Depuis la communauté amazonienne Cordillère du Condor Mirador (CASCOMI), on nous informe que l’expulsion d’une famille est en cours; la famille affectée est composée par les frère Uyaguari, qui habitent dans le quartier San Marcos, dans la paroisse Tundayme, de la province de Zamora Chinchipe. Selon l’information reçue, des gardes de sécurité de l’entreprise Ecuacorriente S.A., ECSA, sont en train d’enlever les biens de la maison avec l’aide de membres de la Police nationale et avec la protection du Bataillon Tundayme des Forces armées nationales. – Communiqué de la Commission œcuménique des droits humains, septembre 2015[1]
Depuis plusieurs siècles, les peuples et les nations autochtones et paysannes des Andes ont résisté aux attaques du capitalisme global. L’arrivée de gouvernements progressistes au XXIème siècle représente un espoir de changement profond face à la réalité d’exploitation et de marginalisation dans laquelle vivent ces peuples. En Équateur, la reconnaissance du caractère plurinational du pays, approuvée par la population dans la Constitution de 2008, établit un cadre constitutionnel et juridique prometteur afin d’établir les fondements d’un nouveau modèle économique et social basé sur une relation plus harmonieuse avec la nature, ainsi que d’établir le respect et la reconnaissance de la diversité des peuples et des nations à l’intérieur de l’État.
Cependant, actuellement, les organisations autochtones et paysannes sont confrontées à une avancée violente des industries extractives dans leurs territoires et dénoncent la violation de leurs droits et la criminalisation de la contestation sociale. Dans l’Amazonie équatorienne, des autochtones shuar ont perdu la vie en défendant leurs territoires contre l’exploitation minière lors des dernières années. Que devient le plurinationalisme dans la Cordillère des Andes?
L’Équateur, un État plurinational
L’Équateur est officiellement un pays « plurinational » depuis 2008, année où la nouvelle Constitution a été approuvée par l’Assemblée constituante convoquée par un mandat populaire après plusieurs années d’instabilité politique. La demande de plurinationalisme émerge en Équateur dans les années 90 dans un contexte de profonde crise mondiale; en Amérique latine, en particulier, le néolibéralisme ayant durement frappé les populations, particulièrement les autochtones et les paysans. Dans ce contexte, au fil des années, différentes organisations, partis politiques de gauche, intellectuels, mouvements de femmes, d’étudiant.e.s et de peuples d’ascendance africaine menés par le mouvement autochtone, ont donné naissance à un ensemble de propositions plaidant pour l’adoption d’un État plurinational avec une nouvelle forme d’organisation sociale, politique et économique.
Le plurinationalisme propose un nouveau modèle d’État qui prend en compte la diversité des formes d’organisation sociale, économique et politique des nations et des peuples qui habitent sur un même territoire à l’intérieur d’un même État. Le plurinationalisme reconnaît l’autonomie et les droits des peuples sur leur territoire; il propose une relation non-anthropocentrique avec la nature afin de garantir la reproduction des différentes formes de vie; la vie communautaire comme forme d’organisation économique et sociale, régie par les principes de solidarité, de réciprocité et de complémentarité, y est centrale; le plurinationalisme envisage la démocratie directe, communautaire et participative comme forme d’organisation politique; il considère finalement l’interculturalité comme forme de relation égalitaire et juste entre les différents peuples et nations[2].
Les mines versus le plurinationalisme
En plus de promouvoir un pays plurinational, l’Assemblée constituante de 2008 en Équateur émet plusieurs résolutions défendant les droits des peuples autochtones et paysans. Par exemple, avec le « mandat sur le secteur minier », elle déclare « l’annulation de toutes les concessions minières qui n’avaient pas réalisé… des processus de consultation préalable »[3]. Cependant, peu de temps après avoir adopté la nouvelle Constitution, le gouvernement de l’économiste Rafael Correa confirme la validité des concessions de plusieurs entreprises transnationales minières qui se trouvent dans des territoires habités traditionnellement par des peuples autochtones, et ce sans avoir recours à la consultation préalable[4].
Actuellement, les peuples autochtones et paysans de différentes régions du pays dénoncent la violation continue de leurs droits et la violation de leurs territoires provoquée par les projets miniers. La déclaration sur le plurinationalisme se heurte au modèle extractiviste du secteur minier et énergétique au moment de remettre le contrôle des territoires ancestraux à des entreprises transnationales chinoises, canadiennes et chiliennes.
La nation Shuar, les autochtones Kichwas Saraguros et les paysans métis qui habitent la Cordillère du Condor, au sud de l’Amazonie équatorienne, à la frontière entre l’Équateur et le Pérou, déclarent être gravement affectés par les mégaprojets de mines à grande échelle.
Le projet Mirador
Dans le territoire très riche en biodiversité et plurinational de la Cordillère du Condor, le projet Mirador est en marche. Ce projet est le premier projet minier métallifère à grande échelle de l’Équateur, et le plus avancé du pays. Actuellement, il appartient au consortium public chinois Tongling/CRCC, qui a acheté Mirador à Corriente Resources, une compagnie junior canadienne active dans la zone depuis la décennie de 2000. Le 5 mars 2012, malgré la forte opposition d’organisations sociales menées par la Confédération des nationalités autochtones de l’Équateur (Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador, CONAIE) et des groupes écologistes, le gouvernement équatorien de Correa signa un contrat d’exploitation d’une mine de cuivre à ciel ouvert avec le consortium Tongling/CRCC, par le biais de sa filiale équatorienne, ECSA.
Mirador en est actuellement à l’étape de construction des infrastructures de la future mine. L’exploitation devrait commencer des les prochains mois. Étant donné que la quantité de roches traitées prévue est de 60 000 tonnes par jour, Mirador est un mégaprojet qui occupe le territoire de manière intensive et extensive, ce pour quoi l’entreprise souhaite expulser les habitants de la zone où se trouve le projet[6].
L’accaparement des terres et des territoires
Le nouveau cadre légal pour les entreprises minières mis en place par Rafael Correa ne limite que faiblement les prérogatives des entreprises minières transnationales, en comparaison avec les lois néolibérales antérieures. Ce nouveau cadre permet aux entreprises minières de s’assurer le contrôle exclusif des territoires qu’elles nécessitent pour l’exploitation. En s’appuyant sur la Loi d’utilité publique (Ley de servidumbre), les concessionnaires miniers peuvent forcer les propriétaires locaux à céder leurs biens immobiliers à l’intérieur et à l’extérieur de la concession minière durant 25 ans renouvelables, en échange d’une compensation financière[7].
Plusieurs propriétaires ont vendu leurs terrains à cause du constant harcèlement mené par l’entreprise. Cependant, plusieurs habitants ont refusé d’abandonner leurs territoires. Devant cette résistance, la compagnie Tongling/CRCC/ECSA a lancé des dizaines de poursuites judiciaires dans les tribunaux locaux, en se basant sur le principe d’utilité publique. Plusieurs habitants n’acceptent pas d’être payés pour qu’on utilise leurs terres parce que l’argent qu’ils reçoivent ne leur permet pas de maintenir leurs conditions de vie, leurs relations communautaires et leur relation avec la nature, et ce même si ces conditions sont normalement protégées par la déclaration de l’État plurinational. Quant à l’Agence publique de régulation et de contrôle minier (Agencia estatal de Regulación y Control Minero, ARCOM), elle exerce une pression permanente sur les habitants pour qu’ils évacuent leur terres et pour qu’ils acceptent la compensation financière qui permet d’utiliser leurs terres. Ceci se fait souvent de manière violente, avec l’aide des forces de sécurité publique[8].
L’entreprise chinoise a de son côté multiplié les démonstrations symboliques d’occupation du territoire. Elle a installé dans toute la zone des barrières et des affiches annonçant « propriété privée », signalant ainsi quelles terres ont été achetées. Il y a aussi des affiches qui indiquent quelles sont les terres en litige afin de créer publiquement une pression sur les habitants pour qu’ils les abandonnent. La multiplication de ces affiches est une preuve du processus en cours d’accaparement des terres par l’entreprise minière.
Les habitants de la zone dénoncent aussi la violation de leur droit à circuler librement sur leur territoire. Leur droit à l’eau potable est aussi violé par la pollution des cours d’eau qui les empêche d’en faire un usage normal pour boire, se baigner et pêcher[9].
Stratégies de résistance
Face à cette situation, les populations se sont mobilisées de plusieurs manières. Elles ont organisé des mouvements de contestation publique, des marches et des grèves; elles ont envoyé des lettres aux autorités et elles ont établi des alliances avec des organisations appuyant la défense de leurs droits.
Les communautés shuars de la zone ont fait appel à plusieurs occasions à la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) pour dénoncer les graves violations de leurs droits. Un cas particulier est celui de l’assassinat du leader shuar José Tendetza, qui était très critique du projet minier; dont la mort n’a toujours pas été élucidée par la justice équatorienne[10].
Pour leur part, les grands propriétaires terriens de la zone du projet, qui s’identifient depuis peu comme « métis », ont demandé à l’État la reconnaissance de leur organisation comme faisant partie des bases de la nationalité autochtone shuar. Ils espèrent ainsi assurer la défense de leurs territoires en se basant sur la déclaration de l’État plurinational. Cette stratégie a ravivé au départ, les vieilles tensions avec les Shuars. Cependant, les deux populations ont désormais décidé d’affronter ensemble les conséquences néfastes provoquées par l’activité minière dans la zone.
Conclusion
En Équateur, le gouvernement de Rafael Correa a misé sur les mines à grande échelle. Depuis 2009, il a établi un cadre légal et institutionnel en faveur des entreprises transnationales minières, qu’elles soient canadiennes, chiliennes ou chinoises, dans la lignée des politiques implantées à l’époque néolibérale. Ce cadre s’accompagne d’une forte propagande de l’État sur les bénéfices des méga-mines et une forte critique de leurs opposants.
En contradiction avec l’image d’un gouvernement écologiste et respectueux des droits des peuples autochtones et paysans fortement promue à l’étranger, les institutions publiques et les entreprises minières ont violé les droits des peuples autochtones et paysans reconnus par l’État plurinational. Plusieurs principes du plurinationalisme ont été transgressés : l’autonomie et le droit à la terre, la relation harmonieuse avec la nature, la communauté comme forme d’organisation économique et sociale et l’interculturalité comme forme de relation égalitaire et juste entre les peuples et les nations.
Dans la Cordillère du Condor, en plein cœur de l’Amazonie, haut lieu de richesses naturelles et culturelles, le mégaprojet minier Mirador est en train de se construire, et ce sans que les peuples n’aient été dûment consultés. À cause de ce projet, de graves violations des droits des peuples autochtones et paysans métis sont déplorées. En particulier, l’entreprise chinoise Tonglin/CRCC/ECSA s’accapare à grands pas des terres des habitants de la zone, en se basant sur la Loi d’utilité publique et le soutien des institutions étatiques.
Ce qui est train de se passer dans le cadre du projet Mirador et dans la Cordillère du Condor semble être le fer de lance de ce qui guette les futures régions minières du pays. Le gouvernement a approuvé le développement de projets d’extraction à grande échelle dans des zones comme la forêt de nuages de l’Intag. Les habitants de cette zone de montagne, où règne une grande biodiversité, ont expulsé à l’époque néolibérale l’entreprise minière japonaise Bishimetals et l’entreprise canadienne Ascendant Copper. Les plateaux de Quimsacocha sont aussi dans la mire du gouvernement; les communautés paysannes de cette région à l’origine de prodigieuses sources d’eau, se déclarent fermement opposés aux mines dans une consultation qu’elles ont menée[11].
Photo : Jeunes shuars, membres de l’équipe de surveillance de la pollution de l’eau, en alliance avec l’ONG écologiste Action écologique (Acción Ecológica). Omar Ordóñez, 2015
Traduction : Émilie Noël
Notes
[1] Comisión Ecuménica de Derechos Humanos (2015). « Desalojo de familia finquera de San Marcos, por minería ». 30 septembre 2015, en ligne : http://us5.campaign-archive1.com/?u=5a0f8d60c27a9290deab5ec53&id=e104cba007&e=0fa3b8fe6d
[2] Báez, M. et Cortez, D. (2013). « Plurinacionalidad ». Revista Socialista, no. 8, année V, Buenos Aires.
[3] Mandato Minero. Registro Oficial no. 321 – Segundo Suplemento [Entrée en vigueur: 22 avril 2008].
[4] Yuquilema, V. (2012). Informe sombra de Derechos Económicos, Sociales y Culturales (DESC). Fundación Regional de Asesoría en Derechos Humanos, INREDH. Quito, en ligne : http://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CESCR/Shared%20Documents/ECU/INT_CESCR_NGO_ECU_13989_E.pdf.
[5] Drobe, J., Hoffert, J., Fong, R., Haile, J. P. et Rokosh, J. (2007). Panantza & San Carlos copper project, preliminary assessment report, Morona – Santiago, Ecuador. Corriente Resources.
[6] Sacher, W., Báez, M., Bayón, M., Moreano, M. et Larreátegui, F. (2015). Entretelones de la Megaminería en el Ecuador. Informe de visita de campo en la zona del megaproyecto minero Mirador, parroquia de Tundayme, cantón El Pangui, provincia de Zamora-Chinchipe, Ecuador.
[7] Ley de Minería. Art. 36. Registro Oficial no. 37. [Entrée en vigueur : 16 juillet 2013]
[8] Sacher, W., Báez, M., Bayón, Moreano, M. et Larreátegui, F. (2015), Op cit.
[9] Ibid.
[10] Yakir, S. L. et Hernández, B. (2015). « Geopolítica del neoextractivismo: espacialidad estatal y clasificación de la resistencia en el sureste de Ecuador », Pacarina del Sur, an 6, no 24, juillet-septembre, en ligne : www.pacarinadelsur.com / Watts, J. et Collyns, D. « Ecuador indigenous leader found dead days before planned Lima protest », The Guardian, samedi 6 décembre 2014, en ligne : http://www.theguardian.com/world/2014/dec/06/ecuador-indigenous-leader-found-dead-lima-climate-talks
[11] Bonilla Martínez, O. (2013). Agua y minería en el Quimsacocha, Mémoire de maîtrise en développement territorial rural. Faculté latino-américaine de sciences sociales – campus Équateur.
Michelle Báez Aristizábal
Michelle Báez Aristizábal est enseignante-chercheure dans une université équatorienne. Elle est étudiante de doctorat en sciences sociales dans le programme d’études andines de la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO) en Équateur. Elle est titulaire d’une maîtrise en science politique de l’Université de Montréal. Elle a publié plusieurs articles sur le plurinationalisme, le bien-vivre, les peuples autochtones et l’extractivisme. Elle fait partie d’un collectif écoféministe de défense des peuples autochtones et des droits de la nature.