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« A gente combinamos de não morrer » : résistances autochtones en temps de pandémie dans l’État du Ceará, au Brésil

En mars 2020, lorsque l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré que le nouveau coronavirus était officiellement passé au stade de pandémie, le gouvernement fédéral brésilien a soutenu un discours négationniste sur la gravité de la pandémie [1], mais chaque État a tout de même instauré ses propres mesures pour combattre la propagation du virus.

Le premier cas parmi les Autochtones du pays a été recensé début avril. Il s’agissait d’une jeune fille du peuple Kokama, dans l’État d’Amazonas, qu’on soupçonne avoir été contaminée par un médecin de la ville. Dans le Ceará, un État de la région du Nordeste, la Fédération des peuples et organisations autochtones du Ceará (FEPOINCE) avait compilé, en date du 21 octobre 2020, 877 cas confirmés de COVID-19 et 7 décès parmi les Autochtones [2].

Un bref portrait des soins de santé autochtones au Brésil

Le dernier recensement démographique, réalisé en 2010 par l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE), a révélé que près de 900 000 personnes se déclaraient Autochtones au Brésil. De ce nombre, 57,7 % habitaient sur des territoires autochtones officiellement reconnus et 36,2 % résidaient dans les centres urbains. Le recensement indiquait par ailleurs l’existence de 305 peuples différents, ce qui fait du Brésil un des pays dont la sociodiversité est la plus importante au monde [3].

La loi nº 9.836/99 a institué le « Sous-système des soins de santé des peuples autochtones », le reliant au Système unique de santé publique (SUS). Elle a également instauré 34 Districts sanitaires spéciaux autochtones (DSEI), qui fonctionnent de manière autonome, au sein du SESAI. L’idée derrière toutes ces structures est de garantir une politique de santé différenciée et spécifique pour les peuples autochtones du Brésil, dans l’espoir d’offrir des soins qui prennent adéquatement en compte leur diversité et les enjeux démographiques et géographiques qui les touchent.

Cependant, la gestion de la pandémie a révélé des problèmes criants, à savoir que « la grande majorité des Autochtones vivant en contexte urbain ne sont pas pris en compte par les DSEI » [4].

Réponses et actions des mouvements autochtones au niveau fédéral

Suite à l’arrivée du coronavirus, les peuples autochtones ont interpellé le gouvernement fédéral quant à son incapacité à gérer la crise sanitaire. Cette incapacité s’est reflétée entre autres par la sous-notification du SESAI, dont les données rapportées ne correspondaient pas à la réalité de l’incidence de la maladie au sein de la population autochtone vivant en milieu urbain ou dans les villages éloignés.

Le coronavirus représente un grand risque pour les différentes nations autochtones du Brésil qui, en raison de conditions sociales, géographiques et politiques, sont particulièrement vulnérables. Outre le grand nombre de décès parmi ces populations, plusieurs craignaient que le virus affecte particulièrement les Autochtones aîné·e·s, considéré·e·s comme les gardien·ne·s de la mémoire, de la science et du savoir traditionnels. L’Articulation des peuples autochtones du Brésil (APIB) a alors adopté une série d’actions afin de remettre en question les politiques publiques de gestion de la pandémie. Parmi ces actions :

  1. La recherche et la diffusion de données sur les impacts de la COVID-19 sur les peuples autochtones via le site Internet : https://emergenciaindigena.apiboficial.org/ ;
  2. L’acheminement de plaintes sur la réponse du gouvernement face à la pandémie à différents organes du système judiciaire, en particulier au Ministère public fédéral (MFP) et à la Commission interaméricaine des droits humains ;
  3. La mobilisation d’un important réseau d’entraide incluant des ONG, des universités et des écoles de santé publique pour produire des données et organiser des actions de plaidoyer ;
  4. Le dépôt d’une Action pour le non-respect d’un précepte fondamental (ADPF) auprès du Tribunal fédéral suprême (STF).

 

Il est important de souligner que c’est la première fois qu’un mouvement autochtone, représenté par un avocat autochtone est l’auteur d’un recours auprès du Tribunal fédéral suprême (STF). Les peuples autochtones ont plaidé pour la création de barrières sanitaires, le retrait des envahisseurs de leurs territoires ancestraux, l’accès pour tous et toutes les Autochtones au Sous-système des soins de santé des peuples autochtones, ainsi que pour l’élaboration d’un plan pour contrer et surveiller la propagation de la COVID-19 au sein de leurs populations.

Malgré la victoire du mouvement autochtone, c’est à dire l’injonction préliminaire du STF, qui a reconnu la nécessité pour l’État brésilien d’adopter une série de mesures revendiquées par les peuples autochtones, la pandémie continue à progresser rapidement. Selon les données mises à jour le 23 octobre 2020 par l’APIB, la COVID-19 a touché 37 653 Autochtones issu·e·s de 158 peuples et fait 862 victimes fatales [5]. Pour la même période, le SESAI a comptabilisé 31 761 cas confirmés de COVID-19 et seulement 470 décès [6].

La résistance des peuples autochtones de l’État du Ceará

Selon les données de la FEPOINCE, l’État du Ceará regroupe environ 36 000 Autochtones appartenant à 15 peuples répartis dans 20 municipalités. Cependant, seule la Terre autochtone Córrego João Pereira, traditionnellement occupée par le peuple Tremembé, est entièrement démarquée, et ceci depuis les années 1990. Il est important de souligner que les processus de régularisation des terres autochtones au Brésil sont extrêmement lents, que ce soit en raison de la complexité bureaucratique ou des conflits avec de puissants groupes économiques et politiques. On peut citer en exemple le cas de la terre autochtone Tapeba, à Caucaia, pour laquelle les tractations initiées en 1985 n’ont toujours pas abouti.

Le chevauchement d’anciennes et de nouvelles conditions de vulnérabilité est venu précariser davantage la situation des groupes autochtones qui attendent depuis des décennies la régularisation de leurs terres dans le Ceará. Comme nous le verrons, le gouvernement fédéral et les mouvements autochtones ont pris des positions opposées quant à ce contexte d’injustice. Ainsi, c’est la FEPOINCE (et non le gouvernement) qui a mené les actions de lutte contre la pandémie, en tant que plus haute instance d’organisation politique des différents peuples autochtones de l’État du Ceará. Au niveau national, elle est représentée par l’APIB.

Au Ceará, le premier cas d’infection par le nouveau coronavirus dans la population autochtone a été recensé par le SESAI le 20 avril. Le 29 mai, l’État décomptait déjà 120 cas confirmés et deux décès. Face à l’évolution rapide de la maladie, au sein de leur population, les peuples autochtones de l’État comme du pays ont observé la différence entre les données divulguées par le DSEI du Ceará et celles relevées par les villages autochtones. Dès le mois d’avril, la FEPOINCE a donc décidé d’interpeller le ministère public de l’État quant au fait que le DSEI ne garantissait pas une réponse adéquate à la pandémie.

Le 3 juin 2020, le ministère public fédéral a publié un document [7] dans lequel il recommandait au directeur du DSEI du Ceará d’adopter une série de mesures, notamment la nécessité de surveiller les cas dans les villages, l’acquisition et la distribution de tests rapides sur les terres autochtones, ainsi que la distribution d’équipement de protection et de matériel d’hygiène. À ce moment, l’État du Ceará concentrait à lui seul 10 % des cas de COVID-19 parmi la population autochtone du Brésil, avec un taux d’incidence deux fois supérieur à la moyenne de l’ensemble de la population brésilienne, qui s’élevait à 249 cas pour 100 000 habitant·e·s.

À partir du 15 juin, en raison du manque de fiabilité des informations produites par les agences gouvernementales, la FEPOINCE a commencé à compiler et à diffuser, de façon indépendante, les données sur les cas de contamination et les décès liés à la COVID-19 parmi les Autochtones du Ceará.

Vers la fin juillet 2020, le nombre d’Autochtones touché·e·s par le virus dépassait déjà les 300, dont 4 décès, selon le bulletin hebdomadaire de la FEPOINCE. Devant l’avancée de la pandémie et l’absence de politiques publiques efficaces pour soulager la situation de précarité alimentaire, économique et sanitaire des populations autochtones, la Fédération a lancé une campagne de collecte de fonds. Selon un document de cette campagne :

« Il faut souligner qu’à ce jour, il n’existe aucune politique publique pour soutenir les peuples autochtones en situation de vulnérabilité face à cette pandémie, ce qui nous conduit à solliciter le soutien de la société. Les dons collectés seront répartis parmi les populations autochtones du Ceará ».

Mise à part cette campagne, la FEPOINCE a coordonné une série d’actions :

  1. installer des barrières sanitaires au sein des populations autochtones ;
  2. préparer des rapports et des bulletins pour suivre l’évolution de la COVID-19 sur les terres autochtones, divulgués sur le site Internet : fepoince.org ;
  3. porter des plaintes auprès des ministères publics d’État régional et fédéral ;
  4. organiser des réunions, des conférences, des entrevues et des événements virtuels en direct pour partager des informations ;
  5. confectionner des banderoles informatives et louer des voitures sonores pour véhiculer des messages de conscientisation sur le contrôle de la pandémie dans différents villages autochtones de l’État.

 

Toutes ces actions ont contribué à éviter une recrudescence de la propagation de la COVID-19 parmi les peuples autochtones.

Grâce à ces actions collectives, la FEPOINCE a rendu visible le contraste entre le discours gouvernemental et celui des mouvements sociaux quant à la gravité de la crise, en exposant la situation de vulnérabilité alimentaire et sanitaire des peuples autochtones du Ceará, par la voie de médias locaux, régionaux et nationaux. La mobilisation de nombreux acteurs sociaux non autochtones a transformé la faible réponse étatique à la pandémie en un problème public, c’est-à-dire en une situation sensible et perceptible par différents secteurs de la société [8].

Considérations finales

Cet article visait à développer une réflexion à partir de l’agentivité des peuples autochtones pendant la pandémie de COVID-19 dans l’État du Ceará, en se focalisant sur les actions menées par la FEPOINCE, qui reflètent celles menées au niveau national par l’APIB. Ainsi, on peut observer qu’en réponse tant aux actions qu’aux omissions du gouvernement fédéral, les peuples autochtones du Brésil et du Ceará se sont organisés pour défendre leur droit d’exister. Ils ont pour cela développé des politiques qui leur sont propres, et qui garantissent leur autonomie, leur sécurité alimentaire, leur vie.

Même en contexte de pandémie, le gouvernement fédéral a continué à instituer une politique « de guerre » contre les peuples autochtones, au moyen de son agence étatique dédiée à la protection et la promotion de leurs droits, la Fondation nationale de l’indien (FUNAI). En avril 2020, en pleine pandémie, la FUNAI a modifié un acte administratif qui empêchait la régularisation des terres occupées par des personnes non autochtones dans les territoires autochtones en processus de démarcation. Ainsi, depuis ce changement, toute personne intéressée peut se déclarer propriétaire d’une partie d’un territoire autochtone dont le processus de démarcation est toujours en cours. En plus de cette attaque à la protection institutionnelle de leurs territoires [9], le gouvernement accuse les peuples autochtones d’être responsables de la déforestation et des incendies survenus sur leurs propres terres [10].

Comme si ce n’était pas suffisant, lorsque que l’APIB a eu recours aux instances internationales des droits humains pour dénoncer les pratiques violentes du pouvoir institué au Brésil, le gouvernement a accusé les dirigeant·e·s autochtones de commettre un crime de lèse-patrie [11]. En réalité, c’est l’État lui-même qui expose les Autochtones à une mort lente en ne respectant pas les lois qui protègent leurs vies et leurs territoires, et en agissant en même temps de connivence avec ceux qui violent réellement les lois et les droits. Au cœur de ce processus, on retrouve une rationalité qui classe les groupes entre ceux et celles dont la vie mérite la protection de l’État, et ceux et celles dont la vie est dispensable dans le cadre de l’exercice du pouvoir. Pour citer Achille Mbembe [12] : « Dans ce cas, la souveraineté est la capacité de définir qui est important et qui ne l’est pas, qui est « jetable » et qui ne l’est pas ». C’est ce que l’auteur a appelé la nécropolitique.

Entre la vie et la maladie ou la mort, les peuples autochtones n’ont pas suivi le chemin de la résignation ou du fatalisme. Au contraire, ils ont organisé des actions collectives qui permettent même de mettre à mal les pouvoirs en place, transformant le deuil en lutte.

 

Photographie: L’avocat autochtone Luís Henrique Eloy pendant l’audience devant la Commission interaméricaine des droits humains sur les agissements de l’État brésilien dans le contexte de la pandémie. Source : https://apiboficial.org/2020/10/02/apib-denuncia-a-comissao-interamericana-de-direitos-humanos-violacoes-de-direitos-durante-a-pandemia/

 

Luciana Nogueira Nóbrega Traduction par Caroline Hugny avec la collaboration de Rosa Peralta.

 


Notes: 

[1] BBC News Brasil (2020). « Relembre frases de Bolsonaro sobre a covid-19 », 7 juillet, en ligne : https://www.bbc.com/portuguese/brasil-53327880
[2] Federação dos povos e organizações indígenas do Ceará – FEPOINCE (2020). « Mapa, evolução e indicatores da Covid-19 nos territórios indígenas cearenses », 21 octobre, en ligne : https://www.fepoince.org/boletim-21-10-2020
[3] Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística – IBGE (2012). « Os indígenas no Censo Demográfico 2010 : primeiras considerações com base no quesito cor ou raça », en ligne : https://www.ibge.gov.br/indigenas/indigena_censo2010.pdf
[4] Roberto De Paula, Luís et Rosalen, Juliana (2020). « Uma visualização da pandemia da COVID-19 entre povos indígenas no Brasil a partir dos boletins epidemiológicos da Sesai (período 01.04.20 a 29.05.2020) », 29 mai, en ligne : http://www.aba.abant.org.br/files/20200601_5ed561c92875e.pdf
[5] L’APIB (2020). « Indigenous Emergency », en ligne : https://emergenciaindigena.apiboficial.org/
dados_covid19/
 (page consultée en octobre 2020).
[6] Ministério da Saude da Brasil (2020). « Coronavírus (Covid-19) », en ligne : https://saudeindigena.saude.gov.br/corona (page consultée en octobre 2020).
[7] Conselho Nacional de Saúde – CNS (2020). « Recomendação nº 024/2020 », 20 avril, en ligne : http://conselho.saude.gov.br/recomendacoes-cns/1127-recomendacao-n-024-de-20-de-abril-de-2020
[8] Gusfield, Joseph R. (1981). The culture of public problems : drinking-driving and the symbolic order. Chicago : The University of Chicago Press.
[9] Brasil, Ministério da Justiça e Segurança Pública, Fundaçao Nacional de Índio (2020). « Instrução Normativa nº 9 », 16 avril, en ligne : https://www.in.gov.br/web/dou/-/instrucao-normativa-n-9-de-16-de-abril-de-2020-253343033
[10] Veja (2020). « Matheus Leitão », en ligne : https://veja.abril.com.br/blog/matheus-leitao/bolsonaro-leva-ao-mundo-versao-falsa-sobre-origem-das-queimadas/(page consultée en octobre 2020).
[11] L’APIB (2020). Nota Pública : A Omissão Lesa a Pátria, 18 septembre, en ligne : https://apiboficial.org/2020/09/18/nota-publica-a-omissao-lesa-a-patria/. Leitão, Matheus (2020). « Comunidade indígena reage após ataques de general Heleno contra Apib », Veja, 23 septembre, en ligne : https://veja.abril.com.br/blog/matheus-leitao/comunidade-indigena-reage-apos-ataques-de-general-heleno-contra-apib/
[12] Mbembre, Achille (2016). « Necropolítica », Arte e ensaios, no. 32, p. 123-151.

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