« La justice sociale s’atteindra de façon inévitable… »
– Éva Perón
Comme dans un songe rêvé par des rêveurs compulsifs, le Bajo Flores, nom non officiel d’un quartier qui n’existe pas dans les cartes, est né avec le poids de la dure réalité socioéconomique de la moitié du XXe siècle, dans une République argentine menée par les familles les plus aisées, son oligarchie, après une longue période de justice sociale sous un gouvernement de travailleurs et de travailleuses, sous la présidence de Juan Domingo Perón. Des hommes et des femmes de partout au pays, déplacé.e.s par cette réalité de misère qui s’imposait, sont arrivé.e.s dans ce lieu qui, avant d’être connu comme Bajo Flores, était composé de terrains inhabités, au sud de la ville géante de Buenos Aires. Peu après leur arrivée, ce groupe d’hommes et de femmes a construit des maisons et ont fait grandir leurs familles dans une zone de ruisseaux, affrontant les marécages. Ils ont rempli les lagunes et ont transformé l’inhabitable en habitations précaires de tôles et de carton, s’organisant ensuite en pâtés de maisons, créant leurs propres rues et ruelles. Ils se sont battus contre l’État pour obtenir des égouts, de l’eau potable, de l’électricité et ont construit leurs propres centres de santé et leurs écoles. Dans cette lutte pour la dignité, conscient.e.s de leur propre histoire et du destin de leur peuple, ils ont également mis au monde une radio communautaire.
« FM Bajo Flores, une passion incontrôlée » peut-on lire sur les murs de ciment gris de l’intérieur de la radio. Ces paroles écrites au marqueur permanent survivent aux années qui passent et se répètent sur les murs, comme un tatouage sur la peau. Dans cette danse de câbles et de microphones illuminés par une lumière chaleureuse, entre une image d’Eva Perón et de la Vierge de Lujan, on peut observer le même mysticisme entre la construction collective d’un quartier entier et la création d’une radio communautaire. Elle s’est développée en 1996. Les jours de dictature militaire, d’enlèvements et de disparitions faisaient partie du passé, mais ce monstre était toujours présent. Il respirait dans l’ombre. Le plan économique de libre-échange qui régnait avait laissé quelques personnes avec des comptes bancaires bien remplis, et beaucoup d’autres sans argent pour le repas quotidien, sans la dignité du travail. Ainsi, dans un état presque terminal, le Bajo Flores a décidé de continuer de brandir son drapeau de justice, d’indépendance et de liberté, et d’amplifier sa voix en ouvrant les portes d’une radio qui, depuis ses débuts, avait une idée très définie : les microphones seraient par le peuple et pour le peuple.
Filles et garçons, adolescent.e.s et jeunes, adultes et grands-parents; les organisations du quartier et tous ceux et celles qui participaient à la vie quotidienne dans son ensemble ont commencé à s’approprier la parole populaire en mouvement que représente une radio communautaire comme celle de FM Bajo Flores. Le secret est dévoilé. Dans la pratique, on a compris qu’une radio communautaire perdrait la valeur de son nom si ce n’était qu’un espace ouvert où n’importe qui pouvait dire ce qu’il désire. De façon aléatoire, en ondes, sans objectif. Ce qui devrait être le point fort d’un média communautaire serait la militance combinée à une identité populaire définie afin d’obtenir des droits principalement en ce qui a trait au logement, à la santé, à l’éducation et au travail. Les centres de santé, les cantines communautaires, les collectifs de voisins de pays proches avec leur culture, leur danse, leur nourriture, la paroisse Madre del Pueblo avec l’école primaire et secondaire et le club athlétique Madre del Pueblo sont quelques-uns des acteurs sociaux qui, dans le passé et le présent, font partie de la vie de la radio. Ce quartier qui, par ses couleurs, ses arômes et sa musique des voisins et voisines arrivé.e.s de pays limitrophes comme le Pérou, la Bolivie et le Paraguay, s’est également vu octroyé le nom de « petite Amérique latine » dans l’inconscient collectif.
« Je suis à l’endroit, c’est toi qui es à l’envers … »
– L’aveugle volant – Sumo
La communication, entendue comme un processus d’aller-retour entre au minimum deux personnes, avec un message codifié envoyé par un canal dans un contexte déterminé, possède dans son essence un aspect qui n’est ni technique ni académique. À travers elle, nous racontons notre réalité, nous transmettons des idées, nous nous faisons des amis ou des ennemis, des familles, des empires, nous détruisons des nations; nous transformons le géant en petit et le petit en géant avec deux ou trois mots. Nous convainquons, nous mentons, nous persuadons. Nous donnons forme à notre univers, nous lui donnons un sens. Même Dieu, selon ce que raconte la Bible, l’a utilisée en sa faveur. En regardant du ciel les êtres humains qui, menés par Nemrod, étaient en train de construire une tour pour arriver aux nuages et tenter de lui conquérir le pouvoir (la Tour de Babel), il les divisa, donnant à chacun une langue différente, ainsi, ils ne pouvaient plus se comprendre. Les humains arrêtèrent de travailler ensemble et se dispersèrent sur la surface de la Terre. Ainsi, comme Dieu dans les livres sacrés, nous avons également compris à un certain moment de notre création que la communication devient un puissant outil pour canaliser à travers elle la vie et son développement, la survie de notre espèce et la transformation de notre entourage selon notre folie individuelle et collective. « C’est pour cela, la radio », dirait les voisins de Bajo Flores : pour raconter leur vérité, qui dans un espace communautaire, est la vérité du peuple.
Tout être humain qui est face à un microphone de radio pour la première fois sent dans ce moment sacré de fines gouttes de sueur sur le front et la gorge sèche, l’esprit vide. Des années d’étude en langue castillane, française ou tout autre, disparaissent comme par magie. Les premiers conseils sont : s’asseoir en se tenant droit, ne pas parler pour soi-même, maintenir une distance prudente du microphone. Et pour couronner le tout, certains présentateurs radio enseignent que la pire chose qui peut arriver en ondes est de rester silencieux, sans rien dire. Cela représente trop de pression dans le « COMMENT » dire, pour ensuite se rendre compte que la préoccupation est aussi dans le « QUOI » dire. En affrontant le monde depuis un endroit plus petit, quel sera notre message?
« La communication aux mains du peuple, c’est la libération… »
– Consigne de la radio FM Bajo Flores
« Ainsi a été vécu le tremblement de terre au Mexique par les gens célèbres », titrait une chaîne de télévision d’une grande compagnie privée de multimédia qui présentait la nouvelle de la tragédie de septembre passé. Celle-ci a laissé des centaines de morts et de blessés dans ce pays, sans compter les innombrables dommages économiques et sociaux. Pendant que les images vues du ciel montraient les ravages, les pleurs et les morts; dans le studio, les journalistes objectifs débattaient de l’ampleur de la souffrance émotionnelle ressentie par une étoile de la télésérie de la soirée, par exemple. Ou alors, ils parlaient de l’acteur le plus couteux de la télévision, fils d’un de ses producteurs, tous les deux en vacances en terres mexicaines. Dans le monde « réel », hors des studios dispendieux de la télévision, loin des exclusifs microphones de radio de certaines des stations de radio-émission commerciales, la majorité de la population se bute à ces visions entrecoupées pendant qu’elle boit son café dans un commerce, pendant qu’elle met de l’ordre dans son bureau avant de finir sa journée de travail ou fait du ménage dans la maison avant que les enfants arrivent de l’école. Dans le jeu établi par les médias privés, les offres de grilles de canaux télévisés ou de radios ne sont que des vitrines, où un individu ou une communauté ne peuvent qu’acheter. On nous appelle les consommateurs.trices.
Dans nos sociétés actuelles, l’identité d’une nation, ses problèmes, ses inquiétudes et le débat d’idées (qui n’est pas l’exclusivité de quelques lettrés avec des titres universitaires) finissent par disparaître derrière ces vitrines ou « horaires », au rythme imposé par le filtre subjectif des propriétaires invisibles du média. En même temps, ceux-ci sont filtrés par d’autres intérêts plus élevés et plus invisibles pour une personne ordinaire. Ainsi, la pensée populaire termine mutilée et, à plusieurs reprises, a recours aux murs des rues pour chanter sa vérité la nuit, avec de la peinture. Dans ce minime geste de dispute, nous retrouvons le courage d’un acte de liberté, comme l’a bien décrit l’écrivain et journaliste argentin Rodolfo Walsh. Dans ce geste et dans tant d’autres, comme celui de la radio des syndicats miniers de Bolivie qui furent l’avant-garde en communication populaire et communautaire, alors qu’ils affrontaient des dictatures sanglantes. On peut aussi mentionner l’école rurale ou urbaine qui choisit de créer une revue ou un journal pour que les enfants dessinent leurs histoires avec leurs mots, ou la communauté immigrante qui, hors de son pays, amène sa culture d’origine aux oreilles de leurs frères et sœurs dans une chaîne de télévision communautaire. On peut parler aussi de la coopérative qui produit des livres et qui permet à d’autres de laisser leurs luttes gravées dans l’histoire, des organisations sociales qui luttent pour la justice sociale et utilisent de nouveaux outils comme les technologies de l’information et de la communication afin de mener à bien leurs activités et créer de l’inclusion.
L’histoire nous a démontré que la lutte que nous, les peuples américains, menons toujours, est celle pour la libération. Sur ce chemin, nous rencontrons des exemples de médias communautaires qui voient la communication comme un droit humain et un outil pour la révolution; qui proposent une communication à identité populaire, véritablement démocratique et avec des idées d’unité, de justice sociale, d’indépendance économique et de souveraineté politique. Ce sont des outils comme la radio FM Bajo Flores, qui est née d’un quartier qui s’est créé lui-même, comme des centaines d’autres médias et espaces communautaires menés par des hommes et des femmes qui décident de laisser la passivité imposée sous les titres de « consommateurs » ou « opinion publique ». Ce sont des médias et espaces qui passent à l’action pour prendre la parole et raconter leur réalité, se transformant en artifices du destin de leur propre destin et en exemple pour ceux et celles qui viendront. Comme l’a déjà écrit Eduardo Galeano : les hommes et les femmes sont de petits feux pour tout illuminer.
« Il n’y a pas deux flammes identiques. Il y a de grandes flammes et de toutes petites flammes, et des flammes de toutes les couleurs. Il y a des gens à la flamme sereine qui ne se préoccupe pas du vent, et des gens à la flamme folle qui emplit l’air d’étincelles. Quelques flammes, balourdes, n’éclairent ni ne brûlent; mais d’autres embrasent la vie d’un désir si intense qu’on ne peut les regarder sans cligner des yeux, et, si l’on s’en approche, on s’enflamme ».
Traduction par Amelia Orellana
Photo : Enregistrement de l’émission Enredos en Salud dans les studios de FM Bajo Flores, Photographie de William Salazar
William Wagner Salazar Aguirre
Producteur et créateur de radio, WILLIAM WAGNER SALAZAR AGUIRRE possède six ans de formation et de travail en communication communautaire. Wagner est professeur d’école secondaire en éducation technologique et production de langage. Il est écrivain et a une formation en écriture journalistique, en production journalistique pour la télévision et en nouvelles technologies de la radio. Il est également correspondant de l’Agencia de Noticias del Foro Argentino de Radios Comunitarias (Agence de nouvelles du Forum argentin de radio communautaires – FARCo) et de l’Asociación Latinoamericana de Educación y Comunicación Popular (Association latinoaméricaine d’éducation et de communication populaire – ALER)