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Festival des Passeurs d’Humanité 2019 : Un témoignage exemplaire d’entraide humaine

À l’heure de la remise en cause de nos capacités de vivre ensemble sur une planète menacée par un réchauffement climatique incontrôlé, alors que les meurtres de personnes migrantes se multiplient aux États-Unis, sous les appels racistes d’un président fascisant, pendant que des enfants sont séparés de leurs parents et que ceux-ci sont emprisonnés dans des geôles moyenâgeuses du seul fait de demander refuge, diverses autorités au Canada, silencieuses, voire complices, continuent de justifier l’inacceptable « tiers pays sûr » que seraient les États-Unis, là où le droit à la vie et à la dignité de toutes ces personnes est violé chaque jour. Bref, alors même qu’une facette barbare de l’humain se déploie sous nos yeux, de nombreux actes de solidarité sont aussi accomplis et, partout où ils ont lieu, ils méritent attention et diffusion.

La vallée de La Roya jouxte l’Italie et la France dans les Alpes maritimes. À l’été 2019, l’association Les Ami.e.s de la Roya y a organisé son second Festival des Passeurs d’Humanité. Du 18 au 21 juillet, les villages de Breil-sur-Roya, de Saorge, de Tende ainsi que le Col-de-Tende ont été le théâtre de rencontres sur des thèmes liés au phénomène des migrations : témoignages de réfugié.e.s, visites chez des gens de la vallée solidaires des migrant.e.s, conférences et événements culturels. Plus de 150 intervenant.e.s et ONG invités par l’association organisatrice ont animé pendant quatre jours l’ensemble des activités de ce festival [1].

L’événement, qui en était à sa deuxième édition, est né de la volonté de briser l’isolement des citoyen.n.es de cette vallée enclavée qui ne compte que quelques milliers d’habitant.e.s, mais qui s’est retrouvée au cœur des enjeux migratoires quand la France a décidé de fermer ses frontières avec les pays avoisinants en 2015, dont celle de Vintimille, entre la France et l’Italie, située au sud de la vallée.

Un festival qui réinvente le droit d’asile

Ce festival remet en question le discours de « l’invasion » du Nord par les migrant.e.s. Les chiffres parlent en effet clairement : selon le sociologue Piero-D. Galloro, un des intervenants présents lors de l’édition 2019, les personnes migrantes accueillies dans les dernières années en France ne représentent que 0,53 % de la population; pour l’Europe entière, c’est de l’ordre de 6,5 % de la population totale. En fait, et l’ONU ne cesse de le redire, environ 80 % des réfugié.e.s vivent dans des pays voisins de leur pays d’origine [2] : c’est le cas par exemple, des Syrien.e.s en Turquie et au Liban. Des dynamiques comparables caractérisent les processus migratoires en Amérique du Sud.

La causerie Histoire de l’humanité à travers les migrations, présentée par le sociologue Piero-D. Galloro, a permis de situer l’importance des processus migratoires à l’œuvre depuis les débuts mêmes de l’humanité. L’obligation de repenser l’hospitalité a quant à elle été débattue avec Michel Agier, anthropologue de l’École des hautes études en sciences sociales. Qu’elle soit privée, communale ou municipale, l’hospitalité doit, selon Agier, être repensée complètement dans la mesure où l’État omet de remplir ses obligations, alors qu’on devrait compter sur lui pour mettre en œuvre le droit d’asile et garantir les droits de tout être humain.

Une rencontre animée par l’historien Yvan Gastaut, précédée d’une exposition cartographiée sur l’évolution des frontières dans l’histoire de l’humanité, a permis de relativiser la notion même de frontière et l’imaginaire de la souveraineté nationale des États. Que de murs, de guerres et de partages de territoires l’histoire des frontières aura connus! Aujourd’hui, les politiques frontalières ne permettent-elles pas simplement de rendre illégale la circulation des personnes d’un pays à un autre? De fabriquer des « clandestins »? De permettre aux autorités frontalières de traquer des « illégaux » bien au-delà des postes-frontière, comme c’est le cas dans la vallée de La Roya depuis 2015?

Devant de telles réalités, les passeurs et passeuses d’humanité de la vallée de La Roya ont envisagé des alternatives offrant aux migrant.e.s une protection privée ou communale. Or, l’hospitalité est un engagement que plusieurs gouvernements cherchent à transformer en « délit de solidarité ».

Un des cas les plus connus dans la vallée est celui de l’agriculteur Cedric Herrou, poursuivi et condamné à quatre mois de prison et à 3000 euros d’amende pour avoir aidé des réfugié.e.s à traverser la frontière de Vintimille. Contestée juridiquement, cette condamnation a été désavouée au nom du fait qu’il n’y a pas de délits possibles lorsqu’une personne en aide une autre en situation de détresse ou de danger. La honteuse politique de l’État français transformant l’entraide humaine en délit de solidarité perdait par le fait même toute légitimité.

Résistance incontournable

Dans le contexte actuel, résister à l’inaction des États à fournir une protection adéquate aux personnes migrantes, s’opposer à leur renvoi au pays d’origine, empêcher la criminalisation des « passeurs d’humanité » par la justice de l’État est devenu un acte de résistance obligé dans la vallée de La Roya et ailleurs en France.

Que faire en effet, devant des États qui interdisent l’accostage de bateaux de sauvetage des réfugié.e.s en mer comme c’est le cas de Malte ou de l’Italie? Que faire lorsque les États européens créent une agence de contrôle, Frontex, qui néglige son obligation de sauvetage de personnes en détresse (mais pas leur refoulement!), alors que ces opérations englobent toute la Méditerranée? Que faire lorsque des fonctionnaires faussent à dessein la date de naissance de personnes mineures sur des documents officiels afin de pouvoir les renvoyer parce qu’elles auraient atteint la majorité? [3]

Se pose alors la question de savoir s’il vaut mieux, stratégiquement, affronter directement l’État ou plutôt remédier nous-mêmes à ses orientations et décisions inacceptables : une réflexion qui met en cause la fonction même de l’État actuel dans plusieurs pays, un État omettant de remplir ses obligations de protection des droits de tout être humain, et se transformant de plus en plus en agent actif de leur violation.

Les témoignages livrés par les gens de la vallée de la Roya au cours du Festival montrent que ce sont avant tout la protection et la vie de l’être humain qui sont visées par leur action. De nombreuses opérations de fraternité, en provenance de différents coins du pays, ont été présentées. Un réfugié du Cameroun, arrivé par le Col-de-Tende, a raconté qu’une fois la mer traversée, il avait perdu le goût de vivre, se sentait seul et sans avenir, ne songeant qu’à mourir : c’est l’accueil à Tende et dans la vallée, notamment chez celle qu’il appelle aujourd’hui sa maman, qui ont redonné sens à sa vie et la possibilité de croire en un avenir meilleur [4].

Avec Marion Gachet-Dieuzeide, écrivaine et militante, Cedric Herrou a mis sur pied en septembre 2017 l’association Défends ta citoyenneté (DTC), pour accueillir des demandeurs d’asile sur sa ferme. DTC est par la suite devenue Emmaüs-Roya, une première communauté Emmaüs entièrement paysanne et écologique en France, réunissant des réfugié.e.s vivant et travaillant sur la ferme. C’est une réponse concrète à l’exclusion, une solution humaine à la migration qui est également soutenable sur le plan environnemental.

D’autres initiatives ont été mises en lumière à l’occasion d’un atelier « Grand Format ». SOS-Méditerranée, une ONG œuvrant en 1re ligne pour sauver les naufragé.e.s de la mer; Refuge solidaire, créé en 2017 à Briançon, près de la frontière franco-italienne au nord, qui héberge des personnes migrantes pour de courtes périodes en leur proposant repos, nourriture, renseignements et orientations dans leurs démarches, de même que soins médicaux au besoin, avant qu’elles continuent leur parcours migratoire; création à Paris, en 2015, de l’association BAAM (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants) qui offre des cours de langue, un accompagnement juridique, des activités sportives et culturelles et une aide pour l’accès à l’emploi, au logement ou à la santé; à Calais, la solidarité est demeurée assidue malgré le démantèlement de la « jungle de Calais » par le gouvernement Macron en juin 2017.

L’édition 2019 de ce Festival aura été une occasion de contact et de partage entre associations et protagonistes de divers lieux, permettant de mieux connaître l’histoire, l’action particulière, les stratégies ainsi que les victoires comme les reculs de la solidarité humaine.

Théâtre, lectures, danse, concerts…

Le Festival a aussi voulu donner voix aux inquiétudes, aux réticences qui peuvent surgir face à l’immigration. Pour ce faire, le programme proposait des causeries – dont celle de Claire Rodier, juriste au Groupe d’information et de soutien des immigrés – et des activités culturelles, dont Migrando, un spectacle de Carla Bianchi qui s’attaque avec humour aux peurs sur les personnes migrantes, en s’appuyant sur l’expérience d’un village italien à l’abandon qui revit grâce à ses migrant.e.s. Le volet théâtre du festival comprenait aussi la pièce « D’ailleurs », du Théâtre de la Cité, où la metteure en scène Karine Fourcy explore la condition d’adolescent.e.s en exil interrogeant leurs expériences à la lumière d’un désir d’individualité, mais aussi d’une volonté de « faire commun ».

Petits déjeuners présentant auteurs et autrices de romans, ateliers de peinture et de dessins pour petits et grands; Flash mob participatif où l’artiste Aziz Boumedienne invitait le public à prendre part à une danse ouverte à partir de fragments de textes; apéritifs avec vigneron.n.e.s nature de France et d’Italie; concerts le soir, dont celui d’Emily Loiseau, autrice-compositrice-interprète impliquée dans le soutien aux capitaines de navires qui viennent en aide aux migrant.e.s… autant d’activités qui auront nourri les relations des participant.e.s avec des passeurs d’humanité de la vallée et permis de connaître leurs interrogations.

Laissons le dernier mot à l’un de ces passeurs d’humanité, Cédric Herrou :

Avant, dans la Vallée de la Roya, nous étions agriculteurs, infirmiers, avocats, professeurs, ouvriers. Nous étions impliqués dans notre travail, dans nos associations sportives, artistiques, culturelles, paysannes. Nous faisions vivre notre vallée, car nous nous sentions lui appartenir. Cette cohésion sociale nous a permis de nous mobiliser face à ce drame qu’est la migration. Nous n’étions pas militants « promigrants », mais nous le sommes devenus malgré nous, par l’acharnement judiciaire et la forte médiatisation de notre lutte. Notre vallée a été abandonnée par l’État français, sacrifiée pour la lutte contre la migration. Notre vallée servirait de frontière sans que l’État n’en assume les conséquences. Nous n’avions pas d’autre choix que de prendre la « cape » du militant promigrant, car pour nous il était impossible de garder l’intégrité de notre vallée sans redonner l’intégrité aux personnes exilées.

Grâce aux bénévoles et aux personnes réfugiées elles-mêmes, nous avons pu organiser l’accueil d’urgence de milliers de personnes. Un réel refuge où les personnes peuvent manger, dormir, se reposer, se faire soigner, mais aussi rire, apprendre et s’impliquer. Très vite, nous réalisons que la qualité de l’accueil ne repose pas sur le confort du lieu, mais sur la considération de la personne. C’est en traitant les personnes réfugiées à l’égal de soi, en les responsabilisant, et en les rendant essentielles au bon fonctionnement du lieu que l’accueil amorce l’insertion de ces personnes.

Nous avons développé le travail de la terre, par le maraîchage, l’aviculture, l’oléiculture, l’autoconstruction, pour nous permettre un fonctionnement autofinancé. Les personnes trouvent une place, un rôle. La ferme complantée d’oliviers, accrochée sur un pan de colline, loin de toute habitation, est un espace de rêve pour la première phase de reconstruction. Mais pour la seconde phase, celle de l’intégration, du lien social avec la population, pour les personnes désirant s’installer et construire leur avenir, la ferme est beaucoup trop isolée. Le besoin de lien social avec la population devient indispensable. Notre constat aboutit à une évidence : nous voulons créer un lieu non pas pour les réfugiés, mais avec les réfugiés, pour notre vallée, au cœur d’un village, afin d’éviter le communautarisme, et permettre la mixité entre les locaux et les personnes exclues de notre société (étrangères, précaires, en situation de handicap, etc.). Nous voulons créer une dynamique économique, territoriale et solidaire non pas seulement pour des personnes en situation de précarité, mais avec elles. Nous voulons prouver que les personnes en situation d’exclusion, quelles qu’elles soient, peuvent jouer un rôle clé dans la dynamisation de nos campagnes, et être garantes du lien social [5].

 

Photographie: Grand Forum sur l’hospitalité : de la théorie à la pratique. Par Loeiz Perreux, Les Ami.e.s de la Roya.

 


Notes: 

[1] Site et programme du festival 2019 : https://passeursdhumanite.com/les-ami-e-s-de-la-roya/
[2] Nations unies. « Les réfugiés », en ligne : https://www.un.org/fr/sections/issues-depth/refugees/index.html
[3] Il est illégal et inconstitutionnel en France de renvoyer une personne mineure non accompagnée.
[4] Son histoire a été racontée dans Humains : la Roya est un fleuve, bande dessinée de baudoin & troubs publiée par L’Association en 2018. En voici un extrait : « Au début de notre rencontre Chamberlain ne parle pas. Il est prostré sur sa chaise. Son visage est un long discours. Viols, tortures, esclavage. Ensuite quand ses compagnons se sont exprimés, il dit ses rêves : ce serait bien si je pouvais faire du droit, pour défendre les hommes » (p. 37).
[5] Cédric Herrou, président d’Emmaüs-Roya, « Cédric Herrou et son association DTC Défends ta citoyenneté lancent la première communauté Emmaüs paysanne de France », en ligne : https://defendstacitoyennete.fr/emmausroya Les passages en gras sont de nous.

Denis Langlois
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Denis Langlois est sociologue et politologue. Actif dans le domaine des droits humains depuis 30 ans, il a accompli plusieurs missions (observation et formation) au Canada, en France et en Amérique du Sud, notamment. Conseiller au Defensor del Pueblo de Bolivie de 2001 à 2006, il publia ensuite Le défi bolivien, ouvrage qui traite des enjeux de droits issus de la résurgence autochtone. Ayant enseigné à l’Université d’Ottawa entre 2008 et 2015, le « vivre ensemble » nourrit ses préoccupations actuelles. denis.langlois@uottawa.ca