Depuis le printemps 2018, on ne cesse d’entendre les plaintes du président Trump contre les pays d’Amérique centrale, ces « pays de merde » qu’il accuse d’envoyer des « caravanes », constituées selon lui « de voleurs, violeurs et tueurs », envahir les États-Unis. À force d’insultes et de menaces, Trump cherche à faire des États-Unis la victime d’un complot de l’Amérique centrale. Ses propos, amplement relayés dans les médias, occultent non seulement les drames qui se déroulent chaque jour à la frontière sud des États-Unis, mais aussi l’ampleur des problèmes d’insécurité, de chômage et de pauvreté que vivent les Centraméricains, étroitement liés à la triste histoire des interventions états-uniennes dans la région.
Nos recherches en vue du livre Mayas du Guatemala et capitalisme sauvage, 1978-2018 [1] nous ont amenés à examiner les racines de ces problèmes dans l’un des pays au centre de la crise migratoire en Amérique centrale. Nous avons découvert le Guatemala, un des pays les plus inégalitaires des Amériques, lors de trois voyages avec Solidarité Laurentides Amérique centrale (SLAM) en 2010, 2014 et 2017. Séjourner dans des villages où la population n’a accès ni à l’électricité ni à l’eau potable, échanger avec des paysan.ne.s sur leurs conditions de vie, leur travail et leurs espoirs nous a entraînés loin de notre vie tranquille de professeurs à la retraite et militants de SLAM.
Fuir un monde inégalitaire
Nos conversations avec les paysan.ne.s, notamment dans le département du Petén et dans d’autres régions où la population est en majorité autochtone (maya), nous ont appris que les déplacements font depuis longtemps partie de la vie des paysan.ne.s guatémaltèques. La plupart du temps, les paysan.ne.s, surtout les hommes, partent quelques mois par année pour subvenir aux besoins de leur famille en travaillant dans des plantations de fruits et de légumes situées ailleurs au Guatemala, ou encore au Belize ou au Mexique. Avec la transformation du Guatemala en « république de bananes » par la United Fruit Company depuis le début du 20e siècle et la multiplication de vastes plantations de coton et de café, les paysan.ne.s ont été transformé.e.s en main-d’œuvre saisonnière exploitée par les entreprises agro-industrielles.
Quant aux exodes récents – ces « caravanes » qui obsèdent Trump – ils ont pris forme au Honduras à partir de 2010, en réaction à la violence quotidienne, l’appauvrissement et la corruption [2]. Le 12 octobre 2018, Bartolo Fuentes, ancien député et éditeur du journal Vida Laboral, a organisé un groupe de 160 Hondurien.ne.s – hommes, femmes et enfants – pour quitter San Pedro Sula et entreprendre un périple vers les États-Unis. Le soir même, la caravane était passée de 160 à 600 migrant.e.s avec leurs familles. Et ce n’était que le début [3]. Sur leur chemin, ces migrant.e.s passent par le Guatemala pour atteindre le Mexique et, éventuellement, la frontière des États-Unis. Des Guatémaltèques s’y joignent en grand nombre; au cours des dernières années, le Guatemala a été le pays d’Amérique centrale d’où le plus de gens ont émigré en direction des États-Unis [4].
La plupart des gens que nous avons rencontrés lors de nos séjours au Guatemala ont un frère, un oncle, une tante ou un cousin parmi le million de Guatémaltèques sans papiers vivant aux États-Unis. La majorité occupe des petits boulots, auxquels sont relégués les travailleurs sans statut officiel, afin d’envoyer de précieuses remesas [5] à leurs familles restées au pays. Malgré la précarité, la violence et les risques associés à la migration, des personnes de tous horizons nous ont exprimé le désir de quitter le Guatemala afin d’échapper à l’insécurité et à la pauvreté, mais aussi à la pénurie de nourriture, devenue rare et chère après des récoltes désastreuses [6]. Ces propos traduisent aussi un profond découragement devant l’immobilisme séculaire des classes bien nanties et du gouvernement. Ce dernier refuse toujours d’augmenter les impôts et de combattre l’évasion fiscale, ceci alors que le Guatemala a le taux d’imposition le plus bas des Amériques [7]. Pendant ce temps, les fonds nécessaires pour les écoles, les hôpitaux et les programmes sociaux se font attendre. La dernière mesure d’aide sociale à avoir été adoptée, les allocations aux familles pauvres, émanait du bureau de Sandra Torres, l’épouse du président Álvaro Colom, en 2008. Depuis, c’est l’austérité et les coupures. Une grande partie de la population, appauvrie, n’entrevoit aucun changement à l’horizon, d’où la douloureuse décision de partir.
Antécédents historiques des vagues migratoires
Le court élan démocratique qu’a connu le Guatemala entre 1944 et 1954 a vite été interrompu par l’intervention armée organisée par les États-Unis en 1954 pour renverser le président Jacobo Árbenz, qu’on disait communiste. Cette intervention a ouvert la porte à une succession de dictateurs militaires déterminés à combattre les « ennemis internes » : syndicalistes, communistes, intellectuels et Autochtones. Le paroxysme de cette répression correspond à la longue guerre civile (1960-1996), marquée entre autres par les opérations génocidaires contre les Autochtones en 1981-1982. Fort de l’appui de groupes évangéliques et de l’élite agro-industrielle du pays, le général Ríos Montt organise alors une véritable croisade, à fortes connotations religieuses et racistes, contre les peuples autochtones. Le racisme, bien enraciné en Amérique latine depuis la Conquête, est un facteur clé du processus d’exclusion et de la tentative d’éradication des Autochtones durant la guerre civile.
Ce conflit provoquera la première grande vague migratoire : une étude des Nations Unies produite en 1999 révèle que l’armée guatémaltèque a massacré les habitant.e.s de 626 villages, forçant au-delà de 150 000 paysans et paysannes, en majorité des Mayas, à chercher refuge à l’extérieur du pays [8]. La plupart ont été logé.e.s dans 120 camps érigés au Mexique par la Commission d’aide aux réfugiés, dans les États du Chiapas, du Campeche et du Quintana Roo.
La signature des Accords de paix, le 29 décembre 1996, a suscité un élan d’optimisme chez les Guatémaltèques, qui y voyaient l’occasion d’aborder de front les enjeux soulevés lors des négociations de paix. Mais, à partir de 1999, on commence à déchanter. Les opposants aux accords – les grandes familles, le Conseil des entrepreneurs commerciaux, industriels et agricoles, l’armée et les dirigeants politiques – réussissent à faire rejeter les mesures qui auraient pu poser de nouvelles bases pour la reconnaissance du caractère multiethnique, multiculturel et multilingue du pays. Le référendum de 1999, qui portait notamment sur une réforme des droits autochtones, se solde par un « non », bloquant presque toutes les mesures en faveur des Autochtones et des paysan.ne.s. Les dispositions de l’accord visant la création d’une banque pour la redistribution de la terre sont affaiblies; celles portant sur l’introduction de la culture et des langues autochtones dans le système de justice et les écoles du pays sont tout simplement éliminées. Tout continuait ainsi comme s’il n’y avait pas eu d’accords.
Insécurité, extractivisme et migrations
En 2015, l’ex-président Ríos Montt, accusé de génocide, réussit à échapper à la justice. Le coût de la vie continue à grimper et les revenus des paysan.ne.s et des Autochtones stagnent. L’insécurité augmente alors que les gangs de rue et les maras dominent le narcotrafic; on assiste à une augmentation de la criminalité urbaine, surtout dans la capitale.
Depuis des années, on assiste aussi à des déplacements internes, souvent violents, forcés par des expropriations imposées par des projets miniers canadiens, le forage de puits de pétrole et la construction de barrages hydroélectriques, sans parler de la déforestation de zones agricoles pour la plantation de la palme africaine. Ces déplacements forcés, amplement documentés par Amnistie internationale et de nombreuses ONG, sont souvent menés par des policiers, des paramilitaires ou des « agents de sécurité » à l’emploi des compagnies minières, comme dans le cas des projets miniers canadiens Marlin et Escobal [9].
C’est dans ce contexte que s’inscrit la deuxième vague migratoire, celle de 2012-2014. Cette fois, on ne migre plus vers le Mexique, mais vers les États-Unis. Dotés de réseaux familiaux aux États-Unis, plusieurs Guatémaltèques y envoient leurs enfants, seuls. En 2012, on a dénombré 24 481 mineurs non accompagnés; en 2014, 68 000 [10]. Les postes frontaliers, qui recevaient normalement des travailleurs adultes, ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour accueillir autant de jeunes non accompagnés. Joe Biden, alors vice-président des États-Unis, s’est rendu au Guatemala en 2014, 2015 et 2016 pour négocier avec les autorités, mais sans s’attaquer aux racines du problème. Biden voulait surtout dissuader les Centraméricains de prendre la route vers le Nord [11].
En 2018, les familles de migrant.e.s sont de nouveau aux portes des États-Unis. Des dizaines de milliers cette fois. Chaque jour, les bulletins de nouvelles soulignent le caractère humanitaire de la crise, avec l’arrivée de bébés et d’enfants d’âge scolaire qu’on isole dans des cages, séparés de leurs parents et privés de soutien psychologique. En plus d’avoir coupé l’aide au Guatemala de 40 % depuis le début de son mandat, Trump menace, en novembre 2018, de bloquer les 69,4 millions $ US d’aide approuvés pour 2019, si le Guatemala ne freine pas les « caravanes » de migrant.e.s se dirigeant vers la frontière des États-Unis [12].
Les politiques américaines à l’égard du Guatemala ne changent guère, et les diatribes de Donald Trump rappellent le « Ugly American » du passé : bruyant, ignorant et égoïste. En s’attaquant violemment aux migrant.e.s et en faisant du mur frontalier un élément clé de sa politique, il reprend la tradition interventionniste américaine, mais avec une tournure xénophobe et raciste.
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Le cataclysme de la guerre civile, les actes génocidaires contre les Mayas et l’échec de tout espoir d’une entente entre les groupes à la suite des Accords de paix de 1996 ont laissé d’importantes fractures dans le tissu social. La croissance économique récente du Guatemala, basée sur l’extractivisme, n’a rien donné aux plus pauvres. Dans ce contexte, on comprend que plusieurs choisissent de quitter famille, amis et pays, pour prendre la route vers le Nord – sac au dos et priant Dieu – en se joignant aux caravanes que Trump est déterminé à bloquer.
Photographie : Jean-Paul Lauzon, militant de SLAM, avec des leaders mayas en 1993,lors de la recherche des terres pour le retour au Guatemala des réfugié.e.s de la guerre civile
Notes
[1] Hickey, Daniel avec la collaboration de James de Finney (2019). Mayas du Guatemala et capitalisme sauvage 1978-2018. Saint Joseph du Lac : M Éditeur, p. 77.
[2] Nazario, Sonia (2019). « Someone is always trying to kill you », The New York Times, 5 avril, en ligne : https://www.nytimes.com/interactive/2019/04/05/opinion/honduras-women-murders.html
(Au sujet de la violence, de la corruption et des actions du Canada au Honduras et au Guatemala, voir aussi les articles de Félix Molina et de Grahame Russell, dans le présent numéro, ndlr)
[3] Carrasco, Jorge (2018). « Caravana de migrantes : Bartolo Fuentes, el hombre al que Honduras señala como el promotor de la gran marcha a Estados Unidos », BBC News Mundo, 26 octobre, en ligne : https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-45984242
[4] Arroyo, Lorena (2019). « Puede Guatemala, el país que más migrantes envía e EEUU, ser refugio de hondureños y salvadoreños ». Univision, 15 juin 2019, en ligne : https://www.univision.com/noticias/inmigracion/puede-guatemala-el-pais-que-mas-migrantes-envia-a-eeuu-ser-refugio-de-hondurenos-y-salvadorenos
[5] Les remesas correspondent à la part des revenus gagnés à l’étranger que les migrant.e.s rapatrient dans leur pays d’origine.
[6] Mirof, Nick et Kevin Sieff (2018). « Hunger, not violence, fuels Guatemalan migration surge, U.S. says », The Washington Post, 22 septembre, en ligne : https://www.washingtonpost.com/world/national-security/hunger-not-violence-fuels-guatemalan-migration-surge-us-says/2018/09/21/65c6a546-bdb3-11e8-be70-52bd11fe18af_story.html
[7] Hickey et de Finney, p. 77.
[8] Comisión para el esclarecimiento histórico (1999). Memoria del silencio, New York, Oficina de servicios para proyectos de las Naciones Unidas, vol.V, p. 21.
[9] Amnesty International, Canada (2014). « Guatemala : Mining in Guatemala: Rights at Risk », amnesty.ca.
Centre canadien pour le justice international (2014), “Tahoe resources,” ccji.ca. Hickey et de Finney, p. 107-110.
[10] Musalo, Karen et Eunice Lee (2017). « Seeking a rational approach to a Regional Refugee Crisis : Lessons from the Summer 2014 Surge », Journal on Migration and Human Society, 5 (1), 137.
[11] Isacson, Adam et al. (2014), « Mexico’s Other Border, Security, Migration and the Humanitarian Crisis », WOLA.org. Musalo et Lee, « Seeking a rational approach to a Regional Refugee Crisis :137-179.
[12] Notimérica (2018). 19 novembre, en ligne : https://www.notimerica.com/economia/noticia-cuanto-dinero-aporta-eeuu-honduras-guatemala-ayudas-20181018210148.html.
Daniel Hickey et James de Finney
Les auteurs ont fait carrière comme professeurs à l’Université de Moncton au Nouveau-Brunswick et militent actuellement au sein de Solidarité Laurentides Amérique centrale (SLAM) à Saint-Jérôme.