Depuis une dizaine d’années, le Mexique est marqué par un taux élevé de violence, laquelle est peu à peu passée d’épidémie à endémie. Le discours général tend à dire que la seule source, ou presque, de cette violence est le trafic de stupéfiants. Les mesures mises en place par le gouvernement de Felipe Calderón en 2006 lorsqu’il déclara la « guerre contre le trafic de stupéfiants » ont eu comme conséquence la fragmentation des cartels, ce qui, en plus des conflits pour le contrôle des territoires, a provoqué une augmentation de la violence. Ce discours semble être l’argument central du gouvernement et des principaux médias lorsqu’ils doivent commenter les causes de cet environnement violent, mais cela ne reflète qu’une minime partie d’un tableau beaucoup plus vaste et complexe.
Lorsqu’il est question de la violence au Mexique, l’élément principal qui est énoncé dans toute conversation est le nombre de morts, parce qu’il est irréfutable. Selon les statistiques de l’ONU, durant les six années où Calderón était au pouvoir (2006-2012), plus de 102 000 personnes ont été assassinées, alors que durant les trois premières années du gouvernement d’Enrique Peña Nieto, les chiffres signalent déjà plus de 94 000 morts. Ces chiffres n’incluent pas les 25 000 à 30 000 personnes portées disparues. Les statistiques indiquent un taux de mortalité semblable à celui de pays qui sont constamment en conflit comme l’Irak, l’Afghanistan ou la Somalie, et à peine inférieur à celui de la Syrie.
L’erreur principale lorsqu’il est question de la violence au Mexique est de présumer que tous les décès sont reliés d’une manière quelconque au trafic de stupéfiants. Ce discours est celui du gouvernement et des médias qui ne comptent que les cadavres, sans faire de distinction entre victimes et bourreaux. Pour eux, ils sont tous coupables d’une certaine manière. Lorsqu’une personne disparaît ou est assassinée, on dit toujours qu’il « devait y avoir une raison » ou qu’elle « trempait probablement dans de sales affaires », ce qui donne à la victime un certain degré de culpabilité, et même laisse entendre qu’elle méritait son sort. C’est le premier mythe qu’il faut briser : les victimes ne sont pas toutes coupables, elles n’ont pas toutes un lien avec le trafic de stupéfiants et pour celles dont c’est le cas, le droit à la vie prévaut en tant que droit optimal auquel aspire toute nation.
Comment est-il possible d’affirmer que les victimes ne sont pas toutes impliquées dans le narcotrafic ? Certaines sources nous montrent que les causes associées concernent plus que le trafic de stupéfiants et viennent même d’avant la dernière décennie. Il est vrai que depuis les années 1970, le Mexique a vu son taux d’homicides diminuer (ce taux était très élevé pendant la première moitié du XXe siècle dû à la période révolutionnaire et postrévolutionnaire). Cependant, l’homicide a toujours été une des dix principales causes de décès parmi la population mexicaine. De même, le Mexique a été tristement célèbre sur le plan international en raison des centaines de cas de féminicides qui furent perpétrés pendant les années 1980 dans les villes frontalières, Ciudad Juárez ayant été le cas emblématique. Même si ces féminicides ont été contrôlés et qu’ils ont même diminué à la frontière, ils ont augmenté dans d’autres zones du pays, telles que dans les États de Mexico et de Veracruz. En outre, l’homicide n’est que le dernier maillon d’une chaîne de différents crimes comme le vol et l’enlèvement, réalités très fréquentes dans la société mexicaine.
Pour distinguer la violence liée au trafic de stupéfiants des autres types, nous pouvons utiliser plusieurs catégories d’analyse. Selon moi, l’une des plus utiles est celle proposée par Elena Azaola qui fait une distinction entre la violence criminelle, devenue quotidienne au Mexique, et les autres types qu’elle nomme violences de toujours et violences structurelles[1]. Ces deux catégories sont très utiles pour démystifier le discours émergent qui décrit la violence au Mexique comme complètement dépendante du trafic de stupéfiants.
Les violences de toujours
Avant la dernière décennie (2006-2016), il y avait peu d’écrits à propos de la violence au Mexique. C’était un concept polysémique et ambigu. Hannah Arendt était la référence classique lorsque nous étions confrontés à ce genre de question. « Expedición a la violencia » de l’anthropologue Santiago Genovés a été une lecture importante pour les étudiant-e-s à partir du secondaire (preparatoria). Les livres qui ont récemment abordé le sujet de la violence ne comptent souvent que les morts et ne fournissent que des statistiques qui sont certes utiles, mais qui n’approfondissent aucunement les causes et les circonstances précises. Le trafic de stupéfiants n’est pas l’alpha et l’oméga de la violence. Le tout doit être analysé en parallèle avec la souffrance et les expériences de divers groupes vulnérables : enfants, personnes âgées, femmes, migrant-e-s, communauté LGBT, etc. Une grande partie de cette violence se développe au sein même de la famille. Un père de famille exploité et brimé au travail, qui gagne un salaire de miséreux et pour qui l’alcool est un remède temporaire à sa cruelle réalité, aura tendance à reproduire dans la sphère familiale la violence qui lui est infligée par la société. Cela a un impact sur sa conjointe et ses enfants qui, à leur tour, seront susceptibles de reproduire le tableau à la génération suivante. Il y a trop de groupes vulnérables au Mexique, tous susceptibles de subir de la violence pendant une ou plusieurs étapes de leur vie.
La violence structurelle
La violence structurelle inclut la pauvreté, l’inégalité, l’exclusion sociale et la perte de droits sociaux. Ce sont des violences infligées par un système économique, politique et social qui ne protège pas les droits des citoyen-ne-s. Ces violences sont infligées par les institutions gouvernementales qui ne protègent pas les droits, et qui défendent plutôt les intérêts des secteurs les mieux positionnés. Ces violences se propagent du haut vers le bas et, sans causer de douleur physique, favorisent l’angoisse, le stress et la souffrance de millions de citoyen-ne-s. De même, l’analyse statistique démontre que la majorité des homicides sont commis par les jeunes. Cela démontre l’incapacité de l’État d’intégrer ses jeunes citoyen-ne-s au marché du travail avec des emplois offrant des salaires et des prestations sociales respectables.
Selon l’argument commun, les jeunes se consacrent au trafic de stupéfiants parce qu’ils et elles sont attiré-e-s par le luxe et l’argent facile. Si l’on considère qu’un tueur à gages a un salaire mensuel fixe inférieur à 400 dollars et qu’un enfant ou un adolescent qui donne de l’information sur les déplacements dans une zone gagne un salaire mensuel d’environ 200 à 250 dollars, la thèse de la richesse facile est inadmissible. Le trafic de stupéfiants offre le minimum : un travail mal rémunéré et sans prestation. Cependant, le gouvernement mexicain a été incapable de garantir ce minimum depuis deux décennies, moment où le « bonus démographique » était le plus élevé. Le pays est incapable de générer ne serait-ce que la moitié des millions d’emplois qu’il devrait créer chaque année. De ceux qu’il a créés, la majorité se trouve dans le secteur informel, ce qui signifie que ce sont des emplois temporaires, mal rémunérés et sans sécurité sociale. Au cours des dernières années, on a tenté de conscientiser de larges groupes de la population au fait que la perte de leurs droits est aussi une forme de violence. Même si cela paraît évident, le concept est souvent omis des discours officiels et dominants au sujet de la violence.
Bien que la distinction puisse sembler claire, il faut insister sur la différence entre pauvreté et inégalité, cette dernière étant celle qui génère le plus grand conflit social. Dans une société où tous et toutes seraient également pauvres ou auraient une quantité de ressources semblable, il y aurait peu de conflits sociaux dérivant de situations violentes. L’augmentation de la violence au Mexique est postérieure à l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, dont le fonctionnement a enrichi quelques familles mexicaines et appauvri des millions de travailleurs et de travailleuses et leurs familles dû aux baisses du coût de la main-d’œuvre. C’est l’inégalité économique, caractéristique principale du capitalisme tardif, qui provoque chaque jour plus de conflits sociaux. En effet, le sentiment d’exclusion, et non la pauvreté, provoque des situations violentes dues à l’angoisse et à la frustration. Par exemple, aux États-Unis, le sentiment d’exclusion que provoque le système de santé semble être une des principales sources de conflit et de violence, comme démontré dans plusieurs productions cinématographiques de la culture populaire comme la populaire série télévisée Breaking Bad.
Quel type de justice découle de la corruption et de l’impunité ?
La corruption et l’impunité, responsables de l’augmentation de la violence, sont des éléments structurels du système politique mexicain. En mars dernier, la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a publié un rapport sur la situation des droits humains au Mexique. Son diagnostic était très précis : la corruption et l’impunité encouragent la violence endémique dans laquelle le pays est plongé. L’impunité est une des raisons principales pour lesquelles la violence se reproduit. Au Mexique, la population a l’impression que le coupable ne sera jamais puni, que ce soit parce que l’autorité est incompétente ou parce que l’État, incluant le système de justice, les corps policiers et ceux qui exercent des fonctions de contrôle, est corrompu[2].
Les réponses du gouvernement en matière de sécurité et de politiques publiques pourraient constituer un autre problème structurel. En déclarant la « guerre contre le trafic de stupéfiants », le gouvernement de Felipe Calderón a donné à l’armée et à la marine (dont les membres ne sont pas formés pour cela) des fonctions de protection civile et de police, ce qui a laissé des séquelles plus négatives que positives. L’accent a été mis sur ce point depuis quelques années[3]. L’armée et la marine sont formées pour des situations de guerre où la défense des droits humains, incluant le droit à la vie, n’est pas une priorité. Résultat : un taux très élevé de létalité lors des activités réalisées par ces deux groupes pour lutter contre le trafic de stupéfiants. En ce sens, le criminel n’a aucun droit, ni même à la vie. Ce mode de pensée a provoqué une série d’exécutions de civils par les forces armées. Tanhuato, Tlatlaya, de même que l’exécution d’étudiants en enseignement à Ayotzinapa sont des exemples du non-respect du droit des civils à la vie (qu’il y ait culpabilité ou non) appliqué par un vaste secteur des forces de l’ordre[4].
La fragilité institutionnelle est une autre contrainte que l’on trouve dans le système de justice national, une des instances les plus corrompues des institutions mexicaines. Le manque de confiance envers les institutions de justice est tel que seulement 7 % des crimes sont dénoncés et font l’objet d’une enquête sérieuse. Pour 1 000 crimes commis, seulement 1,4 reçoit une sanction quelconque, alors que les 998 restants demeurent impunis. Selon l’Instituto Nacional de Estadística y Geografía (Institut national de statistiques et de démographie – INEGI)[5], les citoyen-ne-s ne dénoncent pas les crimes parce que la majorité de la population croit que les policiers, le ministère public, les procureurs et les juges sont corrompus. Ainsi, le cercle vicieux de la violence continue indéfiniment grâce à l’impunité des délinquants et à la corruption des autorités.
Conclusion
La violence au Mexique ne se limite pas au trafic de stupéfiants. C’est un sujet qui entretient un lien direct avec le modèle économique mis en place par les gouvernements précédents et qui touche la majorité de la population et lui porte atteinte. De même, la discrimination envers des groupes vulnérables (femmes, enfants, communauté LGBT, population migrante) ne doit plus être contournée, mais plutôt occuper une place centrale dans la discussion et dans les politiques publiques nationales. Les recommandations en matière de droits humains faites par les organismes nationaux et internationaux sur les infractions et les excès constants des forces armées doivent aussi être prises en compte. Le système de justice doit être complètement repensé, travail qui a été commencé il y a quelques années, mais qui n’a toujours pas abouti sur des réformes législatives. Finalement, le plus important est de comprendre que le discours sur la violence ne doit pas porter exclusivement sur le trafic de stupéfiants, mais que celui-ci a une part plus complexe dans le discours, résultant d’un système imprégné de corruption et d’impunité. Il faut comprendre que, souvent, la violence est exercée par l’État lui-même envers ses citoyen-ne-s à travers les salaires de miséreux, le manque de sécurité sociale, les systèmes de contrôle et de justice corrompus et l’incapacité de créer des politiques d’intégration pour les groupes vulnérables. S’attaquer au phénomène de la violence sans considérer ses causes structurelles et de longue durée serait équivalent à traiter un cancer avec de l’aspirine.
Photographie prise à la ville de Mexico, Mexique, 2013. Photographie de Javier Otaola
Traduction par Valérie Martel
Références
[1] Azaola, Elena (septembre-décembre 2012). « La violencia de hoy, las violencias de siempre ». Desacatos, no 40, p. 13-32.
[2] Bataillon, Gilles (janvier-février 2015). « Narcotráfico y corrupción: las formas de la violencia en México en el siglo XXI ». Nueva Sociedad, no 255, p. 54-68. Buenrostro, Javier (mai 2016). « Corrupción: Un gran lastre para México ». Nueva Sociedad, en ligne : http://nuso.org/articulo/corrupcion-un-gran-lastre-para-mexico/ (page consultée en août 2016).
[3] Silva, Carlos, Catalina Pérez Correa et Rodrigo Gutiérrez. « Índice de letalidad 2008-2014 : Disminuyen los enfrentamientos, misma letalidad, aumenta la opacidad » Document de travail, en ligne : http://historico.juridicas.unam.mx/novedades/letalidad.pdf (page consultée en septembre 2016).
[4] Au sujet de ces trois cas, beaucoup d’encre a coulé dans les périodiques, les revues et certains sites Internet. Nous ne retiendrons ici qu’une poignée d’articles parmi cette vaste littérature. À propos de Tlatlaya : Mario Patrón (2015), « Tlatlaya : Recuento, pendientes y un riesgo latente », Nexos, en ligne : http://www.nexos.com.mx/?p=26628 (page consultée en août 2016); à propos de Tanhuato : Raúl Zepeda (2015) « Tanhuato/Ecuandureo: ¿disuasión violenta o descontrol armado? », Horizontal, en ligne : http://horizontal.mx/tanhuato-ecuandureo-disuasion-violenta-o-descontrol-armado/ (page consultée en septembre 2016); à propos d’Ayotzinapa : Javier Buenrostro (2014), « Ayotzinapa: quand la violence de l’État et celle des groupes criminalisés ont les mêmes fins », Histoire Engagée, en ligne : http://histoireengagee.ca/wp-content/uploads/2014/12/BUENROSTRO-Javier.-Ayotzinapa-quand-la….pdf (page consultée en septembre 2016).
[5] Commission interaméricaine des droits humains (2015). Situación de Derechos Humanos en México, en ligne : http://www.oas.org/es/cidh/informes/pdfs/Mexico2016-es.pdf (page consultée en septembre 2016).
Javier Buenrostro
Historiador (UNAM, McGill). Candidato a Doctor en Ciencia Política en L'École des Hautes Études en Sciences Sociales (Francia). Ha colaborado académicamente en la Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), McGill University y el Centro de Investigación y Docencia Económicas (CIDE). Actualmente colabora para Nueva Sociedad, Radio Universidad de Chile y Horizontal.