janvier 2015, on comptait 35 permis d’exploitation de minerais métalliques en vigueur au Guatemala. À titre indicatif, la mine d’Escobal, ouverte en septembre 2013, est la troisième plus grande mine au monde. Elle a produit 630 tonnes d’argent en 2014.
Une population laissée-pour-compte
Au Guatemala, l’extraction de métaux à échelle industrielle s’opère en général dans les zones rurales. De ce fait, les activités minières affectent davantage les populations autochtones et paysannes qui vivent principalement en milieu rural.
Depuis la colonisation espagnole, ces communautés souffrent de discrimination et sont surreprésentées dans les couches les plus pauvres de la population. Elles n’ont pas pleinement accès à leurs droits, notamment en matière d’éducation et de santé.
Souvent, ces populations ont fait les frais de mécanismes de résolution des conflits inadaptés en ce qui concerne la propriété foncière. Ces conflits sont fréquents, notamment en raison d’une répartition des terres très inégale au Guatemala. Par ailleurs, ce sont également les populations autochtones qui ont été victimes des pires exactions durant le conflit armé.
Ces dernières années, de nombreux litiges et conflits ont marqué les mises en place de projets miniers au Guatemala. Dans tout le pays, plusieurs communautés autochtones se sont mises à protester contre l’installation de mines sur leurs terres et près de leurs habitations. Face aux craintes de ces communautés (étayées par des preuves irréfutables) concernant la pollution et les répercussions négatives que l’implantation de ces mines a sur leurs moyens de subsistance et la jouissance de leurs droits humains, des protestations contre ces projets ont éclaté. La violence, la répression et la restriction des libertés ont été les réponses récurrentes des gouvernements guatémaltèques successifs à ces oppositions populaires légitimes. Cet enchainement d’évènements a rendu la situation explosive et il en est découlé des années de menaces et de violences, au cours desquelles plusieurs personnes ont été blessées ou tuées. Ainsi un sentiment d’isolement et de ressentiment s’est installé au sein des communautés autochtones.
Les leaders communautaires, les militant.e.s écologistes et/ou les défenseur.e.s des droits humains qui protestent contre les activités minières sont souvent la cible de menaces, d’actes d’intimidation, d’attaques voire de meurtres de la part de ceux qui soutiennent l’activité minière, de la police, de l’armée, ou du personnel de sécurité des sociétés minières. Selon l’Unité de protection des défenseur.e.s des droits humains au Guatemala (UDEFEGUA), 2014 a été l’année la plus violente pour les défenseur.e.s des droits humains et, dans la plupart des cas, les auteurs n’ont jamais eu à répondre de leurs actes.
David face à Goliath
C’est dans ce contexte bien particulier que se situe la lutte de Crisanta Pérez. Pendant des années, les membres de sa communauté se sont plaints des impacts négatifs dus à l’extraction minière avec d’une part les effets néfastes sur la santé, les pénuries d’eau et les dommages sur les fondations des maisons, et d’autre part les nombreux aspects sociaux avec la répression de l’État, la violence et la criminalisation des activités de protestation.
Goldcorp, faisant fi de toutes ces critiques, a choisi de ne pas tenir compte des préoccupations de la communauté et des plaintes sur les violations des droits humains et environnementaux, qui ont été soutenues autant par des études scientifiques que par l’Organisation des Nations Unies, la Cour interaméricaine des droits humains, ainsi que de nombreux organismes internationaux spécialisés dans la défense des droits humains. Pour Crisanta Pérez cette situation est d’autant plus injuste que l’action de ce type d’entreprise étrangère s’apparente à du néocolonialisme. En effet, selon elle, malgré toutes les ressources dont disposent ces entreprises canadiennes dans leur propre pays, elles viennent dans des endroits pauvres et reculés, tels que sa communauté où les gens disposent de peu de terre, pour y exploiter les ressources.
L’image du Canada s’est largement dégradée dans une certaine frange de l’opinion publique guatémaltèque du fait des actions réalisées par Goldcorp. Toutefois Crisanta a bien conscience que la plupart des Canadien.ne.s ne sont pas informé.e.s ni sur ce qui se passe dans son pays ou dans les autres endroits du monde où l’exploitation minière est menée par des sociétés canadiennes, ni sur tous les problèmes qui en découlent. Selon elle, ce manque d’information est dû au fait qu’en général, elles ne sont données que par les entreprises minières qui dressent un tableau idyllique de leur action en parlant de la responsabilité sociale de leurs entreprises ou du travail qu’elles font pour amener des soins de santé et construire des écoles dans les communautés où leurs mines sont implantées. Et quand Crisanta ou d’autres opposant.e.s aux projets miniers tentent d’alerter l’opinion publique en relayant des informations sur ce qui se passe réellement, beaucoup de gens n’acceptent pas de les écouter tellement ils sont intoxiqués par la propagande que fait l’entreprise autour de ses activités.
Finalement, Crisanta a trouvé le moyen de contrer cette propagande mise en place par Goldcorp et d’autres sociétés : voyager à l’étranger, et notamment au Canada, pour venir y diffuser son message en tant que porte-drapeau de la lutte contre l’extraction minière et la surexploitation des ressources. C’est ce qu’elle a fait récemment en répondant à l’invitation de plusieurs groupes canadiens de solidarité, ce qui l’a amenée à réaliser une tournée dans plusieurs villes du pays en juin dernier. Aller à la rencontre du public et de ses alliés potentiels lui permet de mieux diffuser son message, de sensibiliser les gens à sa cause et de renforcer ses alliances. Plus de gens impliqués signifie plus de gens qui connaissent la vérité. Donc potentiellement ces derniers seront en mesure d’agir concrètement soit en retirant leurs fonds de pension de Goldcorp pour ceux qui en sont actionnaires, soit en alertant l’opinion publique sur le fait que ces fonds sont également investis dans ce type d’entreprise. Ces gens pourront également faire pression sur l’entreprise ou leurs représentants politiques afin que les entreprises minières canadiennes ne puissent plus agir impunément
C’est une tactique qui a déjà fait ses preuves et peut à nouveau porter ses fruits. En effet, Goldcorp a récemment vendu sa participation dans Tahoe Resources, une compagnie minière américaine présente au Guatemala. Goldcorp a officiellement indiqué que cette vente s’inscrivait dans sa stratégie visant à se défaire des actifs qui ne lui sont pas essentiels. Toutefois, on peut penser en toute légitimité que ce n’est pas sans lien avec les récents démêlés de Tahoe Resources avec la justice canadienne ou avec le fait que l’entreprise ait été reconnue coupable par le Tribunal permanent des peuples en mai 2014 pour la fusillade du 27 avril 2013 effectuée par ses agents de sécurité contre des membres de la résistance pacifique au projet minier El Escobal.
Alors? Un grain de sable peut-il enrayer à lui seul une machine aussi bien huilée? Dans tous les cas, il est nécessaire que Crisanta continue son combat, diffuse son message partout où elle va et que le monde entier entende ses paroles et agisse de façon à ce que cette fois encore l’éléphant passe son chemin et laisse la fourmi en paix.
Photo : Crisanta Pérez (à gauche) en famille, Comision Paz y Ecologia, 2014.
Références
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Séguin, M. (2015). « Qu’ils aillent se faire foutre : Des preuves accablantes contre Tahoe Resources Inc. au Guatemala », Projet Accompagnement Québec Guatemala, 15 mai 2015, en ligne : http://www.paqg.org/node/416 (page consultée en juillet 2015).
Malik Filah
Malik Filah est diplômé en ethnologie, en sauvegarde du patrimoine. Il a été adjoint à la coordination au Projet Accompagnement Québec Guatemala et il a participé à de nombreux projets de coopération internationale, notamment au Guatemala où il a travaillé pendant un an et demi en tant que volontaire.