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La politique migratoire canadienne met en danger les femmes centraméricaines

L’Amérique centrale est sans aucun doute en crise : selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), entre 2011 et 2016, le nombre de demandeuses et demandeurs d’asile en provenance de cette région a vu une augmentation de 2 249 % [1]. Une grande partie d’entre eux et elles se dirige vers les États-Unis, mais ce pays cherche de plus en plus à limiter leur possibilité de demander l’asile sur son territoire. Le pays a adopté des politiques de plus en plus strictes envers les personnes migrantes centraméricaines : la séparation des enfants de leurs parents et la détention des migrant·e·s dans des centres surpeuplés continuent de faire la manchette. Cependant, le Canada persiste à considérer les États-Unis comme un « tiers pays sûr » pour les personnes réfugiées et interdit alors la réception des demandes d’asile aux postes frontaliers terrestres canadiens, sauf pour de rares exceptions. On parle moins du fait que ces politiques migratoires américaines et canadiennes nuisent d’une manière disproportionnée aux femmes. Cet article vise à montrer que la politique américaine en matière de réfugié∙e∙s n’est pas conforme au cadre international de protection des personnes réfugiées, et que le Canada a le devoir de changer ses politiques pour offrir une protection internationale aux personnes exclues du processus d’asile de son voisin.

Le droit à l’asile : un droit fondamental

La communauté internationale a reconnu que le droit à l’asile est un droit fondamental, protégé par l’article 14 de la Déclaration universelle des droits humains, qui constate que : « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ». Quand une personne bénéficie de l’asile, elle devient une réfugiée ou un réfugié et elle reçoit la protection internationale du pays d’accueil. La définition du statut de personne réfugiée reconnue par la communauté internationale vient de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. L’article 1 de cette convention stipule qu’une personne réfugiée est celle qui se trouve hors de son pays et qui ne peut pas y retourner en raison de persécution basée sur cinq motifs :

  1. Race
  2. Religion
  3. Nationalité
  4. Appartenance à un certain groupe social
  5. Opinions politiques

 

La persécution basée sur le genre relève manifestement de la catégorie d’« appartenance à un certain groupe social » et est, par conséquent, un motif légitime de demander l’asile [2]. La grande majorité des pays, y compris le Canada et les États-Unis, acceptent cette définition d’une personne réfugiée.

Des bandes criminelles : cause principale des demandes d’asile

Le Salvador, le Guatemala et le Honduras sont les trois pays qui composent ce qu’on appelle le Triangle du Nord en Amérique centrale. Le HCR constate que le nombre de demandeuses et demandeurs d’asile en provenance de cette région a beaucoup augmenté entre 2011 et 2016. Il s’agit de l’une des régions les plus violentes du monde, et il est bien démontré par l’Organisation des Nations unies (ONU) que les activités des bandes criminelles sont la cause principale de la fuite des demandeuses et demandeurs d’asile de la région [3]. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), le Salvador avait le taux d’homicides le plus élevé du monde en 2016 (les chiffres plus récents disponibles de cette agence) : 82,84 pour 100 000 personnes, un taux qui excède celui des pays en situation de conflit armé [4].

De plus, les gouvernements de ces trois pays semblent incapables de protéger leurs populations face à la violence des bandes criminelles. Par exemple, le HCR constate que les tentatives du gouvernement salvadorien pour contrer le problème des bandes criminelles n’ont pas fonctionné et ont même contribué à l’intensification de la violence dans ce pays [5].

Selon le HCR, la situation de violence dans cette région touche particulièrement les femmes. Ces trois pays ont des taux de féminicides parmi les plus élevés du monde, et la violence familiale continue d’être un grand problème pour les femmes. La violence familiale en particulier est souvent liée aux activités des bandes criminelles dans le Triangle du Nord. Selon le HCR, au Salvador, au Honduras et au Guatemala, dans les cas où des membres de bandes criminelles exercent de la violence contre leurs conjointes, les victimes se sentent incapables de demander de l’aide de peur d’être ciblées par les bandes. Il arrive même que des femmes et des filles soient considérées, sans leur consentement, comme des compagnes de membres des bandes criminelles. En raison du contrôle exercé par ces dernières sur le territoire [6], ces femmes et ces filles n’ont que rarement accès à la protection dont elles auraient besoin.

La politique d’asile des États-Unis

Bien qu’il reconnaisse le droit international des personnes réfugiées, le gouvernement des États-Unis a adopté une politique de plus en plus stricte envers les demandeuses et demandeurs d’asile face à l’augmentation du nombre de personnes migrantes en provenance du Triangle du Nord, particulièrement depuis le début de la présidence de Donald Trump en 2017. Depuis 2018, le gouvernement américain a arrêté les personnes migrantes traversant la frontière de manière irrégulière comme si elles étaient des criminelles, et a séparé des enfants de leurs parents [7]. De plus, en juillet 2019, les États-Unis ont signé une entente de « tiers pays sûr » avec le Guatemala. En vertu de cette entente, si elle entrait en vigueur, les demandes d’asile de réfugié∙e∙s salvadorien∙ne∙s et hondurien∙ne∙s ayant traversé le Guatemala avant d’arriver sur le territoire américain [8] seraient automatiquement rejetées. Cependant, selon le droit international des personnes réfugiées, chaque pays doit considérer chacune des demandes d’asile et offrir de la protection internationale aux personnes qui sont des réfugiées selon la définition de la Convention de 1951. Le droit international et le droit canadien dictent qu’une demandeuse ou un demandeur d’asile ne devrait pas être puni∙e pour ne pas avoir demandé l’asile dans le premier pays où elle ou il arrive [9]. Également, les demandeuses et demandeurs d’asile ne devraient pas être puni∙e∙s pour avoir traversé une frontière de manière irrégulière ou pour ne pas avoir en main les documents d’identité requis « sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulière » [10]. Le HCR est donc « vivement préoccupé » par les nouvelles restrictions aux États-Unis [11].

Ces restrictions au système d’asile des États-Unis nuisent d’une manière disproportionnée aux femmes. Notre voisin du sud a annoncé en 2018 que son gouvernement refuserait de reconnaître le genre comme motif de persécution acceptable pour demander l’asile, niant ainsi l’accès au système d’asile aux femmes survivantes de la violence familiale. Dans l’arrêt Grace c. Whitaker en décembre 2018, un juge fédéral a trouvé que cette décision rendue par le procureur général de l’époque, Jeff Sessions, était invalide. Cependant, le gouvernement américain ne semble pas avoir changé son traitement des demandes d’asile des femmes victimes de la violence familiale, lesquelles continuent à essuyer des refus [12].

Le Canada doit agir

Malgré les violations du droit à l’asile des femmes centraméricaines, le Canada considère les États-Unis comme un « tiers pays sûr » depuis 2004, en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs. En d’autres termes, le Canada considère que les États-Unis sont un pays qui respecte les droits humains des demandeuses et demandeurs d’asile et ferme donc la porte à la plupart d’entre elles et eux à la frontière canado-américaine, sous prétexte qu’elles et ils recevraient un traitement adéquat aux États-Unis. L’Entente stipule que les personnes réfugiées sont tenues de soumettre leur demande d’asile dans le premier pays « sûr » où elles arrivent.

Depuis son entrée en vigueur, cette entente a été très critiquée par les spécialistes canadiens en droit des personnes réfugiées. En 2007, le Conseil canadien pour les réfugié∙e∙s, le Conseil canadien des églises et Amnistie internationale ont contesté l’Entente auprès de la Cour fédérale. La contestation a toutefois été rejetée en raison d’un manque de qualité pour agir : cela signifie que seule une personne ayant été affectée par une loi peut la remettre en question devant les tribunaux. La Cour d’appel fédérale a dit que la contestation « devrait cependant être […] présentée par un réfugié à qui l’asile a été refusé au Canada […] qui est exposé à un risque véritable de refoulement en étant renvoyé aux États-Unis en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs » [13]. La situation est récemment devenue plus urgente face aux politiques encore plus strictes de l’administration Trump. En juillet 2017, les mêmes organisations se sont engagées dans une nouvelle contestation juridique. Cette fois, la contestation a été effectuée en collaboration avec une femme (dont le nom n’a pas été divulgué) qui justement a fui le Salvador avec ses filles en raison de menaces de mort de la part de son ex-compagnon membre d’un groupe armé. Les organisations ont soutenu qu’elle ne recevrait pas un juste traitement de sa demande d’asile aux États-Unis, alors que sa demande d’asile a été rejetée à la frontière canado-américaine à cause de l’Entente sur les tiers pays sûrs [14]. La contestation n’a pas encore été résolue, mais la Cour fédérale a entendu la cause en novembre 2019 et une manifestation d’appui a eu lieu devant la Cour [15].

Le fait que le Canada déclare un pays « sûr » n’empêche pas les personnes qui ont besoin d’asile de le chercher ailleurs. L’Entente sur les tiers pays sûrs s’applique uniquement aux personnes demandant l’asile à un poste frontalier. Autrement dit, les personnes se trouvant sur le territoire canadien avant de demander l’asile sont admissibles, même si elles sont passées par les États-Unis. Les personnes qui traversent la frontière canado-américaine de manière irrégulière peuvent donc demander l’asile au Canada alors que celles qui se présentent à un poste frontalier ne le peuvent pas. Ceci encourage les individus ayant besoin de la protection internationale à traverser la frontière dans des endroits isolés où les risques sont plus élevés. Les images de personnes réfugiées traversant la frontière canadienne de manière irrégulière publiées par les médias ne signifient pas que ces personnes-là cherchent à passer devant les autres. Au contraire, elles prennent une décision difficile pour faire respecter leur droit fondamental à l’asile en réponse à une politique canadienne injuste.

Même s’il est évident que les États-Unis ne sont plus (ou ne sont pas) un pays « sûr » pour les demandeuses et demandeurs d’asile, il est essentiel de soulever que l’Entente sur les tiers pays sûrs a un impact disproportionné sur les femmes. Avec l’Entente toujours en vigueur, les femmes qui ont besoin de protection internationale devront voyager vers des endroits isolés pour entrer au Canada et voir leurs demandes considérées. Cependant, on sait que les femmes qui doivent traverser des frontières de manière irrégulière sont plus susceptibles de subir de la violence et de mourir comparativement aux hommes, sans compter l’impact déshumanisant de devoir entreprendre ce voyage irrégulier [16].

Les femmes centraméricaines souffrent donc de discrimination à plusieurs égards : elles sont victimes de violence familiale dans leur pays d’origine en plus d’être inadmissibles comme réfugiées aux États-Unis. Pour solliciter la protection internationale garantie par la Déclaration universelle des droits humains au Canada, ces femmes doivent entreprendre un voyage qui est plus dangereux pour elles.

À la lumière de la violation des droits des femmes demandant l’asile aux États-Unis, le Canada ne peut continuer à considérer ce pays comme un « tiers pays sûr ». Le Canada a l’occasion d’ouvrir ses portes aux personnes exclues par le système d’asile trop restrictif de notre plus proche voisin, et il nous faut agir. Notre politique migratoire met en danger les demandeuses et demandeurs d’asile et a des impacts plus prononcés sur les femmes. Il faut annuler l’Entente sur les tiers pays sûrs pour répondre à nos obligations en matière de droit international des personnes réfugiées. C’est le moment d’accueillir les femmes centraméricaines et toutes les personnes réfugiées qui sont rejetées par la politique d’asile des États-Unis.

 

Photographie: La frontière canado-américaine, Wing-Chi Poon, 17 juin 2004.

 


Notes:

[1] Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) (2019). Central America Refugee Crisis, en ligne : https://www.unrefugees.org/emergencies/central-america/
[2] Voir, par exemple, HCR (2002). Guidelines on International Protection : Gender-Related Persecution within the context of Article 1A(2) of the 1951 Convention and/or its 1967 Protocol relating to the Status of Refugees, en ligne : https://www.unhcr.org/3d58ddef4.pdf; et Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) (2018). La jurisprudence sur la définition de réfugié au sens de la convention : chapitre 4 – motifs de persécution, en ligne : https://irb-cisr.gc.ca/fr/legales-politique/ressources-juridiques/Pages/RefDef04.aspx.
[3] Conseil des droits de l’homme (2018). Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays concernant sa visite en El Salvador, en ligne : https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G18/359/06/PDF/G1835906.pdf?OpenElement.
[4] Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) (2016). Statistics and Data: Intentional Homicide Victims, counts and rates per 100,000, en ligne : https://dataunodc.un.org/crime/intentional-homicide-victims; Conseil des droits de l’homme (2018). Op. Cit.
[5] HCR (2016). Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from El Salvador, en ligne : https://www.refworld.org/docid/56e706e94.html
[6] HCR (2016). Op. Cit.; HCR (2018). Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Guatemala, en ligne : https://www.refworld.org/docid/5a5e03e96.html; HCR (2016). Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Honduras, en ligne : https://www.refworld.org/docid/579767434.html.
[7] Alvarez, Priscilla (2019). « ACLU says over 900 children separated from families at US border since last summer », CNN, 30 juillet 2019, en ligne : https://edition.cnn.com/2019/07/30/politics/900-children-separated-border/index.html
[8] BBC (2019). « Guatemala signs migration deal with US after Trump threats », 27 juillet 2019, en ligne : https://www.bbc.com/news/world-latin-america-49134544
[9] Gavryushenko v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2000; Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (1951, 28 juillet). [Entrée en vigueur 22 avril 1954].
[10] Article 31 of the 1951 Convention, en ligne : https://www.unhcr.org/fr/about-us/background/4b14f4a62/convention-protocole-relatifs-statut-refugies.html
[11] HCR (2019). Le HCR est vivement préoccupé par de nouvelles restrictions en matière d’asile aux États-Unis, 15 juillet 2019, en ligne : https://www.unhcr.org/fr/news/press/2019/7/5d2d71dda/hcr-vivement-preoccupe-nouvelles-restrictions-matiere-dasile-etats-unis.html
[12] Human Rights Watch (2019). US: Protect Right to Asylum for Domestic Violence – Abuse of Women is a Human Rights Issue, 23 janvier 2019, en ligne : https://www.hrw.org/news/2019/01/23/us-protect-right-asylum-domestic-violence
[13] Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2008 CAF 229 (CanLII), [2009] 3 RCF 136, au para 103.
[14] Conseil canadien pour les réfugiés (2017). « Lancement d’une contestation judiciaire de l’Entente sur les tiers pays sûrs », 5 juillet 2017, en ligne : https://ccrweb.ca/fr/medias/contestation-judiciaire-entente-tiers-pays-surs
[15] Conseil canadien pour les réfugiés (2019). Tiers pays sûrs, 2 août 2019, en ligne : https://ccrweb.ca/fr/tiers-pays-sur; Stephanie Levitz (2019). « Demandeurs d’asile : l’Entente sur les tiers pays sûrs contestée en Cour fédérale », La Presse, 4 novembre 2019, en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/national/201911/04/01-5248291-demandeurs-dasile-lentente-sur-les-tiers-pays-surs-contestee-en-cour-federale.php
[16] Pickering, Sharon et Brandy Cochrane (2012). « Irregular border-crossing deaths and gender : Where, how and why women die crossing borders », Theoretical Criminology, no.17(1), p. 27- 48.

Kelly O'Connor
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Kelly O’Connor est candidate au baccalauréat en droit avec mineure en études hispaniques à l’Université McGill. Elle détient un baccalauréat en littérature anglaise et française de l’Université de la Colombie-Britannique. Elle a réalisé de nombreux stages liés aux droits humains, notamment au Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés à Quito (Équateur), à la Clinique internationale de défense de droits humains de l’UQAM et à la Cour interaméricaine des droits humains à San José (Costa-Rica).