Depuis l’élection de l’Unité populaire, le 4 septembre 1970, le Québec et le Chili ont entrelacé leurs devenirs politiques dans de nombreuses luttes communes qui n’ont cessé de se faire écho, jusqu’aux « Printemps » chilien (2011) et québécois (2012) annonçant de futurs combats qui ne manqueront pas de s’alimenter mutuellement.
Après l’élection de Salvador Allende, de nombreux Québécois et de nombreuses Québécoises ont décidé de se joindre à cette révolution démocratique qui se déroulait dans une société si loin et pourtant si proche de la leur. Bien entendu, le Chili était un pays dit du « Tiers monde » et le Québec, une nation aspirant au premier. Toutefois, comme le montre, entre autres, le documentaire de l’ONF Richesse des autres (1973)[1], de nombreux parallèles unissaient les luttes de ces deux peuples aspirant à leur réelle indépendance. Le documentaire s’attardait principalement sur l’exploitation des mines et des mineurs, mais on aurait pu continuer en montrant comment le Québec et le Chili vivaient des situations semblables en ce qui a trait à l’exploitation, à la domination, mais aussi à la résistance et aux formes d’organisation des groupes populaires ainsi que des travailleuses et des travailleurs de la forêt, des pêches ou des manufactures, etc.
Au-delà de ces points de convergence, le Québec et le Chili partagent un héritage catholique commun qui n’a pas été étranger au grand flux de Québécoises et de Québécois vers le Chili, puis à l’accueil de réfugié-e-s, y compris dans les ambassades, dès les premiers jours suivant le coup d’État ou à l’implication de missionnaires québécoises et québécois dans l’action sociale et la défense des droits humains pendant toute la dictature[2]. Le retour au Québec de plusieurs de ces missionnaires, souvent défroqués, a alimenté et alimente encore le milieu syndical et communautaire de militants et de militantes inépuisables, comme Clotilde Bertrand et Robert Quévillon, Yves Laneuville et Jeannette Pomerleau, ou encore Jean Ménard ou Claude Lacaille (restés prêtres).
Plus subtilement, mais également de manière plus profonde, le parallélisme entre le Chili et le Québec se situe dans les structures sociales et politiques d’une modernité tardive qui a fini par dépasser de manière radicale et accélérée les archaïsmes d’institutions traditionnelles ayant refusé trop longtemps de céder, avant de se faire emporter par des révolutions, tranquilles ou socialistes, de grande ampleur. Ainsi, au cours des années 1960, on a vu surgir dans ces deux sociétés une série de mouvements culturels, populaires, paysans, ouvriers, etc. conquérant des droits sociaux et économiques au même moment où les élites gouvernantes tâchaient d’appliquer diverses formes d’État providence. La solidarité avec les victimes et les persécuté-e-s du coup d’État du 11 septembre 1973 était alors d’autant plus naturelle que les acquis de l’Unité populaire semblaient pouvoir se transposer directement au Québec.
Les chemins parallèles des mouvements étudiants se croisent soudainement
Curieusement, alors que la solidarité entre le Québec et le Chili semble embrasser l’ensemble des mouvements sociaux, les mouvements étudiants de ces deux pays se sont développés de manière parallèle, sans trop de contacts entre eux. Cela s’explique sans doute par le fait, d’une part, que la solidarité avec le Chili dans les campus québécois se faisait avec les victimes de la dictature en général et non pas en relation au mouvement étudiant en particulier et, d’autre part, que la lutte dans les écoles et les campus chiliens se faisait, elle aussi, contre la dictature davantage que pour des luttes spécifiques aux étudiant-e-s.
Pourtant, cela rend d’autant plus étonnante la similitude des deux mouvements de grèves étudiantes et de protestations citoyennes, de six mois chacun, qui se sont succédé au Chili et au Québec, entre juin 2011 et août 2012. En effet, dans les deux cas, face au déni de reconnaissance et au mépris affiché par les gouvernements, de simples grèves étudiantes ont débordé du cadre strictement éducationnel pour devenir les plus importants mouvements de contestation sociale de leurs histoires respectives, avec des manifestations quotidiennes, atteignant des centaines de milliers de personnes issues d’une multitude de milieux sociopolitiques.
Cette improbable coïncidence s’explique peut-être par le fait que ces deux nations vivent des processus similaires de « marchandisation » de l’éducation, et de la société en général, conduisant à des formes autoritaires, ou du moins bureaucratiques, d’imposition de décisions prises par des « représentant-e-s » élu-e-s ayant davantage à cœur les intérêts du capital apatride que le bien commun. C’est donc sur cette base commune que l’on peut interpréter cette nouvelle syntonisation Québec-Chili inaugurant une nouvelle étape de luttes communes.
Du laboratoire dictatorial du néolibéralisme à la résistance commune contre des « démocraties » austéritaires
Les devenirs sociopolitiques du Chili et du Québec se sont éloignés à partir du moment où l’une des deux nations subissait une sanglante dictature et que l’autre prospérait dans l’approfondissement d’un État social. Pourtant, ces destins se croisent à nouveau à partir du moment où l’on applique au Québec, depuis les années 1980, les recettes néolibérales austéritaires testées au Chili pendant la dictature et qu’on instaure au Chili une « démocratie de basse intensité » visant à restreindre, comme ici, la participation politique citoyenne.
En effet, après avoir été le laboratoire dictatorial du néolibéralisme, le Chili s’est transformé en modèle de transition « démocratique » réussie. Cependant, le modèle transitologique duquel le Chili est devenu le champion est celui d’une démocratie « stable » (ou restreinte) où la participation des masses en politique est perçue comme la « crise de la démocratie »[3]. Cette conception schumpetérienne[4] de la démocratie subvertit le sens premier et fondamental du concept en présentant les décisions oligarchiques (prises par un petit nombre) comme la quintessence de la démocratie et, à l’inverse, réprimant la participation du demos (peuple) aux processus de prise de décision publique comme s’il s’agissait d’une menace contre la démocratie.
C’est cette même conception anti-participationniste de ladite « démocratie » qui s’impose au Québec à partir du moment où l’on cesse de considérer la grève, l’occupation d’édifices publics ou même la manifestation comme des formes légitimes d’expression publique et qu’on entre dans un processus de criminalisation de l’action collective. Cela s’est manifesté de manière patente avec le projet de loi 78 (devenu loi 12) qui limitait explicitement et de manière autoritaire le droit de manifester de même que le droit d’association et d’expression. Par contre, cette loi d’exception était limitée dans le temps et a été abolie par le gouvernement suivant. D’autres lois (comme le règlement P-6 à Montréal[5]) mais aussi et surtout d’autres pratiques et interprétations du droit font en sorte de normaliser l’état d’exception.
Criminalisation de l’action collective et normalisation de l’état d’exception
Comme l’a montré l’arrêt Saskatchewan de la Cour suprême du Canada[6], le droit de grève est protégé par la Charte canadienne des droits et libertés, en fonction des principes de « la dignité humaine, l’égalité, la liberté, le respect de l’autonomie de la personne et la mise en valeur de la démocratie ». De même, la Cour supérieure du Québec a invalidé deux des principaux articles du règlement P-6, l’un interdisant le port de masques et l’autre obligeant à fournir un itinéraire avant une manifestation spontanée.
Au Chili, le projet de loi « Hinzpeter » ou « Loi du renforcement de l’ordre public » visait à pénaliser sévèrement l’occupation d’édifices, le blocage de la circulation, le manque de respect envers les forces de l’ordre et le port de cagoules. Bien que le projet de loi ait été bloqué par la Chambre des députés en décembre 2013, l’esprit de cette loi s’applique encore dans la démesure de la répression et de la censure de la parole publique du demos que cela implique.
De la même manière, au Québec, on a beau avoir laissé tomber les accusations contre les milliers de personnes arrêtées en 2012 – et par la suite à Montréal, en vertu du règlement P-6 –, cela ne change rien aux effets désastreux que ces arrestations produisent sur le déroulement d’un dialogue démocratique, criminalisant l’expression publique des groupes les plus vulnérables tout en faisant de l’espace public la chasse gardée des groupes les plus riches et puissants.
Démocratie et participation citoyenne
La lutte des étudiant-e-s du Chili en 2011 et du Québec en 2012 ne concerne pas seulement, ni même principalement, des questions relatives à l’éducation ou aux frais de scolarité. Comme l’affirmait l’une des premières banderoles accrochées aux fenêtres de l’Université catholique du Chili occupée par les étudiant-e-s : « La lutte est celle de toute la société ». Ou, comme l’affirmait aussi un slogan très répandu lors du Printemps érable : « La grève est étudiante, la lutte est populaire ». Et les faits ont donné raison à ces aspirations étudiantes récoltant l’immense appui de centaines de milliers de personnes s’engageant dans ces mouvements de protestation sociale devenus parmi les plus importants de l’histoire de ces deux peuples.
L’enjeu principal est certainement l’exercice des droits fondamentaux d’association, d’expression et de manifestation. Car, si personne n’ose défier la menace d’une loi spéciale ou la criminalisation d’un droit démocratique, l’état d’exception se normalise sans jamais avoir à se nommer. C’est d’ailleurs au moment où le gouvernement a commis l’odieux de présenter le projet de loi 78 (ratifié ensuite par l’Assemblée nationale!) que la lutte est devenue réellement populaire par l’entrée en scène des casseroles et des associations de quartiers.
Pourtant, la massification du mouvement de protestation s’est faite également sur la base d’une opposition commune à un projet austéritaire qui au nom de l’urgence d’une crise (préfabriquée) des finances publiques impose des restrictions autoritaires aux droits socioéconomiques autant que civiques. En résistant au mépris, aux accusations de violence, aux menaces et aux intimidations de même qu’à la répression démesurée, la lutte des étudiant-e-s du Chili et du Québec s’est transformée en symbole rassembleur pour une série de positions et de luttes subissant un sort analogue.
La rue est devenue une surface d’inscription où s’exprimait la mésentente[7] entre le pouvoir et une part imposante de la population jusqu’alors laissée pour compte. Surgissant par effraction dans un espace public d’où on l’avait chassé, cette plèbe, sans titre pour gouverner, est venue à exercer la démocratie et à engendrer le politique en vérifiant le postulat d’égalité à la base de celle-ci.
Prélude de solidarités à venir
Le contexte chilien de privatisation totale du système d’éducation postsecondaire (dont les frais de scolarité sont les plus chers au monde en relation au PIB per capita) semble aux antipodes du contexte québécois, où les grèves étudiantes ont réussi à préserver une certaine accessibilité à l’éducation supérieure réputée être « la moins chère d’Amérique du Nord » (en excluant, volontairement, le Mexique, où l’éducation supérieure est gratuite).
Pourtant, de la même manière que ces mouvements étudiants ont réussi à interpeller des groupes sociopolitiques relativement éloignés de la condition étudiante, en devenant le symbole des vexations subies par l’ensemble du social; de même, devant les dangers communs subis par nos sociétés en proie à une nouvelle vague austéritaire de la contre-révolution néolibérale, il ne fait aucun doute que liens de solidarité entre nos deux peuples vont se poursuivre et se renforcer dans les années à venir, par l’influence de projets sociaux communs – comme ceux d’une éducation supérieure gratuite et de qualité, d’une Assemblée constituante, d’une réforme de la fiscalité, etc. – ou encore par la reprise de certains répertoires d’action collective telles les casseroles, les flashmobs ou les « manufestations ».
Photo : «Le Chili n’éduque pas, il s’enrichit», 2008. / Affiche d’Oscar Scheihing, Colectivo Mano Alzada
Références
[1] De Maurice Bulbulian et Michel Gauthier, https://www.onf.ca/film/richesse_des_autres/
[2] Voir, par exemple : Del Pozo, José (2009). Les Chiliens au Québec. Immigrants et réfugiés de 1955 à nos jours. Montréal : Boréal ; voir également LeGrand, Catherine (2013). « Les réseaux missionnaires et l’action sociale des Québécois en Amérique latine, 1945-1980 », Études d’histoire religieuse, vol. 79, n° 1, p. 93-115.
[3] Crozier, Michel, Samuel P. Huntington et Joji Watanuki (1975). The Crisis of Democracy: Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission. New York: New York University Press.
[4] Schumpeter, Joseph (1990). Capitalisme, socialisme et démocratie. Paris : Payot.
[5] Voté dans le même contexte que le PL 78, le règlement P-6 subordonne explicitement le droit de manifester à celui de circuler, ainsi qu’à la sécurité et à l’ordre public. Jamais invoqué pendant la « crise » étudiante, ce règlement a permis l’arrestation de 1 341 personnes au cours des cinq premières manifestations suivant son application en 2013. Aujourd’hui, la plupart des charges ont été abandonnées et la Cour supérieure du Québec a invalidé ses deux articles les plus controversés concernant l’interdiction de porter des masques et l’obligation de divulguer son itinéraire.
[6] Dans l’arrêt « Saskatchewan Federation of Labour » (2015 CSC 4), la Cour suprême du Canada précise que le droit d’association établi par la Charte canadienne des droits et libertés protège également le droit de grève comme « minimum irréductible » du droit à un véritable processus de négociation collective.
[7] Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et Philosophie, Paris, Galilée, 1995.
Ricardo Peñafiel
Ricardo Peñafiel est chilien d’origine, professeur associé au département de Science politique de l’UQAM et membre fondateur du GRIPAL (Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine). Il est l’auteur de nombreux articles sur le Chili, l’Amérique latine et le Québec. Militant depuis le début des années 1990 dans des organisations de solidarité avec l’Amérique latine (dont le CDHAL) et membre fondateur de la Revue À bâbord!, il réfléchit depuis toutes ces années aux relations existant entre son pays d’origine et sa société d’accueil et d’adoption.