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Migration et alimentation : un enchevêtrement

Migration et alimentation : un enchevêtrement

En ces temps de crise pandémique, nous faisons face à une réalité que nous ne pouvons plus ignorer. Jennifer Wickham du peuple Wet’suwet’en disait récemment dans une communication virtuelle : « Quand on va au supermarché et qu’on voit les tablettes vides, on panique. Je pense que ce serait peut-être le bon moment pour commencer à remettre en question la provenance et le mode de production des aliments que nous consommons. Et commencer à emprunter la voie vers l’autosuffisance. Voici venue notre chance de vraiment changer notre mode de vie, de repenser […] d’où provient notre nourriture, quel genre de remèdes que nous utilisons… Pour nous, les peuples autochtones, tous ces éléments sont directement liés au territoire » [1].

La majorité des fruits et légumes que nous consommons au Canada (même ceux qui portent l’étiquette « bio ») proviennent d’autres pays, notamment du Mexique ou d’Amérique centrale, depuis la signature de différents traités de libre-échange. Au Canada, ceux qui sont produits localement sont surtout issus du labeur des travailleurs et travailleuses saisonniers temporaires provenant en majorité du Mexique, d’Amérique centrale et des Antilles [2].

Lorsqu’on pense à l’extractivisme, c’est-à-dire au processus d’extraction des ressources naturelles de la planète pour les vendre sur le marché mondial, on oublie souvent de prendre en considération l’industrie agroalimentaire. Cette dernière est responsable non seulement de l’épuisement de la qualité des sols, de la contamination par pesticides, de la production de gaz à effets de serre et du massacre de la biodiversité, mais aussi de l’exploitation des êtres humains qui y travaillent.

L’industrie agricole et les autres formes d’extractivisme comme l’exploitation minière par exemple, sont d’ailleurs intimement liées aux questions de migration. C’est ce que nous tenterons d’explorer dans cet article.

Modification de la réalité agricole

Les politiques néolibérales et l’explosion du capitalisme mondialisé ont vu l’industrie agroalimentaire grandir à vue d’œil. Depuis les années 1960, avec l’injustement nommée « révolution verte » [3], cette industrie rompt drastiquement avec l’agriculture paysanne. Que soit par l’achat ou la location de terres, les systèmes agro-industriels mondiaux accaparent les espaces cultivables et vident les sols de leur fertilité. Cette « chaîne alimentaire industrielle » contrôle « 75 % des ressources mondiales consacrées à l’agriculture », pour en fait nourrir seulement 30 % de la population [4]. Mais par-dessus tout, ces immenses champs ont besoin de main-d’œuvre en grande quantité, et la moins chère possible, pour maintenir des coûts très bas.

Justement, une main-d’œuvre est rendue disponible, notamment à cause des impacts de l’agriculture de masse, de l’extractivisme et de la violence, en plus de la dévalorisation du travail paysan et le manque d’appui gouvernemental aux initiatives locales [5].

Ainsi, les terres pour l’économie paysanne se font de plus en plus rares. Au Guatemala comme au Mexique, les paysan∙ne∙s se dédient souvent à l’agriculture milpera (maïs, fèves et courges [6]), parfois aussi à la culture de fleurs et café. Cette agriculture est à majorité destinée à l’autoconsommation et à la vente dans les marchés locaux. Le reste (melon, aubergines, tomates, tabac) est souvent cultivé par des gens plus fortunés et les terres sont louées ou achetées par des entreprises du Nord qui possèdent parfois aussi des mines ou d’autres projets extractifs dans la région. Les semences natives sont gravement menacées puisque ces entreprises fournissent une trousse technologique complète avec leurs propres semences, conçues en laboratoire, qui ont besoin de produits chimiques pour croître. Ces semences créent une dépendance aux produits vendus par une poignée de multinationales et épuisent les sols. De plus, à cause des accords de libre-échange comme l’ALÉNA, les aliments cultivés de manière plus traditionnelle ne peuvent compétitionner avec les produits étrangers. C’est le cas notamment au Mexique, berceau d’une diversité impressionnante de maïs : le maïs transgénique provenant des États-Unis s’y vend moins cher que celui produit localement à petite échelle [7].

L’industrie agroalimentaire est intimement liée à l’industrie pétrochimique pour la machinerie et le transport, et à l’industrie minière pour la fabrication de fertilisants chimiques [8]. Fait intéressant, la rareté des terres dans certaines régions, comme au Chiapas ou Guerrero, est attribuée entre autres à l’industrie minière, selon différentes organisations sociales de la région. Qu’ils soient liés directement ou non à l’industrie agroalimentaire, ces projets menacent toujours de contaminer les territoires et d’épuiser les sources d’eau. Ces mégaprojets entraînent souvent des déplacements forcés, ce qui limite la capacité à développer des projets de vie. Ils s’inscrivent dans un modèle mondial qui est responsable de la dégradation de la planète.

Les changements climatiques, les périodes de sécheresse, les nappes phréatiques contaminées par les pesticides [9], tout cela a de graves impacts sur l’agriculture paysanne. Sans compter les climats de tension et de violence dans les contextes de pauvreté et d’insécurité. En effet, plusieurs zones très fertiles au Mexique ne sont pas cultivées parce que les territoires sont contrôlés par le narcotrafic ou par des groupes paramilitaires. Ces phénomènes sont tolérés par la corruption dans laquelle des grandes entreprises sont souvent impliquées.

Les programmes de travail agricole temporaire

On observe ainsi « la dislocation de l’économie paysanne […] qui est passée de la production des biens de consommation destinés au marché agricole [local], pour se convertir désormais en une source de force de travail pour l’agro-industrie et d’autres secteurs d’emploi du Mexique et des États-Unis » [10]. Dans ce contexte, plusieurs personnes paysannes et autochtones se voient obligées à migrer, au moins temporairement [11]. Quittant plusieurs mois par année leur foyer au Chiapas, Oaxaca, Guerrero ou Veracruz, ou même au Guatemala, elles vont travailler comme journaliers et journalières dans les États du nord du Mexique, dans des cultures d’agro-exportation destinées en majorité au Canada et aux États-Unis. Les conditions de travail y sont dangereuses et instables, le racisme envers ces populations à majorité autochtone est palpable, et les cartels et leur sillage de mort ne sont jamais très loin [12]. Il s’agit souvent de familles entières qui migrent pour travailler, mais parfois c’est seulement un homme de la famille qui reçoit un salaire. Cela reproduit non seulement des dynamiques d’esclavage, mais aussi de patriarcat. Des femmes migrent aussi souvent avec leurs enfants. Étant donné que le travail infantile est illégal et qu’aucune garderie n’est disponible une fois sur place (malgré les promesses des employeurs), ces femmes se retrouvent en situation d’itinérance avec leurs enfants, endettées, sans emploi et loin de chez elles.

Un modèle d’exportation de la main-d’oeuvre

Depuis le Forum mondial sur la migration et le développement en 2007, les puissances du Nord global et l’ONU encouragent les pays dits du Sud à exporter leur main-d’œuvre bon marché pour la mettre à disposition des entreprises multinationales, plutôt que de développer leur économie locale [13]. Les inégalités et la violence s’exacerbent, et l’ingérence des pays impérialistes et de leurs entreprises a beaucoup à voir dans ces climats politiques de tension et de violations des droits humains. Doit-on rappeler, par exemple, que le Canada a fait partie des premiers pays à reconnaître le gouvernement issu du coup d’État au Honduras en 2009, en échange de l’adoption de politiques extractives favorables aux entreprises étrangères?

Les États coloniaux comme le Canada ne sont pas prêts à reconnaître leur responsabilité dans les déplacements humains actuels. Encore moins prêts à les accueillir sur leur territoire, sauf sous certaines conditions très précises. Tel que l’écrit Holmes, « les puissances économiques impliquées dans les systèmes de migration du travail invitent la main-d’œuvre bon marché des migrant∙e∙s, voire la nécessitent. En parallèle, les puissances politiques interdisent l’entrée aux migrant∙e∙s » [14].

Ainsi, pour se maintenir compétitives sur le marché mondial, les entreprises multinationales valorisent l’importation d’une force de travail bon marché, perçue comme docile et facilement exploitable, particulièrement si elle est autochtone d’Amérique centrale et du Mexique. L’économie capitaliste des États du Nord global profite amplement de la force de travail des personnes sans-papier. Celles-ci réalisent des emplois que personne d’autre ne voudrait faire, dans des conditions inacceptables. Dans le contexte actuel de pandémie où les différents paliers de gouvernement au Canada appellent à la main-d’œuvre locale pour travailler dans les champs, nous sommes en droit de nous demander si les conditions inhumaines seront enfin exposées au grand jour, ou si des hiérarchies continueront de se reproduire selon la classe sociale et le statut migratoire des personnes travailleuses.

Du côté officiel, les programmes de travail temporaire, à travers des processus de sélection très restrictifs et compétitifs, permettent à certain∙e∙s élu∙e∙s de toucher du bout des doigts le fameux rêve américain… Rêve ou cauchemar? Cela dépend des points de vue, mais ce qui est certain, c’est que malgré sa légalité, les droits sont précaires, souvent violés et les abus sont monnaie courante. Lorsque ces personnes revendiquent des droits ou tombent malades à cause des conditions de travail dangereuses, elles sont vite congédiées. Des organisations de défense des droits des migrant∙e∙s suspectent même l’existence de listes noires, limitant l’accès ultérieur à des emplois dans ces programmes. Victimes d’un système qui les rend « temporaires de façon permanente », les personnes travailleuses migrantes temporaires ont peu accès, voire pas du tout, au système de santé et aux mesures de sécurité sociale. Les États bénéficiaires de ces programmes n’ont donc aucune responsabilité financière ni légale quant au bien-être et à la santé de ces personnes une fois leur force de travail extraite jusqu’à la dernière goutte [15]. On pourrait sans se tromper parler d’extractivisme humain, un autre visage du colonialisme au XXIe siècle.

De luttes, d’espoir et d’enracinement

Malgré les obstacles, les travailleuses et travailleurs migrant∙e∙s se battent pour leurs droits chaque jour et revendiquent dignité, conditions de travail et salaires justes, et surtout, un statut pour toutes et tous. Dans le contexte actuel de pandémie qui exacerbe les inégalités et les vulnérabilités, les migrant∙e∙s du Canada sont organisé∙e∙s plus que jamais. La réactivation de l’Alliance internationale des migrant∙e∙s (section Canada) [16] cet hiver s’inscrit d’ailleurs dans une longue tradition de lutte.

Parallèlement, des organisations [17] s’intéressent aussi aux conditions de vie dans les régions d’origine. Elles rappellent que « sans terre, sans bien naturel, la reproduction sociale communautaire serait impossible » [18]. Il est donc vital de valoriser les projets de vie des communautés en lien avec leurs aspirations et cultures, et d’appuyer les initiatives de défense du territoire. La migration est aussi un droit ancestral des peuples, qui voyageaient et échangeaient bien avant la démarcation des frontières par les États coloniaux et les guerres de dépossession.

Nous devons nous engager à appuyer les luttes pour la défense des territoires en Amérique latine, ainsi que les luttes pour la dignité des personnes migrant∙e∙s au Canada, dans la diversité de leurs analyses et revendications.

Et localement, espérons que le contexte de pandémie nous forcera à revoir notre rapport à l’alimentation. La « révolution verte », son explosion de semences transgéniques et sa manipulation du vivant avaient comme objectif de contrer la montée du communisme, dans l’espoir que, le ventre plein, les paysan∙ne∙s ne cultiveraient pas la révolte sociale [19]. Peut-être cela signifie-t-il qu’une agriculture locale et variée, qui s’éloigne des modèles dominants, nous permettra de nous rapprocher du collectif, de l’échange, du partage et de la diversité.

 

Photographie: Peinture murale photographiée dans l’espace communautaire Cocoveg, coopérative de cuisine végétarienne et végane, Ciudad de México, 2018. @CaracolPhotoMontreal

 


Notes:

[1] Voir CDHAL et Ke Huelga Radio, 28 mars 2020. Reportage audio « Resistencia en tiempos de covid ». Cadenazo radiofónico, en ligne : https://soundcloud.com/user-817746336/resistencia-en-tiempos-de-covid
[2] Même si, pour des raisons de racisme notamment, on engage de moins en moins d’Antillais. Voir Trumper, Ricardo et Wong, Lloyd L. (2008). « Les travailleurs migrants au Canada : Racialisation, genre et flexibilité », Hommes et migrations : Mondialisation et migrations internationales, p.44-56, en ligne : https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2008_num_1272_1_4710
[3] Grain et Pesticide Eco-Alternatives Center (2010). « From green to gene revolution : How farmers lost control of the seeds from agricultural modernisation », en ligne : https://grain.org/media/W1siZiIsIjIwMTEvMDcvMjEvMDRfMjNfMTlfNTQ1X0Zyb21fZmllbGRzX3RvX2dlbmViYW5rc19lbi5wZGYiXV0.
[4] ETC Group (2017). Qui nous nourrira? Le réseau alimentaire paysan et la chaîne alimentaire industrielle, 3e édition, p.6, en ligne : https://etcgroup.org/sites/www.etcgroup.org/files/files/whowillfeedus-french_v2019_web_.pdf
[5] Holmes, Seth M. (2013). Fresh Fruit, Broken Bodies : Migrant Farmworkers in the United States, Berkeley : University of California Press, p.41.
[6] Voces Mesoamericanas et Enlace (2017). « Jornaleras y jornaleros migrantes en Sonora (Versión preliminar del informe) », en ligne : https://vocesmesoamericanas.org/wp-content/uploads/2017/06/Informe-preliminar-Jornaleros-Indigenas-Migrantes-en-Sonora.pdf.
[7] Holmes, Seth M. (2013). Op. cit.
[8] ETC Group (2017). Op. cit.
[9] Labrecque, Marie-France (2016). « Le programme canadien des travailleurs agricoles saisonniers et le système régional de migration au Yucatán : où sont les femmes? », Les Cahiers ALHIM : Femmes latino-américaines en contextes de migrations : partir, rester, revenir.
[10] Voces Mesoamericanas et Enlace (2017). Op. cit., p.9.
[11] « La distinction entre la migration économique et la migration politique est souvent floue dans un contexte de politiques internationales qui soutiennent le libre-marché néolibéral, et d’un climat de répression militaire active contre les peuples autochtones dans le Sud du Mexique qui luttent pour l’amélioration de leurs conditions socio-économiques ». (Traduction libre de Holmes, Seth M. (2013). Op. cit., p.25)
[12] Entretiens avec Aldo Ledón Pereyra, coordonnateur de Voces Mesoamericanas, lors de son passage à Montréal en novembre 2019.
[13] Présentation d’Ana Robelo, IMA-USA, lors de l’assemblée de fondation de IMA-Canada à Ottawa en 2019.
[14] Traduction libre de Holmes, Seth M. (2013). Op. cit., p.13.
[15] L’externalisation des coûts est particulièrement avantageuse pour les pays qui reçoivent des travailleurs∙euses migrant∙e∙s car les coûts liés à la reproduction de la force de travail (éducation, santé…) ne sont pas pris en charge par l’État d’arrivée (Holmes, Seth M. (2013). Op. cit.
[16] Pour en savoir plus, visitez leur page Facebook : https://www.facebook.com/InternationalMigrantsAliianceCanada/
[17] C’est le cas notamment de Voces Mesoamericanas au Chiapas, voir l’entrevue avec Aldo Ledón Pereyra dans ces pages.
[18] Voces Mesoamericanas et Enlace (2017). Op. cit., p.16.
[19] Grain et Pesticide Eco-Alternatives Center (2010). Op. cit.

Marie Bordeleau
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Marie Bordeleau est membre du CDHAL depuis 2016, au sein duquel elle a participé à différents projets concernant les femmes en résistance contre l’extractivisme et les causes structurelles des migrations.