Au Canada, plusieurs travailleurs·euses (im)migrant·e·s subissent de la discrimination, comme les travailleurs·euses agricoles en provenance du Mexique, d’Amérique centrale et des Caraïbes qui entrent en sol canadien sous l’égide du Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET). Chaque année, environ 60 000 personnes arrivent au début de la saison agricole pour travailler dans des fermes au Canada. Ceci n’est pas nouveau : depuis la création du Canada, le maintien et la consolidation de l’agriculture du pays reposent considérablement sur la force de travail migrante. Or, malgré l’apport non négligeable des travailleurs·euses migrant·e·s à la sécurité alimentaire des Canadien·ne·s en raison du besoin criant de main-d’œuvre auquel ils et elles répondent, ces personnes voient leur propre vie précarisée par des politiques migratoires axées sur les besoins économiques et démographiques du pays, et n’offrant peu ou pas de protection quant à leurs droits fondamentaux. Dans ce contexte, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) dénonce des cas de traite humaine et des situations s’apparentant à « l’esclavage moderne », et documente diverses violations aux droits des travailleurs·euses étrangers agricoles. Les contraintes établies par le PTET alimentent une situation de contrôle et de peur chez des travailleurs·euses qui affecte gravement leur qualité de vie, notamment leur santé physique et psychologique. Les revendications des travailleurs·euses et d’organisations comme le CTI remettent en question la structure du programme, en particulier la nature du statut migratoire octroyé aux travailleurs·euses, qui est la base de la précarité de leur situation au Canada.
Au Québec, où la force de travail d’environ 16 000 travailleurs et travailleuses migrant·e·s est attendue chaque printemps pour combler les besoins en agriculture, la pandémie déclarée en début de saison 2020 a alarmé l’Union des producteurs agricoles du Québec (UPA). En effet, sans l’arrivée des travailleurs·euses temporaires, l’agro-industrie aurait connu une profonde crise. Conséquemment, en mars, après avoir officiellement fermé ses frontières, le Canada a dû faire une exception pour les travailleurs·euses étrangers temporaires. La crise sanitaire et sa gestion montrent que dans plusieurs secteurs jugés « essentiels » et qui constituent des piliers de l’économie canadienne, les employeurs exploitent la précarité de leurs travailleurs·euses.
La situation des travailleurs·euses migrant·e·s, ainsi que leurs luttes et revendications, ne sont pas nouvelles. Cependant, la crise sanitaire exacerbe les inégalités auxquelles ces personnes sont confrontées. Nous aborderons les enjeux soulevés par la pandémie de COVID-19 et les actions menées auprès de divers paliers gouvernementaux afin d’exiger des conditions de vie dignes et la régularisation pour tous·tes. Nous partagerons également des réflexions sur les parcours migratoires [1] de ces personnes et les impacts des politiques économiques et migratoires canadiennes qu’elles subissent.
Le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) et le processus de recrutement des travailleurs·euses agricoles
Le PTET existe officiellement depuis 1973 et comprend différents volets créés en réponse à la pénurie de main-d’œuvre de divers secteurs d’activité au Canada. Parmi ceux-ci, le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS) octroie un permis de travail fermé stipulant que le séjour au pays dépend du maintien de l’emploi associé exclusivement à un seul employeur. Ce cadre est particulièrement contraignant et augmente la vulnérabilité aux abus et aux violations des droits en milieu de travail — ainsi, la perte d’emploi peut précariser la situation économique, sociale et juridique des travailleurs·euses étranger·e·s temporaires
Les pratiques abusives vécues par les travailleurs·euses commencent dans leur pays d’origine, à travers les agences de recrutement qui agissent comme intermédiaires entre eux et leurs futurs employeurs au Canada. Ce processus requiert, entre autres, la passation d’examens physiques et médicaux très coûteux, qui exposent les travailleurs·euses à des fraudes et les oblige souvent à s’endetter. Généralement, ces personnes arrivent au Canada sans une idée claire de leurs droits ni des conditions de vie et de travail qui les attendent. De plus, étant donné la barrière linguistique, la grande majorité n’a aucun recours pour contester et dénoncer les abus subis en milieu de travail. Le peu de contrôle et de supervision du processus de recrutement de main-d’œuvre temporaire accroît leur vulnérabilisation et leur précarisation.
Parmi les dénonciations recueillies auprès des travailleurs·euses, nous soulignons les situations extrêmes suivantes : rétention du passeport et du permis par l’employeur, harcèlement (psychologique et sexuel), contrôle ou interdiction de déplacements en dehors de la ferme lors des jours de congé (voire non-respect de ces derniers), insalubrité des logements, et journées de travail exagérément longues. Cette exploitation peut entraîner des problèmes physiques et psychologiques importants, bien que rarement rapportés aux agences gouvernementales responsables du maintien de la santé et de la sécurité dans les milieux de travail. Dans le cas échéant, les dénonciations arrivent rarement au bout du processus. Pour les travailleurs·euses étranger·e·s temporaires, on parle de situations d’hyper précarité (présence d’un statut et d’un emploi précaire, précarité linguistique) [2] ou de cumul de précarités (précarité du lien d’emploi, professionnelle, économique et de statut) [3].
Les défis des travailleurs·euses étranger·e·s agricoles dans le contexte de la pandémie
L’accès à un logement digne est une revendication de longue date chez les travailleurs et travailleuses migrant·e·s. Or, l’insalubrité, le nombre élevé de personnes par espace habitable et les mauvaises conditions des logements font partie de leur quotidien. Depuis le début de la pandémie, l’organisation ontarienne Justice for Migrant Workers, tout comme le CTI au Québec reçoivent des plaintes liées au manque de mesures de protection sanitaire et aux difficultés à pouvoir respecter la distanciation physique au sein des milieux de travail et de vie dans les fermes. L’amélioration des pratiques de sécurité et de protection dans le secteur agricole reste un enjeu majeur, étant donné les nombreux cas d’accidents de travail et de dégradation de la santé physique et psychologique des travailleurs·euses. En temps de pandémie, de nouveaux risques et dangers se présentent pour les travailleurs·euses des secteurs jugés « essentiels ». D’ailleurs, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) a reçu presque autant de plaintes durant les trois premiers mois de la pandémie (1649) qu’elle en reçoit normalement en une année [4].
Les organisations continuent à demander le renforcement des mesures d’inspection des fermes, presque inexistantes. Le danger est tel que les travailleurs·euses en provenance de la Jamaïque ont dû signer une renonciation à poursuivre le gouvernement jamaïquain sur toute dépense, perte ou dommage causés par la COVID-19 [5]. D’ailleurs, des cas de COVID-19 ont été confirmés dans des fermes dès avril en Colombie-Britannique et depuis juin au Québec. De plus, un mois après le début de la saison, le Réseau d’appui aux travailleuses et travailleurs agricoles migrant·e·s au Québec (RATAM-QC) a dénoncé qu’en raison de la pénurie de main-d’œuvre, les travailleurs·euses étaient contraint·e·s à travailler 17 à 18 heures par jour en moyenne. Après le décès de trois travailleurs étrangers mexicains des suites de la COVID-19 en juin 2020, le Canada est arrivé à un accord avec le gouvernement du Mexique pour renforcer la sécurité dans les fermes. Pour faire pression, le Mexique avait suspendu le voyage de ses ressortissant·e·s qui devaient travailler dans le secteur agricole [6]. Des inquiétudes demeurent quant aux mesures à prévoir par des gouvernements complices et responsables de multiples violations des droits des travailleurs·euses.
Projet sur les causes structurelles des migrations et le pouvoir d’action des travailleurs·euses migrant·e·s
Un projet d’éducation populaire [7] mené depuis 2019 a permis des rencontres de discussion avec un groupe de travailleurs agricoles provenant du Guatemala, du Mexique et du Honduras. Des réflexions mises en commun sur les réalités des parcours migratoires de ces personnes ont notamment abordé les conditions de vie qui les poussent à quitter leur pays, la situation dans leur région (économique, sociale et politique, extractive), les conditions de vie et de travail au Canada, ainsi que quelques avantages et inconvénients mitigés en raison des limites inscrites dans le programme. C’était l’occasion d’entendre leurs témoignages sur les défis pour accéder aux volets du PTET et les conditions précaires dans lesquelles ces personnes se trouvent.
La plupart des travailleurs séjournent en moyenne huit mois par année au Canada : ils passent plus de temps au Canada que dans leur pays d’origine. Au fil du temps, leur situation devient insoutenable à cause de facteurs liés à leur situation socioéconomique précaire : éloignement familial, rythme intense de travail, gestion des pressions constantes de la part de l’employeur pour produire plus, etc. Sur le long terme, cette situation les affecte profondément : la plupart de ces personnes sont venues à plusieurs reprises dans le cadre du PTET et ne voient pas leurs efforts et sacrifices reconnus :
« Nous gagnons notre salaire à la sueur de notre front, en nous battant. Mais ce n’est pas valorisé par les gens d’ici. Honnêtement, ils ne le valorisent pas. Parce que même si on travaille beaucoup, le patron en redemande encore le lendemain ! Il en veut plus ! Alors ils ne valorisent pas notre sacrifice, notre travail. Pour le travail que nous effectuons, ils devraient nous payer un bon salaire. Je sais aussi qu’il y a des gens bien ici. Il y a de bonnes personnes qui apprécient le travail de chacun ».
Ces réflexions sur les conditions de travail et le rôle joué pour assurer la sécurité alimentaire aux Canadien·n·e·s démontrent que les travailleurs reconnaissent l’importance de leur force de travail. Pour beaucoup, le Canada est devenu une option d’emploi régulière pour soutenir leurs familles. Malgré les facteurs qui les ont poussés dans leurs parcours migratoires, ils comprennent rapidement les contraintes du PTET qui limitent leurs droits par rapport aux travailleur·euses canadien·n·e·s. Le danger d’internaliser l’exploitation et la différenciation pouvant découler des failles du programme demeure un risque — comme le laisse entendre cet extrait d’entrevue :
« Je pense que le Canada est un pays qui a besoin d’employé·e·s, c’est pour cela qu’il a grandement besoin de nous. C’est donc pour cela que nous sommes ici. Je crois que nous jouons un rôle important pour l’économie canadienne, tout comme nous avons besoin de ce travail. Nous sommes importants dans ce pays, car la main-d’œuvre latino-américaine est l’une des moins chères au Canada. Un jour, avec mes collègues, nous avons analysé la situation et avons constaté que les employeurs canadiens préfèrent engager deux latinos plutôt qu’un Canadien, car un Canadien gagne ce que gagnent deux latinos. Je pense donc que c’est un avantage pour les deux parties ; nous avons besoin l’un de l’autre ».
Le PTET a une finalité purement économique, avec comme moyens l’exploitation d’une main-d’œuvre moins dispendieuse, maintenue dans une situation de précarité qui accroît sa vulnérabilité. Le PTET a été conçu pour maintenir des travailleurs·euses en séjour temporaire, réduisant ainsi les obligations de l’État envers ces derniers·ères. Outre la violence de cette différenciation, et contrairement à l’idée généralisée selon laquelle le salaire de ces travailleurs et travailleuses est plus élevé que dans leur pays, les échanges ont démontré que ce n’est pas vraiment le cas. Ces personnes vivent avec le minimum et font des sacrifices pour permettre à leurs familles de vivre et d’avoir une chance d’améliorer leurs conditions :
« Alors, en venant au Canada, nous gagnons un peu plus. Mais nous avons des dépenses ici aussi. Autrement dit, nous mangeons, nous nous logeons, nous payons pour tout. Nous payons pour l’assurance sociale, l’assurance médicale, les impôts fédéral et provincial. Ainsi, il nous reste très peu. Mais ceci nous aide lorsqu’on rentre chez nous ».
Les travailleurs soulignent à maintes reprises le sacrifice et la souffrance de laisser leurs familles :
« Voilà les raisons qui poussent quelqu’un à prendre la décision d’abandonner, pour le dire ainsi, sa famille. Nous laissons nos enfants, nos parents au Guatemala et voyageons jusqu’ici, car aujourd’hui, au Guatemala, ce n’est pas possible ; même si vous avez une bonne éducation ce n’est pas possible. Au moins, je suis diplômé, j’ai mon diplôme d’administration d’entreprises. J’ai étudié pendant des années ».
Contrairement aux idées reçues, nous retrouvons parmi les travailleurs·euses des personnes ayant fait des études supérieures et néanmoins contraint·e·s à travailler sous les auspices de ce programme, faute d’autres options dans leurs pays d’origine. Ces extraits mettent en évidence que la combinaison des besoins des travailleurs·euses migrant·e·s avec un programme favorisant les abus crée des situations qui exacerbent leur vulnérabilité, d’autant plus que ce type de situation se normalise et que les conditions en situation de crise se détériorent.
Les revendications historiques des travailleurs·euses migrant·e·s
Dans le contexte de crise et d’urgence actuelle, la lutte pour la dignité et les droits de travailleurs·euses migrant·e·s acquiert plus de visibilité et ne peut continuer d’être ignorée. Le travail agricole est indispensable pour la reproduction de la vie. Pourtant, ce sont les travailleurs·euses étranger·e·s qui font ce travail essentiel que les Canadien·ne·s ne souhaitent pas faire. Leurs droits ne sont pas négociables, d’autant plus que ces personnes risquent leur vie pour le bien-être de la société canadienne. Sans leur courage et leur force, l’industrie agricole au Québec comme au Canada serait plongée dans une grave crise. Il est donc crucial de faire avancer la reconnaissance et le respect des droits historiquement niés aux travailleurs·euses migrant·e·s : la régularisation pour toutes les personnes ayant un statut précaire, des conditions de travail décentes et un salaire juste et digne, ainsi qu’un accès à la santé et aux prestations sociales.
Leurs revendications soulèvent aussi le fait qu’il y a un écart entre la vision d’une soi-disant démocratie et la réalité d’une société divisée par les privilèges accordés selon les statuts, qu’ils soient économiques ou migratoires. Quel reflet renvoie cette réalité ? Collectivement aurons-nous le courage et la volonté de changer des situations d’injustice ? Nous espérons être capables d’améliorer ce qui doit l’être et dans un futur rapproché pouvoir dire : nous avons changé cela.
Illustration: « Accès à la santé sans discrimination » par Lucía Elsa Herrero
Notes:
[1] Dans le cadre du projet « Les causes structurelles des migrations et le pouvoir d’action des travailleurs·euses migrant·e·s » mené par le CDHAL, le CTI et Solidarité Laurentides Amérique centrale (SLAM), financé par la Fondation Béati, le ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Québec, la Fondation Solstice, la Caisse d’économie solidaire et la Congrégation Notre-Dame.
[2] Voir Frozzini, Jorge et Law, Alexandra J. (2017). Immigrant and Migrant Workers Organizing in Canada and the United States: Casework and Campaigns in a Neoliberal Era. Lanham, MD: Lexington Books. ou Lewis, H., Dwyer, P., Hodkinson, S. et Waite, L. (2015). « Hyper-precarious lives : Migrants, work and forced labour in the Global North ». Progress in Human Geography, vol. 39, no 5, p. 580·600.
[3] Gravel, S. et Dubé, J. (2016). « Occupational health and safety for workers in precarious job situations: combating inequalities in the workplace ». E·Journal of International and Comparative Labour studies, vol. 5, no 3.
[4] Crête, Mylène (2020). « La CNESST inondée de plaintes ». Le Devoir, 3 juillet, en ligne : https://www.ledevoir.com/societe/581962/covid·19·la·cnesst·inondee·de·plaintes
[5] Mojtehedzadeh, Sara (2020). « Migrant farm workers from Jamaica are being forced to sign COVID·19 waivers ». Thestar.Com, 13 avril, en ligne : https://www.thestar.com/business/2020/04/13/migrant·farm·workers·fear·expsure·to·covid·19.html
[6] Dib, Lina et La Presse canadienne (2020). « Les employeurs négligents seront punis, affirme Justin Trudeau ». Le Devoir, 23 juin, en ligne : https://www.ledevoir.com/politique/canada/581276/covid·19·point·de·presse·trudeau·22·juin
[7] Voir la note 1
Carla Christina Ayala Alcayaga
Carla Christina Ayala Alcayaga est responsable de projet d’éducation du public au sein du CDHAL depuis 2016. Elle a assumé un rôle de co-coordination de la rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme ». Elle s’implique au CDHAL depuis 2015, où elle a notamment coordonné les projets d’éducation du public « 40 ans de luttes pour la défense des droits humains en Amérique latine et au Québec » et « Luttes pour la défense des territoires : résistances et solidarités féministes face à l’extractivisme ».
Rosalinda Hidalgo
Rosalinda Hidalgo est ethnologue ayant réalisé des études supérieures en développement rural. Elle est une activiste, de l’Assemblée de Veracruz pour les initiatives et la défense de l’environnement (LAVIDA), du Mouvement mexicain de personnes affectées par les barrages et en défense des fleuves (MAPDER) et du Mouvement de personnes affectées par les barrages d’Amérique latine. Les axes de travail auxquels elle s’intéresse sont la gestion de bassins, des forêts et de l’eau.