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Frontière ce n’est pas juste un mot

Frontière ce n’est pas juste un mot

1

Frontière ça ne se dit pas, mais ça se sent : ligne imaginaire qui sépare
le passé du futur, l’enfance des promesses.

Limite entre « je fus » et « je serai », artifice moderne : policiers, chiens
dressés, caméras de surveillance, reconnaissance faciale
et murs couronnés d’épines de métal.

Frontière ça ne se dit pas, mais ça fait mal : division politique qui sépare
le « toi et moi » du « nous »

(En langue tojolabal, au Chiapas, il n’y a pas de différence entre
« je » et « nous », et les concepts « moi » et « mien » n’existent pas.
Ce n’est pas ce que je veux qui importe, mais bien ce dont Nous, comme communauté, avons besoin.)

S’en aller et voir partir ce n’est pas la même chose, un couteau
ne s’empoigne pas par le tranchant, l’absence
emplit la maison une journée avant les adieux.

Ceux qui restent voient leur vie
se fendre en deux, ils vivent entourés
de souvenirs et d’objets qui évoquent des souvenirs.

Ceux qui restent écoutent parfois les voix
de ceux qui ont migré, silence et abandon s’assoient à la table.
Tout a changé. La migration est sans retour.

Frontière ça ne se dit pas facilement, ça se conjugue : comme un verbe
ou une cage, qui sépare le « nous sommes » du « plus rien », les morts noyés
de ceux qui sont tombés sous les balles. Il n’y a pas de remède à la migration.

Frontière ça ne se dit pas, ça se franchit : tout n’est qu’imagination, épopée
et romantisme, sauf pour ceux qui ont marché ce chemin et ceux
qui en sont arrivés là. Il n’y a pas de solution à la migration.

(Une fillette demande à son père : « Papa, quand cesserons-nous d’être migrants? »
Et dans le ciel nocturne les étoiles brillent, magnifiques, indifférentes et silencieuses.)

Ils ont migré, les papillons, magie et battements d’ailes se sont transformés,
sous l’effet de l’hypnose, en rêve, puis en cauchemar : Cage-Amérique.
On a attaché leurs ailes avec de la broche (pour empêcher leur retour)
on les a persuadés qu’ils n’avaient rien du papillon, ni le vol de feu
ni le soleil intime

papillons
qui viennent et vont
qui vont et viennent
na
tu
rel
le
ment.

Nous franchissons d’autres limites : le papillon n’est plus papillon
il ne vole plus et se traine dans l’ombre et l’obscurité.

Papillon migrants, exilés, désormais sans ailes, mués
en d’autres animaux, rongeurs qui travaillent péniblement
au nom de l’Empire.

2

Notre langue vient du cœur, nous disons
ce que nous ressentons : tu nous manques, nous t’aimons,
nous te demandons de revenir vers ta terre. Nous t’attendons.

Appelle-nous si un jour tu reviens
ou s’ils te chassent, si un jour tu rentres de ton propre chef
ou déportée, si un jour tu reviens en vie
plutôt que morte.

Reviens vers ta terre avant qu’ils – oui, ce sont les mêmes –
aient abattu le dernier arbre, avant qu’ils aient contaminé
la dernière rivière et avant que tous les tiens
aient été assassinés.

Reviens avant que le rêve américain ne fasse de toi quelqu’un d’autre
sans âme, dénaturé, dénaturalisé, et avant que ses entreprises
ne détruisent notre maison ou envahissent ou pillent votre/notre terre.

Nous écoutes-tu? Nous as-tu oubliés?
Nous reconnais-tu encore?
Toujours…?

Frontière ce n’est pas un mot : c’est l’absence dans les deux sens, un vide,
un monstre à plusieurs têtes, hydre capitaliste : destin, anesthésie, fiction.

Frontière ce n’est pas un mot : c’est plutôt mensonges, peste, corruption, douleur
dans la douleur, c’est peur, viol, torture, désespoir, fièvre, crânes,
mépris, c’est pillage, racisme, honte infinie, membres amputés et cadavres, sous le soleil
du désert, de femmes, d’hommes, d’enfants qui jamais ne reverront leur Mère.

La migration est sans retour, ni remède, ni solution.

Nous devons démêler la trame migrante, lui faire fermer boutique,
postmigrer, rebrousser chemin, migrer à rebours, mettre nos propres limites,
défaire les nœuds, réparer les erreurs, nous décoloniser, reprendre notre vol,
rentrer à la maison, résister, nous réchapper.

(Dans le désert de Sonora, avant l’apparition des frontières,
les membres de la Nation Tohono O’odham allaient et venaient
pour visiter leur famille, ils migraient selon les saisons, quittant leurs foyers
dans les vallées pour retrouver la fraicheur de leurs abris dans les montagnes.
Ils affirment que le mot mur n’existe pas dans leur langue.)

Frontière c’est un dispositif de plus de la logique qui structure
les relations de domination, l’étape ultime qui normalise la fiction
néocoloniale : le Nord comme unique destination, comme unique destin
parce que nous, au Sud,
apparemment
nous ne sommes rien
ni personne.

Frontière ce n’est pas juste un mot. (C’est un voile qui endort et masque la vérité).
Frontière ce n’est pas juste un mur. (C’est une des armes de l’Empire qui détruit les autres « horizons de sens »). Frontière sera un mot
qu’un jour nous saurons à peine nommer.

 

 

Traduction : Pierre Bernier, avec la collaboration de Joëlle Gauvin-Racine

Arturo Moreno
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Arturo Moreno récupère fièrement ses origines autochtones, noires, de classe populaire, migrantes et chicanas. Son travail comprend la recherche, le journalisme, les politiques publiques, l’activisme et la photographie. Il a aussi œuvré à l’organisation de plusieurs événements. Ses écrits, outre la poésie, incluent des articles et rapports sur l’environnement et la migration forcée. Il a étudié en communications et journalisme à l’Université nationale autonome de Mexico (Universidad Nacional Autónoma de México), campus Aragón.