Sortons de nos frontières, incluant celles de l’esprit, et assoyons-nous à discuter d’unité. Non pas l’unité du gouvernement, sinon celle des peuples, les expériences et les idées afin de résister au modèle économique global qui est un projet de mort. Que le plan d’avenir soit une lumière d’espoir qui garantisse les droits fondamentaux. – Feliciano Valencia[1]
Depuis le 15 septembre, le slogan « Feliciano Valencia Libre Ya! » circule à travers les sites Internet des médias indépendants et des mouvements sociaux colombiens et internationaux. L’emprisonnement du porte-parole des peuples autochtones du Cauca, ex-intégrant de la Guardia Indígena, ex-gouverneur du conseil autochtone (cabildo indígena) de Toribio et récipiendaire du Prix National de la Paix en 2000[2], est une attaque directe au processus de résistance qui s’organise en Colombie depuis plusieurs années. Ce mouvement qui a débuté dans les territoires du sud-ouest colombien s’est ensuite étendu et réunit maintenant de nombreuses régions et secteurs de la population nationale.
La sentence qui a été rendue récemment condamne le leader social à 16 ans de prison pour des événements qui ont eu lieu en 2008, alors qu’il était conseiller supérieur du CRIC (Consejo Regional Indígena del Cauca). La communauté avait décidé d’appliquer un châtiment, conforme à la justice autochtone, à un soldat envoyé par l’armée colombienne pour espionner et saboter la grande mobilisation nationale connue comme la « Minga de la résistance autochtone, sociale et communautaire » qui a eu lieu à la fin de cette année-là. L’objet de la condamnation de Feliciano Valencia est le suivant :
En février 2015, Feliciano avait été acquitté en première instance par la justice colombienne ordinaire. Malgré tout, la nouvelle décision émise par le Tribunal supérieur de Popayan, répondant à un recours en appel, condamne Feliciano pour enlèvement et lésions personnelles envers le soldat de l’armée colombienne. La charge qu’on lui impute reflète la grande facilité avec laquelle les lois nationales peuvent être utilisées contre l’autonomie des peuples autochtones de la Colombie, dans le cadre de leur exercice de la justice communautaire.
Le soldat infiltré avait été envoyé par la Force publique afin de semer la violence dans la Minga, qui est une forme d’organisation et de mobilisation initiée dans les communautés du Cauca. Une fois découvert, le soldat a subi un procès avant de recevoir le jugement correspondant à la gravité des charges dont il a été accusé. La peine dictée a été de 20 coups de fouets et un nettoyage à partir d’herbes, toutes des mesures punitives ancestrales à connotation médicale. La méthode utilisée, celle du fouet traditionnel, est définie par la Cour constitutionnelle colombienne comme étant une figure symbolique de la juridiction spéciale autochtone. « Son objectif n’est pas de causer une souffrance excessive, mais bien de représenter l’élément qui servira à purifier l’individu, soit la foudre (…), en d’autres mots, c’est un rituel utilisé par la communauté pour punir l’individu et retrouver l’harmonie sociale »[3].
Le procès de Feliciano reflète la profonde méconnaissance des avancées acquises par les peuples autochtones en Colombie, menées sous le principe de diversité ethnique et culturelle comme résultat des luttes historiques pour que l’État assure, à travers la législation, la cohabitation entre les groupes culturels et leurs visions du monde. En plus de la sentence de la Cour constitutionnelle, les lois spéciales et « la loi de leurs propres mains » sont reconnues par la Constitution politique de 1991, comme étant une partie fondamentale de l’autonomie des peuples autochtones de la Colombie[4].
L’injustice ordinaire colombienne est, sans aucun doute, utilisée par certains acteurs en tant que stratégie pour attaquer les communautés à travers la chute de leurs principaux leaders. La sentence contre Feliciano est une autre manière de criminaliser la protestation sociale et est une attaque qui s’ajoute à tant d’autres violations aux droits humains commises contre les leaders des organisations autochtones du Cauca. Ainsi, depuis 2009, la Cour interaméricaine des droits humains, à la demande du Collectif d’avocats Jose Alvear Restrepo-CAJAR et de l’Organisation nationale autochtone de Colombie-ONIC, a attribué des mesures de protection à Feliciano Valencia, à l’ACIN (Asociación de Cabildos Indígenas del Norte del Cauca) et au Conseil régional autochtone du Cauca-CRIC (Consejo Regional Indígena del Cauca)[5].
Réactivation de la Minga de résistance autochtone, sociale et communautaire
L’incarcération de Feliciano et l’augmentation quasi immédiate de la militarisation du territoire de La María Piendamó ont maintenu le Conseil régional autochtone du Cauca en assemblée permanente[6]. Emilse Paz, présidente du CRIC, a déclaré la réactivation d’une Minga massive, qui s’est fait connaitre en 2008 par l’énorme mobilisation des communautés du Cauca[7]. La Minga s’entend comme étant « une pratique ancestrale des peuples autochtones des Andes. C’est un effort collectif qui est convoqué dans l’idée d’atteindre un objectif commun (…). Lorsqu’on convoque une Minga, celle-ci a priorité sur les autres activités qui sont ajournées afin d’atteindre la cible commune »[8]. C’est sur les bases de cette pratique des peuples andins qu’ont été définies les manifestations organisées par les communautés autochtones de Colombie.
Dès les débuts du CRIC, dans les années 70, les communautés du Cauca ont été à la tête des processus de mobilisation sociale. C’est cependant la première grande mobilisation, de 2004, avec la « Minga pour la vie, la justice, la joie, l’autonomie et la liberté des peuples », qui marque le début d’un processus de résistance plus organisé de la part des communautés du département du Cauca. Cette première manifestation massive a eu comme résultat la déclaration du « Mandat autochtone et populaire »[9].
Dès lors, les Mingas, en tant que modèle d’organisation et de résistance, ont acquis une grande force et l’appui de plusieurs acteurs sociaux du pays. Durant la « Grande Minga de résistance sociale et communautaire » qui a eu lieu en 2008, « la parole a cheminé », des communautés du Cauca jusqu’à la ville de Bogota. Cette marche, qui a duré plus d’un mois, a pu réunir de nombreux acteurs sociaux du pays, parmi eux des communautés autochtones, des afro-descendant.e.s, des paysan.ne.s, des étudiant.e.s et des travailleur.euse.s urbain.e.s, tou.te.s unis contre les politiques gouvernementales. Malgré la forte répression de la part de la force publique dont ils ont été victimes, les avancées atteintes par la mobilisation ont permis d’affirmer la nécessité d’initier un processus social et populaire qui, à partir de 2010, s’est fait connaître comme le Congrès des Peuples[10].
Dans le langage de la résistance, la Minga des peuples signifie agir de façon indépendante en ce qui a trait aux relations avec le gouvernement et conserver l’unité sociale et populaire afin de défendre leurs revendications. À partir des mobilisations et des réussites des années 2000, la Minga se multiplie et se transforme au sein d’une mobilisation sociale de plusieurs secteurs au niveau local, régional et national. À travers cette mobilisation, les peuples cherchent à exprimer ce qu’ils visent, soit un changement du modèle dominant qui se base sur la violence afin d’exploiter les territoires et de criminaliser le mécontentement populaire. C’est le cas de la « Minga de résistance des femmes autochtones en défense de la vie et en opposition à la guerre »[11], qui s’est déroulée dans la municipalité de Caloto, dans le département du Cauca, en août 2012. Cette Minga a réuni des femmes représentant différentes régions du Cauca dont les territoires sont gravement affectés par le conflit entre les groupes armés qui s’y trouvent. Plusieurs de ces femmes ont organisé des actions afin d’exprimer leur opposition à l’assassinat de leurs enfants.
Les femmes autochtones Nasa ont été les protagonistes de la résistance dans les territoires du Cauca. Descendantes de la Cacique Gaitana[12], leader autochtone qui a lutté sans relâche contre les conquistadors au XVIe siècle, les femmes autochtones du Cauca ont participé à la fondation du Conseil régional autochtone du Cauca-CRIC et aux campagnes de récupération territoriale entamées durant les années 70[13]. À partir de ce moment-là, l’expérience du CRIC a été très importante et influente en ce qui concerne l’organisation des peuples autochtones de Colombie. Parallèlement à cela, l’accès et la participation des femmes aux postes de dirigeants ont augmenté.
Une des leaders reconnues, Aída Quilcué, ex-conseillère du CRIC et porte-parole de la grande mobilisation de 2008, a été victime d’un attentat perpétré par les forces militaires au cours duquel son conjoint Edwin Legarda a été assassiné. Malgré la violence, Aída, tout comme la majorité des femmes qui résistent dans le département du Cauca, réussit à bâtir, au quotidien, une grande capacité de résistance et de lutte pour la vie, la terre et la dignité des mouvements sociaux dans le pays. « L’esprit de la Gaitana se trouve dans le cœur de chacune de ces femmes qui luttent contre la dépossession, la domination économico-coloniale et la guerre à son service »[14].
Les territoires du Cauca et les projets d’extractivisme
Les sept communautés qui font partie du CRIC (Nasa, Guambiano, Tototro, Ingá, Yanacona, Kokonuko, Eperara Sipaidara) veillent sur leur autonomie et résistent au modèle d’exploitation qui affecte non seulement les peuples autochtones, mais également les paysans et les communautés afro-descendantes du département du Cauca. De plus, comme les territoires du Cauca font partie du Massif colombien ou Nudo de Almaguer, les projets d’extraction minière qui s’y trouvent créent des impacts sur tout le reste du pays. Cette zone est reconnue pour la diversité de ses écosystèmes qui sont d’une grande importance hydrique, tels que les forêts, les landes (paramos) et les lagunes et la naissance des rivières qui alimentent en eau la majorité du territoire national.
Un grand essor minier s’est déployé dans la région avec l’appui des politiques des derniers gouvernements. Le modèle économique du président Juan Manuel Santos (2010-2014/2014-2018) se base sur la « locomotrice minéro-énergétique » qui s’appuie sur l’investissement étranger. Afin de réaliser ses objectifs, le gouvernement colombien a cru bon d’apporter des modifications à la législation dans le but d’attribuer des permis et de diminuer les délais de traitement. La législation est nettement insuffisante pour faire respecter les droits des communautés. Les efforts se centrent plutôt sur l’« optimisation » des procédures et la dérèglementation des processus d’attribution de permis environnementaux, la réalisation de consultations à la participation douteuse et en général, l’établissement de conditions plus flexibles pour ouvrir la porte à l’exploration des landes et à l’exploitation des gaz de schistes[15].
Dans ce contexte, des permis d’exploration d’or et d’autres minéraux ont été attribués sur 13% du territoire du Cauca et les demandes actuelles de permis d’exploitation impliqueraient le tiers de son territoire. Dans certaines municipalités, les permis attribués et les demandes de permis d’exploration représentent une grande partie de leur superficie totale. C’est le cas de la municipalité d’Almaguer, dans le Massif colombien, où des titres d’exploitation ont été attribués, en 2013, sur 13% du territoire tandis que des demandes de permis sont en cours sur 87% du territoire restant. Si les permis seraient attribués, la totalité de la municipalité serait entre les mains de compagnies nationales et transnationales comme AngloGold Ashanti. C’est dans cette même municipalité, que le 30 septembre 2013, a eu lieu l’assassinat de la défenseure de droits humains et leader paysanne Adelina Gómez Gaviria, tuée pour ses actions en défense du territoire et de l’environnement[16]. À part les enjeux miniers, un autre facteur du mécontentement populaire dans la région est en lien avec la construction d’un aqueduc régional, l’ « Afro Norte-Caucano » qui privatiserait l’eau des rivières Güengüe et Río Negro et affecterait les communautés de cinq municipalités[17].
Depuis le boom de l’extractivisme et l’appropriation de terres par l’industrie sucrière, les communautés membres de l’ACIN ont initié un processus de libération de la Terre Mère. Celui-ci se décrit comme étant un rituel préalable à la récupération des terres ancestrales situées sur des propriétés agricoles dans cinq municipalités du Cauca[18]. Face à l’impossibilité d’arriver à une véritable réforme agraire et à la constante violation des principes de consultation préalable et des droits collectifs reconnus dans la constitution de 1991, la libération des terres devient une manière de restituer les droits ancestraux sur le territoire.
À travers le processus de libération de la Terre Mère et l’opposition de la population aux projets de mines et de privatisation de l’eau, les mesures d’intimidation, de répression et de militarisation n’ont pas tardé à se faire sentir. Les tracts paramilitaires, la campagne de discréditation des entreprises et les menaces physiques de l’escadron mobile antiémeute, lié à la police nationale, visent tous à passer le même message contre les autochtones. D’après leur propagande, les autochtones « s’opposent au bien-être général et leurs objectifs naissent de l’influence de la guérilla ». Dans les faits, ces arguments demeurent invalides puisqu’au contraire, les communautés font usage de leur autonomie et assument le contrôle du territoire, à travers les gardien.ne.s autochtones, afin de le défendre contre l’industrie minière, les cultures illicites et la présence de groupes armés. Les autochtones du Cauca ont appris de leurs expériences alors qu’ils cherchaient encore à établir des liens de collaboration avec les autorités. Au lieu de les protéger et de contrôler les territoires, la force publique participait au commerce de cocaïne, à la violation des droits humains et du droit international humanitaire[19].
Depuis la criminalisation de Feliciano Valencia, les gestes de solidarité à son égard se sont multipliés et les actions de protestation de la part des autochtones du Cauca ont augmenté, réaffirmant leur volonté de continuer avec le processus de libération de la Terre Mère et d’assemblée permanente contre le modèle extractiviste et oppresseur qui tente de soumettre les peuples qui luttent pour le droit à l’autodétermination.
Photo : Anarcol, 2015
Traduction : Amelia Orellana
Notes
[1] Congreso de los pueblos (2010). « Propuesta de país para una vida digna ». Conférence de presse. 6 octobre.
[2] Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo-CAJAR (2015). « Feliciano Valencia : un defensor de derechos humanos condenado sin fundamentos », 29 septembre, En ligne : http://www.colectivodeabogados.org
[3] Cour Constitutionnelle de la Colombie. Sentence T523-92, en ligne : http://www.corteconstitucional.gov.co
[4] CAJAR (2105). Op.Cit.
[5] Ibid
[6] « Sin éxito finalizo la audiencia pública en la ciudad de popayán en el caso de feliciano valencia », 10 octobre, en ligne : http://www.nasaacin.org/
[7] Article en ligne : http://www.contagioradio.com
[8] Tejido de Comunicación -ACIN-CxabWalaKiwe, Santander de Quilichao, 22 octobre 2008
[9] Presse. Congreso de los pueblos, en ligne : http://www.congresodelospueblos.org/que-somos.html
[10] Ibid
[11] Minga-de-resistencia-de-las-mujeres-indigenas. 24 août 2012, en ligne : https://descapitulobogota.wordpress.com/
[12] Mujeres luchadoras : La Gaitana. Organisation Féminine Populaire. 9 février 2012, en ligne : http://organizacionfemeninapopular.blogspot.ca
[13] ACIN – Çxhab Wala Kiwe (2012). Cauca : el camino de resistencia de las mujeres nasa : creando y luchando por la dignidad, en ligne : http://www.nasaacin.org/
[14] Ibid
[15] Decreto 2041 (2014). Ministerio de medio ambiente y desarrollo sostenible, en ligne : http://justiciaambientalcolombia.org
[16] Bolaños E. et Córdoba A. (2015). Los puntos dorados de la minería en el Cauca, en ligne : http://www.elpueblo.com.co
[17] En corinto las comunidades indígenas y afros resisten en contra de la privatización del agua. Asociación de Cabildos Indígenas del Norte del Cauca, 31 août 2015, en ligne : http://www.nasaacin.org
[18] Liberación de la madre tierra, terminación del conflicto armado y construcción de la paz. Redprodepaz, 22 avril (2015).
[19] Propuesta al movimiento popular y por derechos humanos en audiencia pública, 22 avril (2015), en ligne : http://www.nasaacin.org