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Le droit à la ville dans un site de patrimoine mondial de l’humanité : le cas du centre historique de Quito (Équateur)

Introduction

Le conquistador espagnol, Sebastián de Benalcázar, a fondé la ville de Quito en 1534 sur les ruines incas à 2 850 mètres d’altitude. Spécialisée dans le commerce du textile durant la période coloniale, la ville est l’actuelle capitale de l’Équateur et se situe dans la région andine du pays.

À partir des années 1940, les secteurs riches de la société ont commencé à abandonner le centre historique de Quito (CHQ) en raison de la détérioration des bâtiments, de l’infrastructure déficiente et de l’insécurité montante. L’état des habitats permettant des loyers à prix modique, les places disponibles ont rapidement été occupées par les groupes paysans et autochtones issus de l’exode rural. Cet exode massif s’explique notamment par la combinaison de trois facteurs :

  • la concentration de la propriété terrienne axée sur l’agro-exportation aux mains d’une minorité;
  • la basse productivité agricole dans les minuscules parcelles appartenant aux groupes en situation de pauvreté[1];
  • les problèmes d’accès aux services publics de qualité dans les régions rurales.

Une forte ségrégation sociospatiale a accompagné ce processus par la densification des quartiers populaires au centre, des quartiers ouvriers au sud et les ghettos de riches au nord de la ville[2].

Dans ce schéma, les habitants du CHQ cumulaient plusieurs emplois précaires et souvent informels. Ils vivaient dans des petits appartements insalubres ayant une infrastructure déficiente. En plus, les conditions économiques les obligeaient à cohabiter avec plusieurs familles et à utiliser les appartements à la fois comme un habitat et un lieu de travail, ce qui aggravait la dégradation des bâtisses. Également, la concentration d’une très grande majorité des travailleuses du sexe dans le centre historique et l’augmentation de l’insécurité ont contribué à ce que dans les imaginaires urbains, le CHQ soit associé à la pauvreté, à l’informalité et à l’insécurité publique.

Implications du statut de patrimoine mondial de l’humanité et lutte pour le droit à la ville

Reconnu comme un des centres historiques les plus étendus et les mieux conservés de l’Amérique hispanique, le CHQ a été déclaré en 1978 « patrimoine mondial de l’humanité » par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO)[3]. Il s’étale sur 320 hectares dont le noyau central de 54 hectares abrite de nombreux édifices représentatifs de l’architecture coloniale : civile et religieuse. Les 321 hectares restants intègrent quatorze quartiers où vivent 90 % des habitants du CHQ[4].

À partir des années 80, un changement progressif dans l’utilisation de l’espace du CHQ s’est produit à la suite du déplacement des activités financières et économiques vers le nord de la ville. Sous l’effet du boom pétrolier, une nouvelle conception d’aménagement urbain imprégnée du souci de sécurité individuelle et d’indépendance familiale s’est installée. Dans ce contexte, le pourcentage d’utilisation de l’espace du CHQ dédié aux activités commerciales axées sur le tourisme a augmenté au détriment de l’espace résidentiel. Les plans de revitalisation et la perspective des gains issus des activités touristiques ont généré une spéculation immobilière. Par conséquent, la valeur du marché a commencé à primer sur la valeur d’utilisation et certains habitants ont quitté le secteur en raison de l’augmentation excessive du prix des loyers. D’autres ont été expulsés des édifices détruits et transformés en parcs[5], cafés, restaurants ou hôtels. Le retour des ambassades[6] au CHQ qu’elles avaient quitté en raison de l’insécurité[7] [8] demeure une autre cause d’expulsion.

Comme le montre la figure 2, la combinaison de ces réalités s’est traduite par une chute démographique au CHQ depuis le début des années 1990[9].

 

Figure 2. Chute démographique au CHQ (1990-2014)

Source : élaboration de l’auteure à partir des données du Proyecto de desarrollo social del Centro histórico de Quito, Situación de salud de la población del Centro histórico (2009) et d’Ortega

 

À la problématique de l’habitat s’ajoute celle du commerce informel, lequel occupait 5 % de l’espace du CHQ et 30 % de ses trottoirs avant les expulsions et relocalisations des vendeurs au début des années 2000[1]0. À cette période, il existait environ 8 000 commerçants informels travaillant de manière à assurer la survie économique de leur famille (40 000 personnes) et à satisfaire les demandes de consommation de 320 000 citoyens à faible revenu[11].

En fait, il s’agit d’une occupation de l’espace public qui a des répercussions sur la circulation chaotique, la pollution visuelle et auditive; conséquemment, sur la dégradation du centre historique. Cependant, certains vendeurs informels affirment qu’ils sont maltraités par les policiers municipaux et que leur dignité n’est pas respectée. En outre, comme les petits centres commerciaux où ils sont relocalisés se trouvent loin de l’affluence quotidienne des visiteurs nationaux et internationaux[12], les profits restent insuffisants pour la survie économique. Les représentants de ces groupes estiment être « victimes de l’exclusion commerciale par un camouflage du microcommerce informel, de la pauvreté et de la précarité des commerçants »[13]. D’après ces représentants et certains anthropologues et sociologues, l’éloignement du commerce informel du CHQ s’inscrit dans les stratégies actuelles de marketing urbain. Ils pensent que les réalités des groupes exclus sur le plan socio-économique n’ont pas de place dans le décor pittoresque que la ville souhaite présenter aux touristes. De plus, dans une perspective d’intervention axée sur la muséisation du centre historique, la primauté est donnée au patrimoine matériel au détriment du patrimoine immatériel composé des pratiques socioculturelles de la population locale. En effet, la Banque interaméricaine de développement (BID), qui accorde du soutien financier aux plans de revitalisation, considère le tourisme comme le secteur clé du développement du CHQ. Elle qualifie l’éloignement des vendeurs informels comme une condition pour assurer l’implication du secteur privé et la durabilité économique de la revitalisation[14].

Par ailleurs, parmi les rares initiatives en faveur du développement social figure le programme En marcha. Mis en place par la Municipalité de Quito en 2015 grâce à l’appui financier du Programme des Nations unies pour le développement, il vise à soutenir les micro et petites entreprises du CHQ pour moderniser leurs locaux, leurs stratégies de marketing et diversifier leur offre[15]. Ce programme cible les commerçants du secteur formel qui ne sont pas nécessairement résidents du CHQ.

Considérations finales

Dans les imaginaires urbains, le CHQ est associé à la pauvreté, à l’informalité et à l’insécurité publique même si ce ne sont pas des réalités intrinsèques au CHQ. Cette association a facilité la criminalisation de la protestation des groupes marginalisés et la légitimation des stratégies coercitives par les autorités. Ainsi, le processus découlant de la reconnaissance du statut de patrimoine mondial a contribué à ce que l’exclusion des groupes historiquement marginalisés persiste. En revanche, le statut a créé une nouvelle source d’investissement et de profit pour le secteur privé par l’augmentation de la visibilité de Quito sur le marché touristique international.

La mobilisation des associations des habitants a eu peu d’impact sur les décisions des autorités étant donné que leurs demandes sont liées à des problématiques chroniques auxquelles les différents modèles économiques expérimentés n’ont pas donné une solution satisfaisante. Il s’agit de l’informalité due aux difficultés d’accès à l’emploi, de régularisation des titres de propriété, des préjugés et de la violence institutionnalisée envers les commerçants informels et les travailleuses du sexe.

Dans ce contexte, 38 ans après la reconnaissance du statut de patrimoine mondial, le défi reste encore aujourd’hui celui de lutter contre les préjugés sociaux, de répartir équitablement les profits engendrés par les afflux touristiques, d’assurer des conditions de vie dignes et de créer des sources de revenus stables pour les habitants du CHQ.

 

Photo : Vue sur la Plaza de la Independencia et le Palais présidentiel, Centre historique de Quito, 2009. Photographie de l’auteure

 


Références

[1] North, Liisa (2008). « Neoliberalismo versus programa rural. Temas principales », dans North, Liisa et John Cameron (dir.), Desarrollo rural y neoliberalismo. Ecuador desde una perspectiva comparada. Quito : Universidad Andina Simón Bolivar et Corporación Editora Nacional.
[2] Ortiz Crespo, Alfonso (2011). « Quito a sus 30 años de su declaración como patrimonio cultural de la humanidad », dans Dammert, Manuel et Fernando Carrión (dir.), Quito : ¿Metrópoli mundial? Quito : Organización Latinoamericana y del Caribe de Centros Históricos.
[3] En vertu des critères ii et iv des Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial : témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages ; offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des périodes significative(s) de l’histoire humaine.
[4] Banque interaméricaine de développement (BID) (2004). « Rehabilitación del Centro Histórico de Quito, Segunda Etapa », en ligne : http://idbdocs.iadb.org/wsdocs/getdocument.aspx?docnum=384971 (page consultée le 30 juillet 2016).
[5] Diario El Telégrafo, « Plazoleta se abriría en febrero », 10 janvier 2014, en ligne : http://www.eltelegrafo.com.ec/noticias/quito/1/plazoleta-se-abriria-en-febrero (page consultée le 21 juillet 2016)
[6] La Hora, « Moradores se unen contra expropiaciones », 15 septembre 2013, en ligne : http://lahora.com.ec/index.php/noticias/show/1101563269/1/Moradores_se_unen_contra_expropiaciones_.html#. V5KmIo-cGUk (page consultée le 22 juillet 2016).
[7] Bayón, Manuel (2014). « Derecho a la ciudad en el centro histórico de Quito? », Revista Canelazo de la Ciudad, (2), p.15-18
[8] Agencia pública de noticias del Ecuador y Suramérica, Cuatro embajadas serán trasladadas al Centro Histórico de Quito en 2016, revela presidente Correa, en ligne : http://www.andes.info.ec/es/noticias/cuatro-embajadas-seran-trasladadas-centro-historico-quito-2016-revela-presidente-correa, 9 mai 2015 (page consultée le 21 juillet 2016).
[9] Selon les données du Secretaría General de Planificación, en ligne : http://gobiernoabierto.quito.gob.ec/wp-content/uploads/documentos/interactivos/PLAN/files/assets/downloads/page0128.pdf.
[10] Idem.
[11] Idem.
[12] Aguilera, Maria et Miguel Narvaez, Miguel, Documentaire ¡ A un dólar ! A un dólar ! Una ciudad sin corazón (2014), MM producciones, 54mn.
[13] Víctor Sánchez de la Fédération de commerçants autonomes, allocution présentée au cycle de conférences El derecho a la ciudad en el contexto del Hábitat III. Perspectivas desde la ciudad de cede, 26 avril 2016, en ligne : https://observatoriohabitat3.org/2016/05/02/jornadas-el-derecho-a-la-ciudad-en-el-contexto-del-habitat-iii-perspectivas-desde-la-ciudad-sede-nota-informativa/.
[14] BID, op.cit.
[15] Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) (2016). « En Ecuador, el programa ‘En Marcha’ siembra la semilla del emprendimiento », 29 juin 2016, en ligne : http://www.undp.org/content/undp/es/home/presscenter/articles/2016/06/29/en-ecuador-el-programa-en-marcha-siembra-la-semilla-del-emprendimiento-.html (page consultée le 20 juillet 2016).

Vildan Bahar Tuncay
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Vildan Bahar Tuncay est docteure en sciences géographiques. Elle détient un baccalauréat en études hispaniques, une maîtrise en science politique et un certificat en anthropologie sociale et culturelle. Ses plus récentes publications concernent le processus de revitalisation des centres historiques des capitales latino-américaines et les programmes de transferts monétaires conditionnés.