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Notre planète n’est pas renouvelable! Entrevue ave...

Notre planète n’est pas renouvelable! Entrevue avec Berta Cáceres

Voici une entrevue réalisée le 28 août dernier pour Noticias Mundo Real[1], avec Berta Cáceres, cofondatrice et porte-parole du Conseil civique des organismes populaires et autochtones du Honduras (COPINH) et leader du peuple autochtone Lenca. Madame Cáceres a remporté le prix Goldman pour sa lutte contre le barrage Agua Zarca dans la communauté de Río Blanco dans le département de Santa Bárbara. L’entrevue a été réalisée dans le cadre de la Rencontre des femmes défenseures de la vie face à l’extractivisme, qui a eu lieu à Fusagasugá en Colombie du 18 au 21 août 2015.

Danilo Urrea : Berta, nous aimerions d’abord connaître ta perception de cette rencontre et surtout de ce mouvement de femmes qui a été observé ces dernières années dans différentes parties d’Amérique latine et qui a permis de réunir ici en Colombie des personnes de différents pays, des femmes qui ont dû confronter les impacts négatifs de l’extractivisme dans nos territoires et des défis que cela signifie pour vous.

Berta Cáceres : Une conclusion montre l’insistance qu’a mis la rencontre sur les formes de résistance multiples utilisées par plusieurs femmes et confirme comment cette rencontre leur a aussi permis de faire le suivi de leurs processus de défense territoriale. De plus, nous, les participantes venues de plusieurs pays, observons qu’il y a beaucoup de similitude entre nos réalités en ce qui concerne l’extractivisme, la politique… Nous avons partagé nos expériences et je crois que cette rencontre a été une réussite pour nos collègues qui s’y donnent « corps et âmes ». Elles sont ici comme peuple, comme femmes pour parvenir à bâtir cette notion de « corps – territoire » qui permet également d’assurer une lutte anti-patriarcale. Cette rencontre a aussi été l’occasion de reconnaître que le projet extractiviste a des impacts multiples pour les femmes, des conséquences terribles sur leur vie, leur intégrité physique, émotionnelle et sexuelle et aussi sur la vie des communautés dans lesquelles nous vivons.

Danilo Urrea : Par rapport à la notion « corps – territoire », pouvez-vous nous en dire davantage sur la proposition que vous avez présentée ? Dans le cadre du forum[2] qui a eu lieu à Bogotá, la collègue Lorena du Guatemala a donné une interprétation sur « comment » les femmes, à travers cette lutte et dans la relation avec leurs corps, en sont arrivées à d’autres domaines de luttes, non seulement liées au modèle extractiviste mais aussi patriarcal. Que pouvez-vous nous raconter sur cet axe (corps – territoire) qui a été le travail central pendant ces journées?

Berta : Oui, Lorena est une des fondatrices de cette théorie influencée par les cosmovisions des peuples autochtones et des communautés, et je pense qu’il y a un débat très important non seulement en Amérique centrale mais aussi dans différentes parties de notre continent. C’est un apport aux théories féministes et plus près de notre quotidien, plus près des réalités concrètes dans lesquelles nous vivons, nous, les femmes. Cette rencontre a justement permis de révéler ces réalités : comment le corps des femmes devient un objet, une proie pour ces compagnies transnationales, pour ces projets de domination, d’oppressions multiples, non seulement du capitalisme prédateur mais aussi du patriarcat et du racisme. Cela se multiplie lorsque nous sommes des femmes autochtones ou noires. Le corps des femmes est vu également comme une marchandise, ce qui crée d’autres conflits comme la traite humaine, le trafic de drogues. Nous, les femmes, sommes davantage contraintes de vivre avec cette réalité. Nous observons également que ce sont majoritairement les femmes qui participent aux luttes territoriales. Pendant que nous luttons contre les transnationales et les politiques des organisations financières internationales, complices de toute cette barbarie, et des gouvernements qui vendent notre souveraineté, nous devons lutter pour nos droits reproductifs-sexuels, pour nos projets, nos pensées, nos plans de vie comme femmes, à partir de nos collectivités. Nous devons poursuivre la lutte contre la répression, contre la criminalisation et la militarisation, autres expressions du capitalisme, et contre des oppressions qui réaffirment cette culture patriarcale.

Grâce aux échanges avec d’autres femmes, nous avons mentionné qu’au Honduras, nous observons une hausse de la criminalisation contre les femmes qui participent aux luttes territoriales. Malgré les difficultés, les obstacles et l’adversité que nous vivons, c’est intéressant de voir comment nous avons tout de même réussi à mener nos projets, avec nos idées, nos plans de vie, nos résistances territoriales, qui sont un apport important aux divers processus des mouvements sociaux, populaires et politiques.

Danilo Urrea : Dans ces processus de criminalisation de la femme pour sa lutte contre le modèle extractif, notamment le cas de Berta au Honduras et de beaucoup d’autres femmes, l’assassinat de femmes en Colombie, les collègues du département du Cauca, etc., nous voyons non seulement la criminalisation de la protestation mais la criminalisation de toute manière différente de vivre qui ne cadre pas avec le néolibéralisme. Comment est la situation au Honduras actuellement en ce qui concerne la répression et ses formes de criminalisation qui se sont développées pour favoriser le modèle extractif et plus spécifiquement réprimer les luttes contre les barrages des dernières années ?

Berta : Au Honduras, un projet de domination historique oppressif nous a transformés en un pays d’enclaves, renforcé depuis 2009 lors le coup d’État qui a permis de consolider ce projet de domination comme nous disons, et réalisé non seulement contre le peuple hondurien mais aussi contre tous les peuples latino-américains, des Caraïbes et à travers le monde.

Nous avons pu observer comment, après le coup d’État, une dictature transnationale a été violemment instaurée de façon agressive et en toute impunité. C’est ce qui a permis au peuple hondurien aujourd’hui de se soulever massivement. Depuis trois mois, nous avons dénoncé dans la rue ce gouvernement corrompu, demeuré impuni, et dont la corruption est liée aux pratiques corrompues des compagnies minières et hydroélectriques transnationales. Au Honduras, nous faisons face à une menace sérieuse, qui commence déjà à nous affecter, car plus de 30% du territoire a été donné aux compagnies minières, ce qui signifie que 870 concessions sont en processus d’approbation ou ont été déjà approuvées.

Le cónclave minero mundial de la semaine dernière a proposé l’organisation d’un conseil mondial minier composé de compagnies minières provenant de partout à travers le monde, mettant au plus offrant 950 sites pour effectuer des études d’exploration pour une éventuelle exploitation de minéraux comme l’onyx, l’or, l’argent, le marbre précieux, l’opale, l’antimoine, l’aluminium, le fer… tout ce qui est imaginable dans le territoire hondurien. Cela produira plus de conflits, encore une perte de souveraineté, des déplacements, la perte de territoires, de droits. De plus, on envisage la construction de plus de 300 barrages hydroélectriques, ce qui implique la privatisation de presque toutes les rivières du Honduras. Notre pays est immensément riche en ressources hydriques.

De plus, en Amérique centrale, il y a des projets extractifs abusifs, illégaux, illégitimes, notamment les grands projets de tourisme, les villes modèles ou les zones d’emploi et de développement économique, qui sont les pires aberrations que nous avons connues en 500 ans d’invasion.

Il y a aussi le sujet de la croissance de bases militaires depuis l’existence de la base aérienne Palmero. Après le coup d’État, six bases militaires étrangères ont été inaugurées. L’État a ouvert un centre d’opérations avec plusieurs objectifs, disent-ils, et qui constitue une avancée dans le processus de soumission du peuple hondurien.

Nous observons en ce moment la remise totale du Honduras, le plus grand renoncement à la souveraineté que nous avons observé, la tertiarisation ou la sous-traitance de la justice, non seulement du travail productif des ouvriers et ouvrières, mais aussi de la justice. Nous sommes témoins de la hausse de la militarisation, de la persécution, des violations de droits humains, des assassinats, et tout cela dans l’impunité. Maintenant, le peuple hondurien ne croit plus aux instances de l’Organisation des États Américains, de l’ONU qui laissent beaucoup à désirer par leurs nombreux discours. Plus spécifiquement dans le cas du Honduras comme lors du coup d’État, et comme maintenant dans la montée de l’indignation nationale, nous continuons de voir l’existence d’une complicité avec le gouvernement dictateur de Juan Orlando Hernández. Nous sommes au centre de cette réalité, et soulevons des résistances multiples et diverses en luttant pour nous organiser et en faisant appel à la solidarité internationale.

Danilo : Pour conclure cette entrevue, quelle est votre message à toutes ces femmes qui vivent la réalité de l’extractivisme dans leur territoire et qui ne font pas partie de processus d’organisation qui ont eu lieu durant cette rencontre de femmes sur l’extractivisme en Colombie? Quel serait votre message aux peuples qui partagent les mêmes difficultés que traverse actuellement le Honduras?

Berta : Je crois que nous ne devons pas attendre l’arrivée de ces compagnies avec leurs projets. La vérité, c’est que lorsqu’ils arrivent, ils détruisent la vie des femmes, des peuples, de nos territoires, ils nuisent à la santé, à la biodiversité. Ils polluent l’eau, élément très important. L’eau joue un rôle essentiel dans la vie de notre planète. Il y a une dispute incroyable de la part des compagnies transnationales quant à la consommation d’eau des êtres humains, les compagnies minières et hydroélectriques ne pouvant fonctionner sans eau et sans énergie. J’encourage ces femmes, à partir de la perspective du COPINH, avec des exemples aussi de luttes, de réussites face aux transnationales, à de ne pas attendre leur arrivée mais plutôt à s’organiser; nous sommes à un moment décisif pour sauver cette planète, car nous n’en avons qu’une. Elle n’est pas renouvelable. Nous vivons sur cette planète, et nous devons la défendre maintenant car lorsque ces monstres ont le dessus, avec toute cette privatisation, ils nous affectent de partout et ainsi les luttes sont plus difficiles.

Cette réalité nous oblige à nous organiser d’une certaine façon, même si maintenant nous n’arrivons pas à imaginer comment, mais ça nous y mènera, et si nécessaire, ça nous obligera à lutter. Maintenant c’est le moment de nous regrouper, que nous soyons affectés ou non par l’exploitation minière, par la privatisation de l’eau ou par le pillage de la biodiversité. Nous devons commencer un processus d’articulation, d’organisation et de formation.

Dans nos cosmovisions, nous sommes des êtres de la terre, de l’eau et du maïs[3]

Nous, le peuple Lenca, sommes les gardiens ancestraux des fleuves, qui sont également protégés par les esprits des filles, qui nous apprennent que donner la vie à des multiples formes pour la défense des fleuves, c’est donner pour le bien de l’humanité et de cette planète.

En marchant avec d’autres peuples pour leur indépendance, le COPINH ratifie son engagement à continuer à défendre l’eau, les fleuves, nos biens communs et la nature, ainsi que nos droits en tant que peuples.

Réveillons-nous! Réveillons-nous, Humanité! Le temps nous manque.

Nos consciences seront secouées par le fait de seulement contempler l’autodestruction basée sur la déprédation capitaliste, raciste et patriarcale.

Le Fleuve Gualcarque nous a appelés. Ainsi, comme tous les autres qui sont sérieusement menacés, partout dans le monde, nous devons répondre à l’appel.

La Terre Mère militarisée, assiégée, empoisonnée, où les droits fondamentaux sont violés systématiquement, nous exige d’agir!

Construisons par conséquent des sociétés capables de coexister de façon juste, digne et pour la vie.

Joignons-nous et avec espoir, continuons à défendre et à prendre soin du sang de la terre et de ses esprits.

 

Photo : Goldman Environmental Prize, 2015

Traduction : Carla Christina Ayala

 


Notes

[1] Site Internet : http://www.radiomundoreal.fm/noticias
[2] Forum public : Femmes défenseures de la vie face à l’extractivisme, organisé à Bogotá le 18 août 2015.
[3] Discours de Berta Cáceres à l’Opéra House, San Francisco – Californie au moment de recevoir le Prix Goldman, le 20 avril 2015.

Danilo Urrea
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Danilo Urrea est philosophe de l’Universidad Nacional de Colombia, chargé du dossier activités minières à Censat Agua Viva - Amis de la terre Colombie et correspondant international de Radio Mundo Real.