- Décris-moi une journée de confinement ?
« Sortir avec le masque… voir tous les gens avec un masque… rester à la maison. Ne pas pouvoir voir ta famille, te réunir avec ta famille, ne pas pouvoir fêter normalement les anniversaires et ne pas pouvoir se réunir avec les gens que tu aimes » [1].
Cette question, dont la réponse laisse paraître la perte de pouvoir des individu·e·s confiné·e·s, fait partie d’un court questionnaire communiqué à Laura Sterli, membre du Movimiento de los Trabajadores Excluidos (Mouvement des travailleurs exclus, MTE), qui m’a ensuite patiemment envoyé les enregistrements audio des recycleuses urbaines ayant accepté d’y répondre. Ces personnes, avec qui je travaillais dans le cadre d’une enquête ethnographique, font partie de l’économie populaire et vivent de la récupération informelle des déchets urbains. N’étant plus en Argentine depuis plusieurs mois, je les ai donc réinterrogées sur leurs situations afin d’en apprendre davantage sur ce qu’elles avaient vécu pendant et après le long confinement qu’a connu le pays.
Pandémie et précarisation
Au début du confinement, décrété nationalement le 16 mars 2020, certains entretiens prévus ont été annulés, tandis que d’autres de mes contacts ne voyaient pas d’inconvénient à maintenir nos rencontres hebdomadaires. Ils et elles étaient d’ailleurs contraint·e·s de poursuivre leur travail pour survivre. Selon le Registre national de quartiers populaires (RENABAP), la ville de Santa Fe compte près de 2 000 personnes vivant du recyclage parmi ses habitant·e·s [2]. Certain·e·s les nomment des cirujas [3], cartoneros·as [4] ou encore des carreros·as, s’ils ou elles utilisent la traction hippomobile. À la fin de la deuxième semaine de confinement, Pancho, un membre actif du MTE, me confie : « J’essaie d’aider les camarades, il y a une famine terrible à cause de la quarantaine » [5]. Les écoles fermées ne garantissent plus un repas par jour aux enfants des familles de l’économie populaire ; les comedores, ces lieux où toutes les personnes d’un quartier peuvent trouver un repas ou une collation sont fermés, et à moins d’obtenir une autorisation, il est interdit de sortir dans la rue.
« On nous dit que ce n’est pas hygiénique et nous, on est habitué·e·s de travailler avec ce qui n’est pas hygiénique, parce qu’on peut se couper avec un couteau, se piquer avec une seringue ou se couper avec du verre », raconte Matías Capoblanco, référent du MTE d’un quartier de Buenos Aires [6]. Le travail des cartoneros·as interroge les limites du « propre » et du « sale » et contribue à la stigmatisation des populations concernées, alors qu’en dire dans un monde contaminé par une nouvelle maladie ? Quels effets cela a-t-il sur le statut de ces travailleurs·euses ? Plus particulièrement, comment les femmes sont-elles touchées par cette crise économique et sanitaire ? Et enfin, que sont devenus les projets visant à revaloriser le travail des cirujas ?
Recycleurs·euses urbain·e·s et stigmatisation
« Dans de nombreuses villes du monde, le contact avec le déchet, a fortiori quand il permet d’assurer la subsistance de l’individu, est « mal vu » et particulièrement déprécié » [7]. Les rapports étroits qu’entretiennent les recycleurs·euses urbain·e·s avec les déchets, tant dans leur travail que dans leur vie quotidienne, les placent en marge de la société. Ils et elles vivent dans des quartiers où s’accumulent des microdéchetteries quand leur maison ne côtoie pas tout simplement la déchetterie officielle de la ville. Il leur est également reproché d’être en contact avec des animaux nuisibles et transmetteurs de maladies. Nous sommes face à une population qui serait contaminée à la fois par sa proximité aux animaux — « ontologiquement contaminée » [8] — et par ses contacts avec les déchets. Ceux et celles qui participent de manière informelle [9] au nettoyage des villes sont d’ailleurs dénommé·e·s los sucios·as (sales, malpropres), las cucarachas (cafards) et los negros·as (Noir·e·s) de l’Argentine. « Certain·e·s te traitent mal seulement parce que tu vis des poubelles », explique une recycleuse urbaine. « Ils t’insultent, te traient de « negros·as de mierda » (Noir·e·s de merde)… », ajoute une autre, « et abîment ou cassent les sacs de poubelle pour éviter que ce soit facile ou même possible de récupérer les ordures »[10]. À Santa Fe, les premiers cas confirmés de coronavirus médiatisés se situent dans la villa de Las Lomas et affectent la communauté Quom [11]. Au temps du confinement, les populations habitant les villas et, subsistant grâce aux déchets, sont d’autant plus accusées de transporter le virus, de poursuivre leurs activités et des idées préconçues sur leur hygiène. Dans ce contexte, ces hommes et ces femmes sont d’autant plus vulnérables et stigmatisé·e·s. Les réactions de la municipalité et de la province ne se font pas attendre : la communauté est mise en quarantaine par la police et l’armée.
Tandis que l’État barricade à force de police et d’armée la périphérie des villes où ont le malheur d’apparaître des cas de coronavirus, il contamine la population de sa propre peur des habitant·e·s des bidonvilles. Pourtant, « au bout d’un moment, tout le monde connaissait quelqu’un qui avait eu le coronavirus ». Dans ces conditions, il devient plus difficile d’accuser des populations ciblées de propager le virus [12].
Revaloriser le travail des recycleurs·euses urbain·e·s
En janvier 2020, la municipalité lance un projet innovateur : intégrer le développement durable et le recyclage dans les axes centraux de sa politique environnementale, qui seraient promus par les recycleurs·euses urbain·e·s. La mairie demande au MTE d’informer la société et de trouver parmi ses membres des recycleurs·euses urbain·e·s prêt·e·s à participer bénévolement à cette sensibilisation. La réponse du syndicat ne se fait pas attendre ; il faudra que les cirujas et cartoneros·as participant·e·s soient rémunéré·e·s. En attendant les subventions de la municipalité, le MTE offre des formations avec les moyens du bord aux agentes de sensibilisation environnementale (promotoras ambientales), soit des femmes issues de l’économie populaire. Pendant deux mois, ces femmes se sont réunies hebdomadairement afin de partager leurs savoirs sur les manières de recycler, en évoquant au détour des enjeux liés au sexisme quotidien, à la charge mentale et aux violences de genre qu’elles subissent. Leur entrée dans le métier de ciruja ou cartonera n’a pas toujours été sans heurts, mais de nombreuses femmes les rejoindront dans les mois à venir.
La volonté de former en priorité des femmes n’est pas anodine ; elles sont les plus touchées par la précarité et donc nombreuses à remplir les rangs des recycleuses urbaines. Laura Sterli explique dans une entrevue que « les femmes cartoneras sont celles qui, [en plus du travail domestique] prennent plus souvent en charge le tri et le nettoyage du matériel recyclé, soit des tâches réalisées dans les maisons » [13]. C’est à elles qu’incombe d’expliquer aux enfants la situation pendant le confinement et de faire en sorte que leur famille ait au moins un repas par jour [14]. Beaucoup vivent avec un compagnon et quatre à cinq enfants dans des petites maisons, souvent sans eau courante ni électricité. Certaines reçoivent le Revenu d’urgence pour les familles (Ingreso Familiar de Emergencia, IFE), une aide d’un montant de 10 000 pesos argentins [15] qui s’avère insuffisante pour les familles nombreuses.
Les habitant·e·s des villas entretiennent souvent des relations économiques complexes d’échanges de services, de dons et de contre dons. Les relations avec les voisins sont donc indispensables. Dans cet environnement, beaucoup ne sont pas en mesure de mettre en pratique la « distanciation sociale » imposée par les normes sanitaires [16]. Les femmes sont les agentes principales de ces relations puisqu’elles s’occupent notamment de la communauté et des distributions de repas [17]. Elles prennent alors plus de risques durant la pandémie.
Ajoutons que beaucoup de femmes se retrouvent enfermées avec un compagnon violent durant le confinement. On ne l’a pas assez dit : « il n’y a pas que le virus qui tue ». En Argentine, on dénombre 97 féminicides durant le confinement, soit entre mars et août 2020 [18].
Des projets qui n’aboutissent pas, doit-on accuser le confinement ?
Après 3 mois de confinement à Santa Fe, on constate une accentuation des inégalités économiques ainsi qu’une hausse du nombre de travailleurs·euses informel·le·s. Finalement, les choix de la mairie concernant les agent·e·s de sensibilisation environnementale ne sont pas ceux prévus. La municipalité prend la décision de s’associer avec une seule organisation populaire Dignidad y Vida Sana (Dignité et vie saine) et fait appel aux employé·e·s de la déchetterie pour effectuer le travail des cartoneros·as. Cela précarise d’autant plus ces travailleurs·euses de l’économie populaire et provoque des dissensions au sein des employé·e·s de Dignidad y Vida Sana, qui refusent de faire cette activité stigmatisée. Le projet municipal se modifie ; la volonté de partir du savoir des recycleurs·euses urbain·e·s disparaît au profit d’une distribution de dépliants « promotion du tri » faite par des bénévoles de la mairie [19].
En réaction aux choix municipaux, le MTE poursuit le projet des agentes de sensibilisation environnementale en payant les femmes participantes et en créant une coopérative mêlant sensibilisation au recyclage et vente des produits récupérés et revalorisés.
Le confinement mis en place par le gouvernement pour protéger la population n’épargne pas de la maladie ou de la précarité de ces hommes et ces femmes dont les activités économiques sont étroitement liées à leur survie. En revanche, il engendre une plus grande stigmatisation de leur mode de vie et de leur travail auxquels les instances locales, telles que la mairie, ne semblent pas prêtes à remédier.
Photos:
Image 1: Atelier avec les promotrices écologiques, Santa Fe. Crédit : Laura Sterli, 2020
Image 2: Distribution de repas pour les familles de l’économie informelle pendant le confinement, par des membres du MTE, principalement des femmes. Crédit : Laura Sterli, 2020
Notes
[1] Questionnaire de Jafa, recycleuse urbaine, octobre 2020. Pour des raisons de confidentialité certains prénoms ont été changés. Tous les entretiens et questionnaires ont été faits en espagnol, ici ils sont traduits en français par l’auteure.
[2] Porta, Julia (2020). « Tabajadores de la basura en cuarentana : exclusión y riesgo », Periódicas, 29 avril, en ligne : https://periodicas.com.ar/2020/04/29/la-problematica-de-trabajadores-de-la-basura-en-cuarentena/
[3] Ciruja : Le terme est dérivé du mot « cirujano », le chirurgien, et avait pour premier usage de se moquer de ces « chirurgien·ne·s de la ville », qui ramassent avec une minutie presque médicale les déchets de la ville. Aujourd’hui, il désigne les personnes récupérant tous types de résidus urbains pour les utiliser, les manger ou les revendre.
[4] Cartonero : Le terme est dérivé du mot « carton », « Ceux·celles qui ramassent les cartons ». Personnes qui se spécialisent dans la récupération de cartons qu’ils et elles revendent.
[5] Entretien avec Pancho, 30 mars 2020.
[6] El 1 Digital (2020). « Movimiento de Trabajadores Excluidos :cuando la necesidad pesa más que la cuarentana », 19 mai, en ligne : http://www.el1digital.com.ar/articulo/view/91656/movimiento-de-trabajadores-excluidos-cuando-la-necesidad-pesa-mas-que-la-cuarentena
[7] Guitard, Emilie (2015). « « C’est pas le déchet, c’est le diamant » ». Pratiques de récupération et gestion publique des déchets à Garoua et Maroua (Cameroun) », dans Cirelli, Claudia et Florin, Bénédicte (dir.), Société Urbaines et déchets :Éclairages internatinaux (p. 59-85). Tours :Presse universitaire François-Rabelais.
[8] Carman, Maria (2011). Las trampas de la naturaleza, medio ambiente y segregación en Buenos Aires. Buenos Aires : Ed Clasco.
[9] Non reconnu·e·s et rémunéré·e·s par la ville.
[10] Entretiens avec deux recycleuses urbaines, 18 février 2020
[11] El litoral (2020). « Confirman un caso de coronavirus en la comunidad Quom », 26 mars, en ligne : https://www.ellitoral.com/index.php/id_um/231793-confirman-un-caso-de-coronavirus-en-la-comunidad-quom-una-mujer-que-viajo-a-chaco-salud.html
[12] Entretien avec Walter, 19 octobre 2020
[13] Porta, Julia, Op. cit.
[14] Questionnaire de Lula, recycleuse urbaine, octobre 2020
[15] Argentina.gob (2020). « Consultar fecha, lugar y medio de cobro del IFE », en ligne : https://www.argentina.gob.ar/consultar-fecha-lugar-y-medio-de-cobro-del-ife (page consultée en octobre 2020)[16] Entretien avec Walter, 19 octobre 2020
[17] Questionnaire de Jafa, recycleuse urbaine, octobre 2020
[18] Guillé, Marina (2020). « Argentina registra 97 feminicidios durante la cuarentana », Efeminista, 3 août, en ligne : https://www.efeminista.com/argentina-97-feminicidios-cuarentena/
[19] Entretien avec Daniela, 30 août 2020.