C’est en tant que personne impliquée dans le collectif de solidarité avec Mamadou Konaté qu’on m’a invitée à partager quelques mots sur la mobilisation autour de sa situation. Travailleur en Centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), Mamadou a été détenu à Montréal par les services d’immigration canadiens le 16 septembre dernier et est aujourd’hui menacé de déportation.
Son cas symbolique reflète la situation de milliers de personnes à statut précaire vivant au Canada, parfois depuis plusieurs années. Après avoir vu ses demandes de statut refusées, Mamadou a dû travailler et vivre dans l’ombre, mettant à risque sa santé, en acceptant de faire de l’entretien ménager dans les CHSLD dès les débuts de la pandémie, en mars 2020. Il a été atteint de la COVID en avril, et une fois guéri, il est retourné y travailler, jusqu’au 16 septembre. Ce jour-là, fatigué de vivre dans l’ombre et de subir les effets du stress engendré par un avis d’expulsion en son nom, il s’est présenté aux bureaux des services d’immigration avec son avocat afin de tenter de faire régulariser sa situation.
Cette visite lui aura coûté six semaines de détention au Centre de prévention de l’immigration (CPI) de Laval, dont deux en isolement total, et ce, en pleine crise sanitaire. Compte tenu de l’impossibilité pour le service d’immigration de procéder à la déportation de notre ami Mamadou dû aux difficultés de se déplacer à l’international, ce dernier a été libéré en échange d’une caution élevée et de nombreuses conditions, dont celle de ne pas travailler et de se rapporter de manière hebdomadaire auprès des services d’immigration.
Une injustice après l’autre
Depuis son arrivée au Canada en 2016, Mamadou n’a eu droit qu’à la détention en guise de reconnaissance pour son travail et tous ses efforts, et ce, malgré un solide dossier de demande de résidence pour raisons humanitaires appuyé par des démarches répétées pour faire régulariser son statut.
Comme tant d’autres personnes sans statut, Mamadou a travaillé dans cet univers parallèle qu’est le travail non déclaré, contribuant à faire fonctionner notre économie et notre système public pendant que la pandémie faisait rage. Dans les CHSLD, Mamadou travaillait dans les zones dites « chaudes », sur ces étages où s’entassaient les personnes âgées atteintes de la COVID-19, livrées à elles-mêmes et au peu de personnel restant sur les étages. Il a fait partie de ce groupe de travailleuses et travailleurs sans statut qui ont non seulement assuré les conditions de propreté et d’hygiène des CHSLD pendant les moments les plus forts de la pandémie, mais qui ont également socialisé avec les personnes âgées y résidant et qui les ont diverties alors que personne ne pouvait aller les visiter. « Sur les étages « chauds », la majorité des personnes qui travaillent sont des personnes sans statut, des latinos, des Africains et des Haïtiens », racontait Mamadou. Dans le cadre de cet emploi, Mamadou, comme plusieurs autres travailleurs et travailleuses migrant·e·s à statut précaire, a contracté la COVID sans avoir le droit à aucune prestation d’urgence, ni aucun soutien pour payer son loyer et ses factures, pendant les longues semaines de quarantaine, en attendant sa guérison.
« Ange gardien » aujourd’hui, « déportable » demain
Il est triste de constater qu’on se réjouit presque que sa situation précaire l’ait forcé à devoir travailler dans un CHSLD où il a constaté l’ampleur de l’effritement du système public de santé. Sans ce dernier poste de travail occupé jusqu’à sa détention, il n’aurait probablement pas attiré l’attention d’autant de personnes et de médias dans les derniers mois : son cas n’aurait été qu’une détention parmi tant d’autres détentions injustifiées de personnes migrantes sans statut. Le gouvernement a multiplié les déclarations sur les « anges gardiens », sur les travailleurs et travailleuses soi-disant « essentiels », et s’est dit « scandalisé » par le travail sous la table dans les CHSLD. Pourtant, le gouvernement voulait que l’économie continue de fonctionner pendant que la plupart étaient confinés en télétravail ou recevaient la prestation gouvernementale d’urgence. Ce ne furent pas des « gens d’ici » qui acceptèrent de s’entasser à plusieurs dans des fourgonnettes ou des autobus pour se rendre à l’usine de transformation, aux champs ou dans les abattoirs, alors que les mesures sanitaires nous dictaient de maintenir une distance de deux mètres et de ne voir personne. Je me souviens des paroles d’un camarade du comité Statut pour les Guinéens [1] lors d’un rassemblement durant la première vague de la pandémie, lorsqu’il parlait d’esclavage moderne et qu’il dénonçait le fait que le gouvernement soit capable d’octroyer des permis de travail qu’il renouvelle année après année, sans toutefois daigner donner un statut à ces personnes qui travaillent d’arrache-pied. « Il faut travailler, travailler », disait-il, « sans avoir le temps de penser, sans sécurité ».
D’après le gouvernement, seuls les « anges gardiens » qui ont donné directement des soins sont « essentiels ». Mais comme l’a si bien dit l’ancienne juge à la Cour suprême et ancienne représentante spéciale pour les migrations du Secrétaire général des Nations Unies, Louise Harbour, « Pourquoi faudrait-il tracer la ligne ? Parce que c’est plus sympathique des gens qui ont été préposé·e·s aux bénéficiaires que des gens qui lavaient les planchers ou qui travaillaient dans des abattoirs pour que l’on puisse manger ? »[2] Nous considérons que, lorsque Mamadou coupait les buissons et mauvaises herbes autour des pylônes d’Hydro-Québec en pleine forêt, dans le nord de la province, il était aussi essentiel. Quand il travaillait dans une usine de tri de recyclage à -40 degrés Celsius à l’extérieur, il était aussi essentiel. Ceux et celles qui travaillent à la file dans les entrepôts, dans les champs, dans les usines ou dans les maisons et dans les tours de bureaux à faire de l’entretien ménager sont aussi essentiels, tout comme ces personnes à statut précaire qui ne peuvent pas travailler et qui survivent dans des conditions inacceptables, sans accès au système de santé publique ni à aucun filet social. Tout le monde est essentiel. Les impacts de cette profonde précarité liée à l’absence de statut migratoire se font ressentir de manière encore plus forte depuis le début de la pandémie, particulièrement chez les nombreuses femmes sans statut, comme le dénoncent de façon persistante les collectifs de femmes migrantes et sans statut. Cette absence de reconnaissance de la part de l’État ouvre la porte à toutes sortes d’abus et d’exploitation de la part des employeurs.
Une mobilisation essentielle
Dans le cadre de la mobilisation pour empêcher la déportation de Mamadou, nous dénonçons également ce système oppressif qui établit des catégories de citoyens et citoyennes, dans lequel on utilise le travail de personnes sans statut jusqu’à ce qu’on détermine que celles-ci sont jetables, remplaçables par des bonifications pour séduire et embaucher des étudiant·e·s qui accepteront de les remplacer. Nous vivons dans une société qui carbure sur le travail mal-rémunéré et précaire de milliers de personnes migrantes, nous ne pourrions pas manger si ce n’était des travailleurs·euses sans statut et des travailleurs·euses temporaires qui travaillent dans nos champs chaque été ou dans les abattoirs et dans les entrepôts pour assurer l’approvisionnement en nourriture des grandes villes canadiennes.
Depuis la détention de Mamadou le 16 septembre dernier, nous avons pu compter sur le soutien et sur l’expérience de groupes et de personnes qui se mobilisent depuis des années pour défendre les droits des personnes migrantes et à statut précaire, comme Solidarité sans frontière (SSF) [3] et le Centre de travailleuses et travailleurs immigrant·e·s (CTI) [4], parmi d’autres collectifs et organisations mobilisées. Des personnes sans statut nous ont épaulé·e·s, encouragé·e·s, ont participé aux événements organisés pour Mamadou et nous ont félicité·e·s des petites victoires que nous peinions à reconnaître alors que nous tentions de faire libérer notre ami.
Aujourd’hui, Mamadou est libre et parmi nous, mais sa situation reste extrêmement précaire et tient à un fil. Avec la récente annonce de l’Agence des services frontaliers du Canada voulant que les déportations reprennent dès maintenant, même si le pays entier, le monde entier est sous alerte rouge dû à la recrudescence des taux de contagion de COVID-19, combien de personnes migrantes vivent dans l’incertitude et l’angoisse ? Combien vivent ici depuis de nombreuses années en sachant que chaque jour, ils et elles risquent de recevoir la fatidique convocation aux bureaux d’immigration pour être ensuite reconduits à l’aéroport, sous haute surveillance, sans aucune reconnaissance de leur contribution à cette société, des liens d’appartenance qu’ils et elles ont construits au fil du temps ?
Et maintenant ?
Dans l’immédiat, nous demandons l’annulation de l’avis de déportation de Mamadou Konaté et sa régularisation immédiate par l’octroi d’un statut. Mais elle est loin d’être terminée, cette lutte qui dénonce la violence qu’exerce le système canadien, profondément raciste, colonialiste et patriarcal. Ce système s’enrichit et se maintient non seulement avec le travail sous-payé des personnes à statut précaire installées au Canada, mais également à cause des situations d’extrême instabilité qu’il contribue à générer et à perpétuer à l’étranger, notamment par l’intermédiaire de ses nombreuses compagnies minières et par la signature d’accords de libre-échange. Le Canada est complice de ces climats de violence et de précarité qui forcent les gens à se déplacer et à venir chercher ici, comme Mamadou, une vie plus paisible et plus digne. L’État perpétue les injustices en leur niant un statut légal qui leur permettrait d’être citoyen·ne·s à part entière et brime leur droit à une vie digne et leur droit à exister pleinement, peu importe le lieu où ils et elles décident de s’installer. Il en va donc de la responsabilité du Canada de leur donner un statut, à tous et à toutes, maintenant !
Pour suivre l’actualité concernant la situation de Mamadou : https://www.facebook.com/JusticepourMamadou
Photo: Courtoisie du Collectif de Solidarité avec Mamadou
Notes:
[1] Statut pour les Guinéens. En ligne : https://www.facebook.com/statutpourlesguineens
[2] El Kouri, Rima (2020). « Au-delà des anges gardiens », La Presse, 25 novembre, en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/2020-11-25/au-dela-des-anges-gardiens.php
[3] Solidarité sans frontières. En ligne : https://www.solidarityacrossborders.org/fr/
[4] Centre des travailleurs et travailleuses immigrant·e·s. En ligne : https://iwc-cti.ca/
Amelia Orellana
Amelia Orellana est traductrice-interprète et fait partie du collectif Solidarité pour Mamadou, un petit groupe d’ami·e·s et connaissances qui s’est spontanément formé suite à la détention de Mamadou Konaté par les services d’immigration.