De 2013 à 2015, le Front des femmes défenseures de la Pachamama (Frente de mujeres defensoras de la Pachamama) a réalisé une émission de radio intitulée Warmi Voces y Acción qui visait à faire entendre sa voix et à faire connaître la réalité des femmes paysannes provenant de la région de Cuenca, au sud de la région andine de l’Équateur, affectées par les mégaprojets miniers. Le CDHAL s’est entretenu avec Lina Solano au sujet de cette initiative citoyenne.
D’où vient l’idée de créer une radio et dans quel contexte surgit cette initiative?
Ce projet est né dans le cadre du travail réalisé par le Frente de mujeres defensoras de la Pachamama depuis 2008, date de sa création. Nous avons toujours créé différents espaces pour que les voix des femmes puissent être entendues par le public en général, par les enfants, par d’autres femmes, etc. Ainsi, nous avons toujours interpelé les médias, particulièrement les médias locaux de Cuenca. Nous avons donné des entrevues lors de bulletins de nouvelles ou réalisé quelques interventions dans des émissions télévisées afin de faire connaître les visions du Frente de mujeres, particulièrement en ce qui a trait à l’industrie minière, objet central des luttes que nous menons depuis des années.
Lorsque nous allons à la radio ou convoquons une conférence de presse, les médias répondent généralement, mais pas toujours. Lorsque nous réalisons une conférence de presse, les journalistes vont souvent « rééditer » le matériel selon leur point de vue ou encore rapporter nos propos de manière erronée.
Nous en sommes donc venues à l’idée de créer une émission de radio où nous allions pouvoir dire les choses directement. Dans cette émission, nous donnions le point de vue de l’organisation sur des sujets d’actualité et sur la situation de l’industrie minière au niveau national et parfois même international. Nous l’avons intitulée Warmi Voces y Acción et avions comme objectif d’informer directement la population locale en disant les choses telles que nous voulions les dire. Ce n’était pas toujours facile, car le Frente est formé de femmes provenant des zones rurales et elles devaient se déplacer jusqu’à la ville de Cuenca, partant parfois de zones très éloignées.
Avec l’émission de radio, nous étions assurées de pouvoir diffuser sur les ondes et sur Internet tous les 15 jours, et ainsi informer autant nos membres que les citoyen.ne.s sur les activités que nous avions réalisées et celles que nous voulions entreprendre, en plus de donner notre opinion dans une chronique intitulée La piedra en el zapato (Le caillou dans le soulier). Cela permettait de faire connaître un peu plus les femmes qui constituent le Frente, les différentes camarades qui y participent, qui en sont membres, les fondatrices de l’organisation. Nous avions créé de brefs profils, en discutant avec elles de leur participation dans cette lutte de résistance contre l’industrie minière, par exemple. […]
Nous diffusions les émissions sur les réseaux sociaux et les pages Internet que nous utilisons. Sur ces plateformes, les personnes pouvaient écouter et suivre l’émission, mais malheureusement nous n’avons pas pu y donner suite, faute de ressources.
Comment se déroulait le processus de production et quel y était le rôle des femmes?
Au début, lorsque nous étions sur le point de lancer l’émission, nous avons réalisé des ateliers de formation sur le journalisme communautaire, sur la manière de faire une émission de radio, sur la locution et tout ce qui est relié à la radio. C’est lors de ces ateliers qu’a été construite l’émission; la formule et la durée y ont été déterminées. Durant cette étape préparatoire, nous avons réalisé un sondage auprès des différentes communautés pour savoir ce qui intéressait les gens et leur convenait, sur le plan du contenu et des horaires, notamment. C’est avec cette information que nous avons créé la structure que nous avons toujours maintenue, mis à part quelques détails ajustés en cours de route. Avant chaque début de saison, nous planifions ce qui allait être présenté dans chaque section pour les trois émissions suivantes.
Un des segments d’émission qui était, selon moi, le plus participatif était celui intitulé « Traditions des grands-mères ». Dans cet espace, nous discutions surtout de traditions culinaires, par exemple de la préparation du mote casado, une soupe de fèves et de maïs. C’était un peu théâtral et toutes les camarades qui pouvaient y participer le faisaient. Nous nous organisions en fonction de leur temps et nous faisions l’enregistrement. Parfois, nous improvisions ou nous montions une petite histoire avec les camarades et nous faisions l’enregistrement à ce moment. C’était une belle expérience.
Dans les autres segments, par exemple celui des entrevues, nous avions l’habitude qu’une camarade en interview une autre et qu’elles s’échangent ensuite les rôles. Nous faisions parfois aussi des entrevues à des camarades d’autres pays, que nous contactions à travers Internet. Nous diffusions les émissions de radio afin que les auditeurs et auditrices soient informé.e.s des problèmes et enjeux engendrés par l’industrie minière, de ses impacts dans les domaines économique, social, écologique et sur la santé, qui se produisent autant localement qu’à travers le continent. Nous voulions faire connaitre ces réalités et susciter la mobilisation. Les entrevues avec des camarades provenant de différents pays ont ainsi été d’un grand apport.
Quels sont les défis, les obstacles ou les difficultés rencontrés dans le travail que vous faites en communication?
Par-dessus tout, le problème principal est le manque de ressources. Nous n’avons pu poursuivre la production de l’émission. Elle a été transmise un certain temps par une radio locale assez écoutée ici, dans la ville de Cuenca, mais le coût était trop élevé et nous ne pouvions continuer à le financer. Lors des dernières émissions, nous avions demandé un espace à la radio de l’Université de Cuenca, qu’on nous avait octroyé. Ces personnes nous aidaient également avec la réalisation de l’émission, mais nous avions tout de même besoin d’une personne responsable de la coordination. Malheureusement, à ce moment-là, nous n’avions pas cette personne et l’émission en est restée là, suspendue, et nous n’avons pas encore pu la relancer. Ce fut une très belle expérience. Éventuellement, il faudrait la reprendre, en comptant peut-être sur l’appui de l’Université de Cuenca, mais nous n’avons toujours personne pour assurer la coordination.
Au niveau national, quel rôle jouent les médias hégémoniques dans la problématique sur laquelle vous travaillez, concernant l’industrie minière ou le territoire?
Les médias représentent un pouvoir au sein de la société dans laquelle nous vivons. Ils sont logiquement liés aux grands intérêts des groupes qui ont le monopole de ce pays, ainsi qu’aux grandes corporations et aux pays qui nous dominent et qui veulent saccager nos ressources, particulièrement nos ressources minières. Ainsi, les médias « informent », uniquement sur ce qui les intéresse. Donc, si un groupe a une position qui ne devrait pas être diffusée, selon eux, ils la laissent de côté, et encore plus s’il s’agit d’une organisation de base ou de femmes. Nous n’avons donc pas, ou pratiquement pas, de canaux de diffusion. Nous avons pu, à quelques occasions, faire des interventions, des entrevues ou autres dans des médias de communication nationale, mais ces espaces sont presque fermés pour une organisation comme la nôtre. Ce ne sont que les grandes organisations qui ont une présence nationale. Ce sont elles qui ont le plus d’influence sur ce que l’on considère comme l’opinion publique, car elles ont le rare privilège de faire entendre en ondes leur position sur ces questions politiques. Ce sont elles qui sont prises en compte par ces médias. C’est une situation que nous vivons toujours depuis dix ans, tant au niveau des médias nationaux que des grands médias avec ce gouvernement qui est toujours en place. Et évidemment, dans les médias de l’État, il nous est aussi impossible d’avoir une tribune. Les médias de l’État ne donneront jamais un espace pour parler contre le gouvernement.
Nous avons certes été invitées à la radio publique quelques fois, mais très peu. Les canaux de télévision privés au niveau national, quant à eux, sont pour ainsi dire inaccessibles. Dans le cas des médias locaux, il y a eu un peu plus d’ouverture. Nous y sommes allées et y avons participé. Ces médias de proximité sont en quelque sorte obligés par la loi de nous faire une place, quoiqu’elle demeure très petite et limitée. Par exemple, il y a des radios qui n’aiment pas écouter notre point de vue, donc lorsque nous leur demandons un espace, ils nous répondent qu’une seule personne peut y participer et qu’elle a seulement deux minutes.
Il y a donc un contrôle absolu des médias et très peu d’accès à ceux-ci. Nous avons réussi, à travers le Frente de mujeres, à ouvrir ces espaces qui étaient refusés aux femmes des communautés. Ce sont seulement certains secteurs, certaines personnes, que l’on peut compter sur les doigts d’une main, qui peuvent parler. On ne considère que ceux et celles qui sont du monde académique, politique, ou des autorités, car on les perçoit comme les seuls détenteurs de connaissances. Les gens du peuple, logiquement, ne peuvent accéder qu’à certains espaces, comme celui de l’émission Microphone ouvert (Microfono abierto), où les gens peuvent appeler, opiner, se plaindre ou autre. Les médias nous ont invitées qu’à de très rares occasions et lorsque c’était le cas, nous avons participé et avons présenté nos positions. Il y a eu des situations où certaines personnes du gouvernement, par exemple, refusaient de participer à l’émission lorsqu’elles apprenaient qu’une personne du Frente de mujeres allait être présente. C’est une situation difficile, nous sommes une petite organisation et nous avons peu de ressources. Parfois, les camarades doivent se déplacer jusqu’à Cuenca où sont concentrés les médias de la région sud du pays, alors qu’elles vivent très loin.
Voilà donc les difficultés que nous avons rencontrées, principalement quant au contrôle des moyens de communication. Si l’on nous a permis de participer, dans une certaine mesure, dans les médias locaux, c’est parce que plusieurs radios qui sont liées à des groupes de pouvoir locaux sont contre le gouvernement. Comme ces radios sont opposées au gouvernement de Correa, elles sont intéressées à ce que des personnes qui parlent contre celui-ci participent. Elles savent très bien que c’est la position de notre organisation, que nous sommes là de façon permanente et que nous avons de l’information que d’autres n’ont pas, ni même les autorités. Malgré cela, elles ne prennent presque jamais la peine de nous appeler, de nous inviter en entrevue. Dans ce sens, ce sont des espaces extrêmement fermés. Nous avons invité ces médias à certaines occasions à des conférences de presse, mais ils éditent ensuite le matériel, comme je le disais précédemment. C’est pourquoi nous n’aimons pas beaucoup les conférences de presse, nous préférons participer aux émissions de radios et surtout celles transmises en direct, parce qu’ainsi on ne peut pas nous couper, changer nos propos ou le sens de notre message.
Comment envisagez-vous le rôle de la communication au sein des luttes des mouvements et des organisations de base à travers le continent ?
Pour nous, la communication est un sujet fondamental, et ce, pour plusieurs raisons. Il faut pouvoir dire que nous sommes là, que nous existons. En fait, si ce n’était des moyens de communication que nous avons aujourd’hui – c’est-à-dire des réseaux sociaux, d’Internet, des blogues, des pages Web –, ce serait très difficile. Ces luttes n’étaient pas toujours connues auparavant, elles ne restaient qu’à un niveau local. Il y avait des expériences et des mouvements importants qui ne se connaissaient pas et qui ne se seraient peut-être jamais connus, car il n’y avait pas ces moyens de communication. En ce sens, la question de la communication permet d’annoncer que nous sommes là, que nous existons.
Le problème principal dans le monde des médias, c’est qu’on y rend visibles ou non les dossiers, les personnes, les mouvements, etc. selon les intérêts du pouvoir. Et si tu n’es pas présent dans les grands médias, tu n’existes pratiquement pas pour la grande majorité de la société qui prend en compte seulement ce qui est transmis dans les médias de masse. Maintenant que nous avons un peu plus accès aux nouvelles technologies, nous avons pu ouvrir d’autres canaux qui nous permettent de montrer notre existence. On nous demande souvent qui nous sommes, alors nous pouvons maintenant les référer à notre blogue, notre page Facebook, nos réseaux, etc. Ces plateformes permettent de démontrer que nous ne sommes pas nées hier, que nous avons une histoire qui existe depuis plusieurs années.
En même temps, cela permet de connaître les processus en cours et de garder trace des expériences dans le temps. Par exemple, à travers nos réseaux Internet, nous sommes maintenant informé.e.s au quotidien de tant de choses qui ont lieu dans différents pays du monde et de l’Amérique latine, en ce qui a trait à l’industrie minière, par exemple. Nous recevons de l’information importante de première main, parfois directement de camarades, d’organisations qui se trouvent dans les communautés affectées par les entreprises minières. Ce n’est plus de l’information biaisée qui provient des médias, mais plutôt de l’information réelle, directe, qui renforce la lutte et le discours.
Nous sommes souvent en contact avec des camarades d’autres pays qui vivent directement les problèmes, tout comme nous. Leurs propos, tout comme les nôtres, sont une information qui n’est que rarement diffusée par les médias. C’est donc très important pour ce qui est de consolider notre base. Certains tentent de défendre l’industrie minière et nous leur répondons que nous savons ce qu’est l’industrie minière, pas seulement de façon théorique, mais également à travers les femmes qui en sont affectées dans différents pays, en Amérique centrale et au Pérou. Ces cas que nous connaissons sont une information que les médias n’ont pas, c’est donc très important pour notre lutte.
Pour conclure, quel est le rôle des femmes en ce qui a trait aux initiatives de communication, comme celles de Warmi Voces y Acción ou tout autre projet de communication?
Je crois que tout ce qui peut se faire à travers la communication est important. En ce sens, nos organisations, tant le Frente de mujeres defensoras de la Pachamama que l’Union latinoamericana de mujeres (ULAM), tentons de toujours prioriser la participation des femmes. Nous leur offrons également des formations et des espaces à travers lesquels elles peuvent faire entendre leurs voix directement, ce qui est rarement accessible aux femmes des zones rurales, aux femmes paysannes et autochtones. C’est donc extrêmement important, car elles sentent qu’à travers la radio, leur voix peut se rendre à d’autres personnes, d’autres femmes, et le fait de pouvoir dénoncer, informer, éduquer à partir de leurs expériences, fait partie de leur lutte. Cela fait partie des processus d’autonomisation des femmes, car elles se renforcent à travers l’organisation et toutes ces expériences qui se vivent en groupe et non pas individuellement.
Dans notre cas, nous pensons toutes que c’est vraiment dommage de ne pas pouvoir continuer avec ce projet de radio, mais il faut parfois établir les priorités au sein d’une organisation. En Équateur, nous faisons actuellement face à une tentative de faire passer certains projets miniers à une phase d’exploitation et cela nous demande de prendre des mesures. Il faut mettre en place des activités qui nous prennent beaucoup de temps et qui, dans ce contexte, sont prioritaires. Je pense donc que toutes ces expériences de communication vécues nous aident à nous renforcer au niveau personnel et organisationnel, en tant que défenseures des droits. Elles nous aident également à atteindre une reconnaissance sociale, un autre aspect important de la communication.
La société, ou plutôt certains secteurs, reconnaissent ainsi le travail que les femmes réalisent, et cela est encore plus significatif lorsqu’on parle de femmes paysannes dont les vies ont toujours été de travailler et de faire l’éducation à la maison, et qui, soudainement, se sont transformées en activistes défendant la Terre-Mère. Ainsi, la communication peut influencer, sensibiliser et même éduquer d’autres personnes qui se trouvent, par exemple, en ville, dans le milieu académique, dans des postes importants. Ces femmes qui mènent des processus de résistance peuvent servir d’exemple.
Traduction par Amelia Orellana
Photo : Enregistrement de l’émission Warmi Voces y Acción, juillet 2015, Photographie du Frente de mujeres defensoras de la Pachamama
Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL)
Le Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL) est une organisation de solidarité qui travaille à la défense et à la promotion des droits humains en réciprocité avec les mouvements sociaux et les communautés d’Amérique latine dans la lutte en faveur d’une justice sociale, environnementale, économique et culturelle.