Dans le cadre de mes recherches en anthropologie, je me suis intéressé à l’évolution des luttes anticapitalistes chez des groupes en résistance – majoritairement autochtones et alliés au mouvement zapatiste – depuis le soulèvement armé de 1994 survenu au Chiapas, dans le sud du Mexique. En 2017-2018, j’ai séjourné cinq mois dans la région des Hautes-Terres (Los Altos) afin d’étudier l’autonomie communautaire et sa transformation après 25 années de lutte.
Après plusieurs années de négociations infructueuses avec le gouvernement mexicain, la plupart de ces groupes en résistance ont décidé d’instaurer dans leurs communautés les conditions permettant une autonomie politique, économique et culturelle. Rejetant les structures gouvernementales classiques, les zapatistes ont mis en place des municipalités autonomes rebelles ayant leur propre gouvernement.
La gouvernance zapatiste cherche principalement à « disperser » le pouvoir et à lutter contre la tendance à concentrer celui-ci entre les mains de quelques individus. Les charges de représentant.e.s sont en ce sens assurées de manière rotative par l’ensemble des membres de la communauté, selon le principe de « gouverner en obéissant » (mandar obedeciendo). Elles sont aussi conçues comme des services rendus à la communauté et ne donnent lieu à aucune rémunération. Les zapatistes et leurs alliés ont par ailleurs progressivement renforcé leur autonomie économique et ont développé un système éducatif autonome, porté par les membres du mouvement.
Parallèlement à ces victoires, matérialisées par la pérennisation de ces institutions et par la résistance des communautés à travers le temps, j’ai été marqué par la présence et la vigueur des espoirs entretenus par rapport à la migration, particulièrement chez les militant.e.s d’une vingtaine ou trentaine d’années, qui ont grandi dans ces projets autonomistes. Ces jeunes, généralement les plus fragilisé.e.s par les crises agricoles répétées et par les opérations contre-insurrectionnelles menées par le gouvernement et les groupes paramilitaires, semblaient avoir perdu espoir dans la possibilité de vivre dignement dans leur communauté. En ce sens, beaucoup voyaient dans la migration vers une des grandes villes du Mexique ou les États-Unis une des dernières alternatives aux problèmes locaux les accablant.
Devant compter sur le soutien de l’ensemble de leurs membres pour construire l’autonomie et se défendre face aux violations des droits humains continuant d’affecter plusieurs de leurs communautés, les représentants zapatistes [1] ont longtemps été réticents à l’idée de laisser certains de leurs membres mettre de côté le projet politique, ne serait-ce le temps de la migration. Considérant le phénomène migratoire comme une forme de cooptation de la lutte révolutionnaire, ils ont cherché à l’endiguer en choisissant d’exclure les membres du mouvement ayant décidé de partir [2]. Très rapidement, les représentants zapatistes n’ont toutefois plus été capables de contenir ces mouvements de populations ni de retenir ceux qui recherchaient simplement de meilleures alternatives temporaires. Ainsi, les zapatistes ont dû changer de position face au phénomène migratoire et tenter de le rattacher aux luttes portées localement. Récemment, des organisations qui visent à articuler les projets migratoires de certain.e.s militant.e.s avec les projets d’autonomie communautaire portés localement ont émergé.
Une source de fragmentation
Dans la majeure partie des communautés autochtones du Chiapas, la migration est un facteur important d’effritement des liens sociaux et de bouleversement de l’organisation sociale. En effet, le départ des jeunes est souvent synonyme pour ces groupes d’une perte de leur population en âge d’intégrer le système de charges traditionnel [3]. Vécue comme un « abandon » par les familles et les communautés, la migration est souvent diabolisée et dénigrée. Comme plusieurs chercheur.e.s l’ont remarqué, la décision et l’acte de migrer sont généralement mis en contradiction avec les normes et les valeurs véhiculées par l’organisation collective [4]. Dans les communautés autochtones du Chiapas, les représentations de la « bonne vie » (Buen vivir ou Lekil Kuxlejal en langue maya Tsotsil [5]) sont marquées par le travail de la terre, la famille, la vie communautaire et s’opposent en ce sens à l’univers de la ville, du travail ouvrier et informel, de la solitude, de la vie non communautaire et aux représentations péjoratives qu’on se fait de la vie urbaine, perçue comme « volatile, superficielle, artificielle, débridée et non sécuritaire » [6].
Le phénomène migratoire provoque aussi des fractures intergénérationnelles, notamment lorsque les aîné.e.s accusent les plus jeunes de voir dans la migration un moyen d’échapper aux conditions de vie traditionnelles [7]. « [Les jeunes] ne veulent pas travailler dans le champ avec les épines, avec la machette et les fourmis. Ils ne veulent pas, et c’est pour cela qu’ils s’en vont ailleurs », dit Leonardo [8], un homme dans la cinquantaine rencontré dans une des communautés en résistance que j’ai visitées.
Ces tensions ont été accentuées par l’idéal de simplicité et de pauvreté volontaire valorisé par les militant.e.s, notamment par les plus âgé.e.s. Ainsi, l’image de la personne migrante qui envoie des sommes d’argent considérables à sa famille et retourne dans sa communauté en affichant des signes de richesse personnelle entre en contradiction profonde avec les valeurs de bien commun mises de l’avant par la résistance zapatiste. Plusieurs leaders locaux du même âge que Leonardo m’ont à ce titre fait part de leurs craintes, comme Rodrigo : « c’est un danger pour nous qui luttons, parce que les jeunes qui partent peuvent perdre leurs pensées et changer d’idée sur la lutte. Parce que ce n’est pas pareil la vie dans la communauté et la vie dans d’autres nations ou États. Alors nous, nous ne voulons pas qu’ils prennent d’autres idées et qu’ils perdent le chemin de la lutte » [9].
Entre désir de fuite et prise de conscience : une tension féconde?
Les craintes exprimées par les aîné.e.s de la résistance ne sont pas complètement infondées. En effet, si les migrations sont un symptôme évident des difficultés et du mécontentement social liés au contexte local, elles sont aussi le produit d’une forte idéalisation des conditions de vie en dehors de la communauté. Comme d’autres chercheur.e.s l’ont observé avant moi, cette tendance est décuplée chez les plus jeunes, qui sont né.e.s dans les projets autonomistes et n’ont conséquemment pour la plupart connu que les conditions de vie de la résistance [10]. Pour ces derniers et ces dernières, les sacrifices exigés par les normes de la communauté et le cadre de vie de la résistance paraissent parfois bien lourds à porter face aux perspectives de liberté reliées à la migration. « L’expérience » et « l’aventure » qu’elle représente pour certain.e.s, c’est en effet la possibilité de se libérer du contrôle parental et communautaire, de fuir le confinement forcé par le contexte contre-insurrectionnel, ou encore d’échapper aux institutions parfois très contraignantes qui ont été imaginées par leurs parents [11].
Les migrations ne sont toutefois pas nécessairement aussi désastreuses pour le projet politique que ne le pensent une grande partie des militant.e.s de la première génération. C’est du moins une conclusion à laquelle je suis arrivé après avoir poursuivi mon enquête de terrain auprès d’organisations de la société civile locale à la fois solidaires des projets politiques portés par les zapatistes et impliquées dans la protection des personnes migrantes. Deux de ces organisations ont particulièrement retenu mon attention : Voix mésoaméricaines (Voces Mesoamericanas) et la Coalition autochtone de migrants du Chiapas (Coalicíon Indígena de Migrantes de Chiapas, CIMICH). Dans l’esprit des représentant.e.s de ces organisations, même si les désirs de migration peuvent traduire un rejet du projet politique, elles ne sont néanmoins pas dénuées d’apprentissages pour ceux et celles qui partent.
À ce titre, les questions de « l’expérimentation » ou de « la prise de conscience », qui reviennent dans plusieurs récits de migration, peuvent s’inscrire dans l’évolution de la conscience politique de nombreux et nombreuses jeunes qui ont eu l’opportunité de mener à bien leur projet migratoire [12]. Pour ces derniers et dernières, les migrations permettent, en ce sens, de révéler la valeur et le sens des expérimentations politiques et sociales de la résistance, même imparfaites, que leurs prédécesseur.e.s ont cherché à construire. Aussi, l’idéalisation des conditions de vie et les perceptions parfois distordues de la « liberté » existant en dehors du groupe militant ne sont jamais définitives. Ces représentations sont susceptibles de se transformer lorsqu’elles sont confrontées à la réalité de l’expérience migratoire. En effet, la distance que le départ de la communauté suppose, conjuguée aux enseignements que les migrations procurent, permet parfois à ceux et celles qui partent de donner du sens aux nombreux sacrifices nécessaires pour poursuivre la lutte dans la région.
Comme me l’a exposé Marcelo, un membre de Voces Mesoamericanas, « [les migrations] font aujourd’hui partie de stratégies de vie, et l’idée est « que va-t-on faire pour les gens qui ont besoin de migrer, que va-t-on faire pour tenter de transmettre leurs enseignements [ce qu’ils ont appris au cours de leur voyage]? […] que pouvons-nous faire pour que les migrant.e.s soient reconnu.e.s, pour qu’ils et elles soient valorisé.e.s et puissent participer aux projets dans leur communauté? ». Ainsi, la majorité des actions menées par les membres de CIMICH et de Voces Mesoamericanas visent à articuler ensemble les projets migratoires de certain.e.s militant.e.s avec les projets d’autonomie communautaire portés localement.
Luttes locales et migrations : des voies de réconciliation possibles?
Pour les membres de ces organisations, les tentatives, de la part de certain.e.s représentant.e.s du mouvement zapatiste, d’endiguer la migration n’ont pas permis d’en réduire les impacts négatifs dans leurs communautés. Pire, elles les ont au contraire bien souvent aggravés, en laissant les personnes migrantes partir sans avoir le soutien de leur communauté, voire de leur famille. Selon Marcelo, ces positions se sont toutefois assouplies avec le temps : « au début, les zapatistes ont rejeté cette problématique [de la migration], mais quand tu te rends compte que tes jeunes s’en vont, quand tu ne peux plus contrôler tout cela, tu ne peux plus l’interdire… Alors tu as besoin de le réguler, ce qui me parait à moi vraiment très bien : “on va réguler, on va mettre des règles quand nous partons, mais aussi quand nous revenons” » [13].
La prise en main collective de ces défis par les zapatistes a permis de révéler le potentiel politique, économique et social des migrations et la façon dont ces dernières peuvent bénéficier aux groupes en résistance les plus fragilisés. Dans cet esprit, la CIMICH coordonne plusieurs projets collectifs financés par des « caisses communautaires » alimentées par les fonds envoyés par les personnes migrantes. Gérées de manière collective, ces caisses servent au financement d’infrastructures communautaires, à l’achat de terres communales, ou encore au développement de certaines activités locales comme l’artisanat traditionnel. D’une certaine manière, ces projets participent à renforcer l’expérience autonomiste des communautés en leur permettant notamment de trouver de nouvelles alternatives aux programmes gouvernementaux.
Dans la vision de ces organismes, participer à la reconnaissance des personnes migrantes au sein de leurs propres communautés implique que les ressources que ces dernières sont capables d’envoyer et de mobiliser doivent être utiles dans la construction du collectif. En ce sens, loin d’être un vecteur de cooptation par le néolibéralisme ou d’homogénéisation sociale et culturelle comme ont pu le penser certain.e.s militant.e.s, les migrations peuvent aussi générer de nouvelles modalités d’appartenance à la communauté. Les diverses propositions que tentent de développer ces organismes démontrent que, dans certaines conditions, les migrations peuvent servir à la construction et au renforcement des expériences d’autonomie communautaire ainsi qu’au soutien des luttes portées localement.
Photographie: Zéphir Zéphir. zephir.com
Notas
[1] Le masculin est ici employé volontairement. Bien qu’une place importante ait été accordée à l’inclusion et la participation politique des femmes dans les différentes strates du mouvement, les charges reliées à la représentation des communautés sont très largement assumées par des hommes.
[2] Pour un constat similaire, voir Aquino Moreschi, Alejandra (2013). Des luttes Indiennes au rêve américain, Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
[3] Le système de charges (cargos) fait référence à la hiérarchie et l’organisation politique au sein des communautés autochtones, dans lesquelles les adultes occupent alternativement et pour une durée définie des fonctions politiques, religieuses et communautaires.
[4] Cruz Salazar, Tania (2015). « Experimentando California. Cambio generacional entre tzeltales y choles de la selva chiapaneca », Cuicuilco, vol. 22, no. 62, p.217-239
Castillo Ramírez, Guillermo (2017). « Migración internacional y cambio en los poblados de origen », Revista mexicana de sociología, vol. 79, no. 3, p.515-542.
[5] Le Buen vivir est un concept répandu parmi les peuples autochtones d’Amérique latine. Il implique l’idée d’une relation harmonieuse entre les êtres humains et la nature, tout en promouvant les réseaux d’entraide liés à la communauté et les principes de la production et de la redistribution collective des richesses.
[6] Cruz Salazar, Tania (2015). op. cit., et Castillo Ramírez, Guillermo (2017). op. cit.
[7] Informations tirées de plusieurs entretiens et de nombreuses discussions informelles.
[8] Leonardo, entretien du 2 novembre 2017. Pour conserver l’anonymat de mes interlocuteurs, leurs prénoms ont été changés.
[9] Rodrigo, entretien du 28 octobre 2017.
[10] Voir à ce propos Aquino Moreschi, Alejandra (2012). « La migración de jóvenes zapatistas a Estados Unidos como desplazamiento geográfico, político y subjetivo », European Review of Latin American and Caribbean Studies, no. 92, p.3-22.
[11] Ibid, p.5-7.
[12] Information tirée d’une discussion avec Angelo, membre de la CIMICH, à propos de son propre parcours migratoire, et de celui de plusieurs de ses compagnons.
[13] Marcelo, entretien du 20 octobre 2017.
Lucas Aguenier
Lucas Aguenier a complété une maîtrise en anthropologie à l’Université Laval (2018). Son mémoire portait sur l’évolution des espérances politiques de communautés en résistance de l’État du Chiapas. Depuis septembre 2018, il poursuit ses études au doctorat en anthropologie à l’Université Laval, au sujet des dynamiques migratoires à la frontière sud du Mexique. Il s’intéresse plus particulièrement aux formes de coopération entre des organismes communautaires pour personnes migrantes situés de part et d’autre de la frontière.