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Les causes structurelles de la crise migratoire vénézuélienne : échec du modèle économique rentier pétrolier et faiblesses de la démocratie vénézuélienne

Le Venezuela a été, au cours des dernières années, au cœur de l’actualité internationale. Les médias ont en effet abondamment parlé des pénuries d’aliments et de médicaments, de la polarisation politique, des problèmes de violence et d’insécurité ainsi que de la migration massive de la population qui a atteint 4,5 millions de personnes en 2019 [1].

Une grande partie des récits sur la situation, du type « la crise vénézuélienne en 5 minutes », misent presque exclusivement sur les causes immédiates des dynamiques migratoires et impliquent souvent la diabolisation du régime chaviste. Cette perspective d’analyse reste incomplète et passe sous silence la responsabilité des administrations précédentes ainsi que les liens historiques entre le présent et le passé.

Sans nier la part de responsabilité du régime chaviste dans la série d’événements ayant mené à la crise humanitaire actuelle, cet article présente une vision critique des lectures les plus récurrentes des vagues migratoires des dernières années dans les médias traditionnels. Il propose d’analyser les causes structurelles de la crise migratoire principalement à l’aune de l’échec du modèle économique rentier pétrolier et des faiblesses de la démocratie vénézuélienne.

Contexte et profil migratoires de la diaspora bolivarienne [2] (1998-2019)

Durant les années 1970, à l’apogée de la rente pétrolière [3], le Venezuela a reçu un nombre important de migrant.e.s latino-américain.e.s, mais aussi espagnol.e.s et portugais.e.s. La tendance s’est inversée à partir du début des années 1980 avec les crises économiques et financières qui ont ébranlé le Venezuela en 1983 et 1994-1995. Toutefois, l’ampleur de l’émigration vénézuélienne est restée relativement modeste pour devenir plus significative à la suite de l’élection de Chavez à la présidence en 1998.

Dans l’ensemble, le profil migratoire des premières années du chavisme et celui de la période des booms pétroliers (2005-2009 et 2011-2012) correspondait aux classes aisées et moyennes, préoccupées par les problèmes d’insécurité et de polarisation politique ainsi que par l’éventualité de nationalisations et d’expropriations dans le cadre de la révolution bolivarienne. Les principaux pays de destination de ces migrant.e.s étaient les États-Unis et certains pays de l’Europe occidentale.

Le profil migratoire s’est progressivement diversifié à partir de 2013 pour inclure les classes économiquement les plus défavorisées. Parallèlement, les pays limitrophes ou relativement faciles d’accès comme le Pérou, l’Équateur, la Colombie, le Chili et le Brésil sont devenus les pays de destination privilégiés. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, 82,5% des 4 054 870 Vénézuélien.e.s qui résident à l’extérieur du pays vivent dans un pays de l’Amérique latine et des Caraïbes [4].

La particularité des vagues migratoires des cinq dernières années est qu’elles se situent dans le contexte d’une grave crise de gouvernance à plusieurs dimensions : économique, sociale et de santé, notamment. À tout cela s’ajoute la problématique de sécurité dans un contexte de violence généralisée (violence policière, criminelle, en milieu scolaire, violences liées aux activités minières illégales [5]). C’est la conjugaison de toutes ces crises qui explique l’ampleur de ce qui est devenu une véritable crise migratoire et humanitaire.

Chute des prix du pétrole

Afin de comprendre la dimension économique de cette crise, il faut rappeler les conséquences de la dépendance du régime au pétrole, dans un contexte d’instabilité des prix de cette ressource sur le marché international. Sous la présidence de Nicolas Maduro (2013- en cours), successeur d’Hugo Chavez, on a en effet assisté à une chute continue des prix du pétrole, de 105$ le baril à 40$ le baril (voir figure 1), jumelée à une baisse de la production pétrolière.

Cette situation a contribué à une diminution drastique des importations de toutes sortes de biens indispensables, dont les aliments et les médicaments, financées historiquement par les revenus tirés de l’exportation pétrolière.

Un système de santé en crise

Conjuguée à la crise alimentaire, la crise sanitaire constitue une des causes principales des vagues migratoires actuelles. Elle se traduit notamment par la pénurie de fournitures médicales et de médicaments. À cela, il faut ajouter les impacts des pannes électriques régulières sur le fonctionnement des hôpitaux. Ces pannes rendent notamment difficile le fonctionnement des blocs opératoires, des services de dialyses et des unités néonatales [6].

L’effet cumulatif de la migration des médecins et des infirmiers et infirmières a aussi exacerbé cette crise. Ayant débuté à la fin des années 80, la migration des médecins s’est intensifiée à partir de 2008 et s’est particulièrement accentuée à compter de 2014. Entre 2008 et 2009, plus de 2000 médecins ont quitté le pays, ce qui représentait à l’époque environ 10% du nombre total de médecins inscrits au registre des médecins du Ministère du Pouvoir populaire pour la santé (Ministerio del Poder popular para la Salud); en 2014, 66 138 médecins (soit 33% des médecins) et entre 3000 et 5000 infirmiers et infirmières ont quitté le pays [7].

Ce contexte rend vain tout effort de sensibilisation et de prévention, notamment en matière de santé mentale, de maladies chroniques, d’infections transmissibles sexuellement et par le sang et de grossesses adolescentes [8]. Le manque de ressources matérielles et financières dans le système public de santé est à un point tel, que des maladies éradiquées ou en voie de l’être (ex. coqueluche, tuberculose, malaria) ont fait un retour en force au cours des dernières années.

Racines et consolidation du modèle d’État pétrolier

Avant le début des activités d’extraction pétrolière, en 1920, l’économie du Venezuela était caractérisée par la part élevée de la production agricole dans les exportations totales du pays (92%). Vingt ans après le début des activités pétrolières, les produits agricoles ne constituaient plus que 4% des exportations totales, alors que 94% de celles-ci étaient attribuables au pétrole et à ses dérivés [9].

L’État pétrolier a en parallèle abandonné le soutien à l’agriculture, à l’élevage et à la pêche, secteurs qui auraient pu assurer la sécurité alimentaire des Vénézuéliens. À la place, le pays s’est mis à importer des produits alimentaires de base. Ainsi, le Venezuela est progressivement devenu complètement dépendant des importations de toutes sortes de biens alimentaires de base, et ce, malgré la fertilité de ses terres, sa diversité climatique et ses richesses aquatiques. Le niveau élevé des revenus provenant du pétrole n’a pas favorisé le développement ni la consolidation d’activités économiques alternatives pour diversifier l’économie. Indépendamment des idéologies des partis politiques au pouvoir, les implications du modèle économique pétrolier sont demeurées sensiblement les mêmes depuis les années 1920 jusqu’à nos jours.

Ainsi, sur le plan économique, on observe notamment une capacité productive de biens essentiels insuffisante pour satisfaire la demande de consommation interne. Cela a favorisé les importations qui coûtent très cher au pays en dehors des périodes d’augmentation des prix de pétrole. Par ailleurs, le pays ne disposait ni de budgets stables ni de main-d’œuvre qualifiée suffisante pour l’ensemble des ambitieux projets d’infrastructure planifiés durant l’euphorie de l’augmentation des prix du pétrole. Cela explique les nombreux projets demeurés inachevés (ou non fonctionnels) au fil des ans (ex. projet éolien de Paraguana, projet du complexe sidérurgique Siderurgica del Orinoco). À cela, il faut ajouter les effets d’une « culture pétrolière » [10] ayant favorisé chez la population le développement de pratiques de consommation ostentatoire, basées sur une illusion de richesse qui n’était en réalité que cyclique et limitée aux périodes de boom pétrolier.

En matière de programmes sociaux, le pays ne s’est jamais doté de véritables politiques universelles judicieusement planifiées. Il s’agissait plutôt de programmes fragmentés, à court terme, assistentialistes et imprégnés de pratiques clientélistes, concentrés uniquement sur des secteurs de la population considérés comme les plus vulnérables. Ces programmes n’ont fait que perpétuer la dépendance d’une grande partie des citoyens et citoyennes envers l’État.

Bien qu’il ne faille pas nier la responsabilité du régime chaviste dans l’utilisation et la distribution inefficiente de la rente pétrolière, ni la façon dont il a contribué à l’approfondissement de la dette publique, à la désorganisation voire au démantèlement de la production manufacturière, à la fragmentation du système de santé et à la militarisation progressive de l’administration publique, il semble qu’aucun de nombreux diagnostics proposés dans les médias traditionnels ne situe les diverses manifestations de la crise actuelle dans le contexte de la consolidation progressive du modèle économique rentier pétrolier.

Centralisation du pouvoir

La mise en place d’un régime démocratique au Venezuela en 1958 a été possible grâce à une entente (le Pacte de Punto Fijo) entre trois partis politiques [11] qui leur a permis de se partager le pouvoir et d’occuper en alternance les postes importants au sein de l’administration publique. Ultimement, cela a eu pour effet de perpétuer les relations clientélistes visant à conserver la faveur de leurs partisans. Cette entente a aussi délibérément marginalisé les partis de gauche et leurs électorats, ce qui n’a pas favorisé le développement d’une opposition solide et unifiée, une problématique toujours présente au Venezuela.

Avec l’importance de la rente pétrolière, on a également assisté à un renforcement du pouvoir central au détriment des structures politiques régionales et locales (ex. les municipalités), celles-ci ne disposant pas d’une capacité de taxation qui leur aurait assuré une autonomie financière et permis de réduire leur dépendance envers les transferts de l’administration centrale. Pourtant, une telle décentralisation aurait pu rapprocher les citoyens et citoyennes de l’exercice du pouvoir; or, c’est plutôt le modèle autoritaire, centralisé sur les élites de Caracas, qui a été favorisé.

Reconstruire le pays

Le traitement de la crise migratoire vénézuélienne dans les médias traditionnels laisse entendre qu’elle est uniquement attribuable à l’échec d’un régime en particulier et non à celui d’un modèle économique et social. La prise en compte insuffisante des faiblesses structurelles de la démocratie et de l’économie vénézuéliennes – faiblesses qui ont ouvert la voie au chavisme dont la débâcle a été l’élément déclencheur des vagues migratoires actuelles – demeure flagrante dans la plupart des analyses.

Selon les initiatives internationales prétendant chercher une résolution pacifique à la crise vénézuélienne, le départ de Maduro et la tenue d’élections présidentielles constitueraient la solution privilégiée. Aucune de ces initiatives ne semble pourtant prendre en compte les causes structurelles ayant mené à la crise, ni se pencher sur les mesures qui favoriseraient le retour d’un bon nombre des 4 054 870 Vénézuélien.e.s, qui auront à relever le défi de réparer le tissu social et de transformer les structures économiques et les institutions politiques. Or, le développement d’une véritable culture démocratique et la reconstruction économique et sociale demeurent les véritables défis de la transition, dont la réussite dépend en grande partie du possible retour des migrant.e.s.

 

Photographie: 

 


Notes:

[1] Agence des Nations Unies pour les réfugiés (2019). Situation au Venezuela, en ligne : https://www.unhcr.org/fr/situation-au-venezuela.html (voir aussi l’article de Wirmelis Villalobos, dans le présent numéro. ndlr)
[2] Le qualificatif « bolivarien » est employé pour référer spécifiquement aux vagues migratoires ayant débuté avec la période chaviste, soit de 1998 à nos jours.
[3] Revenu national principalement basé sur l’exploitation et l’exportation du pétrole.
[4] Organisation internationale pour les migrations (2019). Migrant and refugee venezuelan crisis. OIM regional response overview, juillet, en ligne : https://www.iom.int/sites/default/files/situation_reports/file/venitrep-iom_regionalresponseoverview-july2019.pdf .
[5] Notamment, l’extraction aurifère illégale dans l’État de Bolivar. Voir Pené-Annette, Anne (2016). « La relance de l’extraction minière dans la Guyane vénézuélienne ? », IdéAS, Automne 2016/Hiver 2017, p.1-15
[6] Médicos por la Salud (2018). Encuesta nacional de hospitales, novembre, en ligne : https://docs.wixstatic.com/ugd/0f3ae5_3276afefd2674842b2b5b208ec952108.pdf
[7] Hernández T. et Ortiz Gómez Y. (2011). « La migración de médicos en Venezuela », Revista Panamericana Salud Publica, 30 (2), p.177–181.
Organisation panaméricaine de la santé (2018). Respuesta de la OPS para mantener una agenda eficaz de cooperación técnica en Venezuela y en los Estados miembros vecinos, 20 juin, en ligne : http://iris.paho.org/xmlui/bitstream/handle/123456789/49487/CE162-INF-22-s.pdf?sequence=2&isAllowed=y
[8] Le Venezuela affiche le taux le plus élevé à l’échelle sud-américaine : 80,9 accouchements sur 1000 impliquent une adolescente de 15 à 19 ans. La moyenne sud-américaine est de 60. Voir Organisation panaméricaine de la santé (2018). Acelerar el progreso hacia la reducción del embarazo en la adolescencia en América Latina y el Caribe, en ligne : https://lac.unfpa.org/sites/default/files/pub-pdf/ESP-EMBARAZO-ADOLES-14febrero%20FINAL_5.PDF
[9] Chevalier, François (1993). L’Amérique latine de l’Indépendance à nos jours. Paris : Presses universitaires de France.
[10] Quintero, Rodolfo (1972). « Antropologia del petroleo », Buenos Aires, Siglo XXI Editores.
[11] Acción democrática, Comité de Organización Política Electoral Independiente et Unión Republicana Democrática.

Vildan Bahar Tuncay
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Vildan Bahar Tuncay est docteure en sciences géographiques. Elle détient un baccalauréat en études hispaniques, une maîtrise en science politique et un certificat en anthropologie sociale et culturelle. Ses plus récentes publications concernent le processus de revitalisation des centres historiques des capitales latino-américaines et les programmes de transferts monétaires conditionnés.