La population de l’Amérique du Nord ne sait souvent pas comment interpréter la situation sociale et politique tendue du Honduras, un pays sous l’emprise des États-Unis et du Canada. Pourquoi tant de manifestations de milliers de personnes, presque sans interruption, au cours des dix dernières années? Et pourquoi les gens se voient-ils forcés de partir massivement dans des « caravanes » à travers le Guatemala et le Mexique, vers ce Nord coupable? Il n’y a pas de réponses simples à ces questions et il n’est pas honnête de répéter le cliché selon lequel les gens fuient l’extorsion et la violence générées par les maras, ces gangs dont le fonctionnement est administré par des policiers et des politiciens sans scrupules engagés dans diverses formes de crime organisé.
En juin 2019, j’ai participé à une marche à Montréal en solidarité avec les 69 millions de personnes dans le monde qui, pour diverses raisons, ont comme moi été déracinées. Ces causes comprennent la violence armée, l’extrême pauvreté et l’inégalité – qui sont elles aussi des formes extrêmes de violence –, de même que le crime organisé, dont la corruption fait partie. Et la source de tout cela, c’est l’impunité.
L’activité était organisée par Développement et Paix en collaboration avec d’autres acteurs locaux. À la fin du trajet, j’ai livré un témoignage de mon histoire d’exil politique au Canada, et d’autres ont fait de même. Dans la plupart des cas, nous avons convenu que « migrer » n’était pas un choix que nous avons fait de gaieté de cœur, mais une décision prise sous la pression de circonstances difficiles ou tragiques.
Je suis arrivé au Canada il y a un peu plus de trois ans, après avoir survécu à deux attaques à main armée en mai 2016 à Tegucigalpa, la capitale du Honduras [2]. Le 20 juillet de la même année, j’ai demandé l’asile à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, parce que j’estimais que continuer à vivre au Honduras signifiait courir le risque réel de mourir.
Depuis le coup d’État de juin 2009 dirigé par les États-Unis et soutenu par le gouvernement du Canada (alors dirigé par Stephen Harper), le Honduras n’a pas amélioré son sombre bilan en matière de violations des droits humains. Loin de là. En 2016, la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a décrit le Honduras comme l’un des pays le plus dangereux pour les défenseur.e.s des droits humains [3]; c’est également l’un des plus dangereux au monde où exercer le métier de journaliste. Soixante-dix-neuf personnes dont la profession est reliée aux médias, incluant des journalistes, des animateurs de radio et de télévision, des photographes, des cameramen et des propriétaires de médias, ont perdu la vie entre octobre 2001 et septembre 2019; 91 % de ces crimes demeurent impunis, faute d’enquêtes menées de manière crédible [4]. Le Honduras se classe actuellement au huitième rang des pays du monde pour le nombre de demandeurs d’asile, devançant des pays en guerre.
Un coup d’État perpétré par des forces multinationales
Le coup d’État de 2009 est un des éléments centraux à prendre en compte pour amorcer toute réponse à propos du Honduras, où la population exige actuellement l’expulsion du président imposteur Juan Orlando Hernández, principal bénéficiaire de la destruction de l’État de droit et des violences qui en résultent.
Les attaques à mon encontre viennent d’un amalgame de facteurs systémiques et d’acteurs corrompus, y compris des fonctionnaires, des policiers, des militaires et des investisseurs privés qui sont unis en marge de la loi. Ces acteurs qui financent et commandent la mort de personnes à l’aide du capital international se sont assuré de la complicité du pouvoir local et de l’impunité absolue. Ils contrôlent tout, grâce à des ressources sales et avec le pouvoir des armes officielles.
Le cas de Berta Cáceres, la leader autochtone la plus emblématique du pays, est une des victimes de ce système et de ses acteurs corrompus. Elle a été assassinée par la société de production d’électricité Desarrollos Energéticos (DESA), une société bénéficiant du soutien de l’armée nationale, d’une banque associée au blanchiment d’argent provenant du crime organisé et à la corruption, d’une banque centraméricaine et de deux banques européennes n’ayant aucun scrupule à investir dans des projets soi-disant « verts » [5], c’est-à-dire des mines à ciel ouvert, des barrages hydroélectriques et des parcs photovoltaïques, sans consultation préalable de la population. En 2015, on estimait que plus de 70 % du territoire national avait été octroyé en concessions minières [6].
Berta dédiait sa vie à stopper ce modèle destructeur. Au moment de la publication de cet article, les auteurs intellectuels du crime contre Berta – la famille Atala Zablah ainsi que la famille du gouvernement, identifiées par la famille Cáceres – n’ont toujours pas été jugés. Et dans mon cas, l’État n’a toujours pas détenu ni identifié les responsables des attaques, exposant ma famille au risque total.
Je dois dire sans détour que le coup d’État de 2009 a été perpétré par des forces multinationales, afin d’imposer un mode de production du capital basé sur l’extraction de minéraux et l’invasion de territoires ancestraux. Il s’agit d’un modèle d’exploitation de la main-d’œuvre dans de grands parcs industriels, un modèle qui impose des monocultures agro-industrielles et qui, en outre, permet qu’opèrent le crime organisé et la violence militaire et paramilitaire. Le Canada est complice de ce type d’entreprises qui opèrent dans un pays vulnérable, comme le Honduras. La mine d’Azacualpa à San Andrés, Copán, est en ce moment l’exemple le plus dévastateur des investissements canadiens au Honduras [7].
Émigration massive
Comme résultat de ce mélange de facteurs brutaux, le Honduras connaît en ce moment la cinquième vague d’émigration forcée la plus visible de son histoire, un exode que le Nord ne peut ignorer.
La première vague a été provoquée par la guerre imposée par les États-Unis contre les mouvements de libération du Guatemala, du Salvador et du Nicaragua entre 1979 et 1989, pendant laquelle le territoire hondurien a été utilisé pour entraîner et mobiliser les troupes qui épaulaient les interventions états-uniennes dans la région, et réprimer la dissidence sociale et politique au nom de l’anticommunisme. Des mines antipersonnel ont également été semées à la frontière sud-est du pays.
Dix ans plus tard, en 1998, l’ouragan Mitch a dévasté le Honduras et le Salvador, forçant plus de 300 000 personnes à quitter le pays. Vingt ans plus tard, l’ouragan du coup d’État de 2009, suivi de la fraude électorale en 2013 et 2017, a ruiné l’espoir d’un changement démocratique et a chassé des centaines de milliers de personnes au cours des deux dernières années.
Les causes de ces cinq vagues d’émigration forcée ont changé de visage, mais sont demeurées tout aussi douloureuses, tant à l’heure du départ qu’en route et à l’arrivée. Les paysan.ne.s de la première vague de migration, sur leur chemin jusqu’à la frontière du Mexique, puis aux États-Unis et au Canada, ont souffert en raison des mines antipersonnel posées à la frontière entre le Honduras et le Nicaragua par Elliot Abrams et ses acolytes; plus tard, des femmes au chômage, puis des professionnel.le.s de tout acabit, ont emprunté le même chemin, étranglé.e.s par la violence de la pauvreté; ce furent ensuite des milliers d’enfants non accompagné.e.s et, depuis avril 2018, des familles entières fuient le pays, cherchant à se mettre à l’abri. Elles fuient vers les pays qui sont à la source de leurs problèmes.
La situation aujourd’hui
Malgré l’appel de l’Organisation des États américains en faveur de la tenue d’un nouveau scrutin après les élections controversées de 2017 [8], les États-Unis ont immédiatement reconnu Juan Orlando Hernández, dont la corruption et les violations des droits humains sont flagrantes. Et le Canada a suivi cette logique américaine de reconnaissance d’un régime illégitime.
Dans ce contexte, les États-Unis et le Canada appuient un régime d’appauvrissement et de violence, un régime lié au crime organisé, tel que cela a été documenté par le pouvoir judiciaire américain lui-même, qui a ouvert des procès pour trafic de drogue à grande échelle contre le frère de l’usurpateur de la présidence hondurienne, M. Juan Antonio Hernández alias « Tony Hernández », reconnu coupable en octobre 2019 par la Cour du District sud de New York. L’ancien président Rafael Callejas et le fils de l’ancien président Porfirio Lobo sont en attente de jugement. Et la liste continue… On pourrait s’attendre à ce que des accusations soient portées contre Lobo lui-même et contre Juan Orlando Hernández.
Environ 75 % de la population hondurienne est appauvrie, sans revenu décent, sans terre, sans accès à l’éducation gratuite, sans eau potable, sans accès à la santé publique. C’est aujourd’hui le pays le plus inégalitaire d’Amérique latine. C’est pourquoi il y a des caravanes qui traversent le Mexique. C’est pourquoi ont eu lieu ces derniers mois de grandes manifestations à l’intérieur du pays pour exiger la démission de Juan Orlando Hernández, dont le nom a été mentionné à plusieurs reprises durant le procès contre son frère [9], en qualité de complice dans le narcotrafic à grande échelle.
Face à ces faits, ma décision en tant qu’exilé pour des raisons politiques est de dénoncer les voleurs de l’espoir collectif du peuple hondurien, qui nous ont contraints à partir – souvent de façon irrégulière et en prenant d’énormes risques – à destination de l’Europe, de l’Australie et de plusieurs pays des Amériques, dont le Canada, pays qui profitent tous d’une manière ou d’une autre des vulnérabilités exposées plus haut.
Dans ce contexte, nous ne pouvons souscrire à cette rhétorique raciste qui construit des murs et militarise les frontières, transformant un problème social et humain comme la migration forcée en problème de sécurité nationale, auquel on s’attaque en recourant à des armes de guerre et des fondamentalismes fascistes. Une rhétorique qui semble promouvoir la réélection de suprémacistes dans les gouvernements du Nord enrichi…
De plus, ceux et celles d’entre nous qui sommes venu.e.s d’ailleurs ne devons pas accepter, dans nos pays d’origine, le cynisme d’un discours officiel qui criminalise les migrant.e.s (et leurs allié.e.s et défenseur.e.s), tout en profitant de l’argent qu’ils et elles envoient à leurs proches. Ce sont huit milliards de dollars par an que rapportent au Honduras les envois de fonds de la diaspora, ce qui représente des avantages économiques pour le gouvernement et le secteur privé; ceux-ci se nourrissent de la souffrance d’hommes et de femmes qui, en grande majorité, sont sans papiers. Nous sommes confrontés à un capitalisme sauvage qui considère les gens comme un produit d’exportation. Un produit humain bon marché. Du pur esclavage.
Canada : partie du problème, partie de la solution
Si le Canada fait partie du problème, disons aujourd’hui qu’il doit faire partie de la solution. Premièrement, en ne reproduisant pas cette fausse sensiblerie médiatique qui occulte les causes de la vague migratoire actuelle et les motifs des manifestations populaires contre la dictature du crime organisé. Assez de manipulation sentimentale : rejetons ce récit qui met de l’avant des femmes et des enfants migrant.e.s pleurant, ou encore parlant d’une espérance éthérée, ce discours qui suscite de la sympathie, mais qui ne propose pas de changements et qui ne parle pas des causes de ces souffrances. Nous voulons plutôt que le Canada analyse les causes systémiques de cet exode dont il est en partie responsable. Nous ne voulons plus de larmes ou de messages d’espoir, nous voulons des actions concrètes et, pour cela, le Canada doit d’abord agir en cohérence avec ses obligations en matière de respect des droits humains.
Nous ne voulons pas non plus qu’Affaires mondiales Canada véhicule ici l’image trompeuse du Canada comme un pays qui respecte les droits humains en Amérique centrale alors que là-bas, il appuie la dictature hondurienne via sa rhétorique politique et idéologique, par des pressions nationales et internationales, de même qu’à travers des investissements dans les secteurs minier, immobilier, touristique et industriel. Ce double jeu est inacceptable.
Nous ne pouvons tolérer cette hypocrisie qui place la migration dans le domaine de la défense nationale ou de la sécurité intérieure et qui, en même temps, en profite et exploite la force de travail des migrant.e.s, faisant fi des conventions internationales en matière de travail.
« Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais »… Canada, c’est assez! Nous ne pouvons plus tolérer que le déguisement et la tromperie deviennent la norme de notre politique étrangère. Cela fait de nous des complices. Et nous ne voulons pas être complices. Les gens continueront de fuir leur foyer à la recherche d’une vie meilleure pour eux et leurs enfants. Le Canada doit les accueillir à bras ouverts.
Dans une lettre adressée au premier ministre Trudeau, le 20 décembre 2018, concernant la situation des migrant.e.s du Honduras et d’ailleurs en Amérique centrale, Serge Langlois de Développement et Paix fait les propositions suivantes : « À court terme, il est […] urgent que le gouvernement du Canada exerce son leadership dans la région, en collaborant avec ses homologues américains et mexicains pour assurer la protection des personnes migrantes qui en font la demande. Ensemble, ces alliés ne doivent tolérer aucune violation à la dignité ou aux droits des personnes migrantes tels que garantis par la Convention de Genève de 1951. […] Le Canada doit condamner les mesures politiques et économiques répressives qui affectent ces populations et défendre les fondements démocratiques et les droits fondamentaux qui permettent aux gens de vivre dans la dignité… » [10].
En tant que Hondurien, je souscris à ces propositions et j’ajoute que le Canada doit cesser d’appuyer la dictature hondurienne et ouvrir ses tribunaux nationaux comme espace de dénonciation pour les victimes des activités minières, agro-industrielles et touristiques au Honduras, afin d’offrir réparation aux victimes et fermer définitivement la porte à l’impunité qui humilie mon peuple.
Accompagner les caravanes
En conclusion, si nous voulons vraiment résoudre la crise migratoire causée par la violence du crime organisé qui contrôle l’État, nous devons identifier, dénoncer et changer les facteurs qui poussent des populations entières à l’exil. Pour ce faire, nous devons suivre les caravanes et, avec elles, faire le chemin vers le Nord, où les causes profondes de l’injustice sociale et de la violence systémique prennent racine. Nous devons aussi accompagner la lutte du peuple hondurien pour changer l’État, qui commence par l’expulsion des criminels qui usurpent les institutions gouvernementales. « Si les corrompus partent, nous rentrons », crient en chœur les migrant.e.s dans les caravanes. Et moi-même, je commencerais à préparer mon retour.
Encadré
Impunité et exclusion sociale au Honduras
Dans son rapport du 3 octobre 2019, la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a constaté l’existence d’une impunité structurelle au Honduras. En ce qui concerne les crimes contre la population en général, 9 crimes sur 10 restent impunis; en ce qui concerne les crimes contre les défenseur·e.s des droits humains, 97 % demeurent impunis. Dans le cas des crimes commis par des agents de l’État et des membres des forces de sécurité publique, l’impunité est quasi absolue. En somme, la police et l’armée agissent en toute impunité contre la population.
Au Honduras, la pauvreté touche plus de 70 % de la population. Plus de 100 000 par an fuient le Honduras, soit plus de 300 personnes par jour.
Photographie: courtoisie.
Traduction : Myriam Cloutier, avec la collaboration de Joëlle Gauvin-Racine
Notes
[1] Ce texte est le fruit d’une collaboration entre Caminando et le Journal des Alternatives. Il a également été publié dans l’édition de novembre 2019 du Journal des Alternatives : https://journal.alternatives.ca/Dix-ans-apres-le-coup-d-Etat-le-Honduras-force-a-migrer
[2] Reporters sans frontières (2016). « Honduras : le journaliste Félix Molina échappe miraculeusement à une tentative d’assassinat », 3 mai, en ligne : https://rsf.org/fr/actualites/honduras-le-journaliste-felix-molina-echappe-miraculeusement-une-tentative-dassassinat
[3] Rivero, Maria Isabel (2016). « Honduras, uno de los países más peligrosos para los defensores de derechos humanos – Advierten expertos ». OEA, 19 août, en ligne : http://www.oas.org/es/cidh/prensa/comunicados/2016/118.asp
[4] RFI (2019). « Honduras: asesinato de un periodista, el 79º desde 2001 », 1er septembre, en ligne : http://www.rfi.fr/es/americas/20190901-honduras-otro-asesinato-de-un-periodista-el-79-desde-2001
[5] Tiempo digital (2016). « Madre de Berta Cáceres envía carta a organismos que financiaron Agua Zarca », 22 octobre, en ligne : https://tiempo.hn/berta-caceres-agua-zarca/
[6] https://www.ocmal.org/honduras-mas-del-70-de-su-territorio-podria-estar-sujeto-a-concesion-de-la-actividad-minera/
[7] OXFAM (2017). Territorios en riesgo. Mineria, tierra y agua en Honduras, en ligne : https://cng-cdn.oxfam.org/honduras.oxfam.org/s3fs-public/file_attachments/Territorios%20en%20Riesgo%20-%20Miner%C3%ADa,%20tierra%20y%20agua%20en%20Honduras.pdf
[8] OEA (2017). « Comunicado de la Secretaría General de la OEA respecto a las recientes elecciones presidenciales en Honduras », 6 décembre, en ligne : https://www.oas.org/es/centro_noticias/comunicado_prensa.asp?sCodigo=C-090/17
[9] « Tony » Hernandez, frère du président du Honduras, a été reconnu coupable de trafic de cocaïne le 18 octobre 2019. En ligne : http://www.rfi.fr/ameriques/20191019-frere-president-honduras-reconnu-coupable-trafic-drogue-tony-hernandez
[10] Langlois, Serge (2018). Lettre à Justin Trudeau, Développement et Paix, 20 décembre, en ligne : https://www.devp.org/sites/www.devp.org/files/IMCE/files/articles/lettre_pmtrudeau_migrationcaravan-fr.pdf
Félix Molina
FÉLIX MOLINA est journaliste, fondateur de l’Association de médias communautaires du Honduras (Asociación de Medios Comunitarios de Honduras, AMCH), survivant de deux attaques à main armée le 2 mai 2016 à Tegucigalpa, la capitale du Honduras, conséquence de son travail critique et indépendant dans un des pays les plus dangereux au monde pour les travailleurs et travailleuses de la presse. Il a reçu le Prix Chavking a la Integridad Periodística Iberoamericana en 2012 pour avoir dirigé l’émission de radio Resistencias suite au coup d’État de 2009 et est actuellement reconnu comme personne protégée au Canada selon le Statut de l’Office du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugié.e.s.