– Grand-maman, comment peux-tu avoir autant de patience quand tu tisses avec
tes fils?
– C’est comme la vie. Si tu t’arrêtes sur les fils, ça semble un chaos qui n’a ni sens ni relation; mais si tu gardes en tête la toile que tu es en train de créer, tout l’ouvrage aura du sens, même quand c’est enchevêtré.
Expression de la sagesse des femmes tisserandes
Elles ont été si nombreuses et oubliées, les femmes tisserandes d’un monde plus juste et plus solidaire, capables de mener leurs luttes de front et sans hésitation contre le capitalisme et le patriarcat. Il est de notre devoir de les faire connaître.
Les femmes tisserandes, comme nous les appellerons, sont des femmes capables de tenir tête aux patrons, aux chefs, aux maris, aux lois qui bafouent leurs droits, leurs voix, leurs mémoires collectives. Les tisserandes ont été des milliers à travers le monde à nous léguer leurs paroles et leurs aspirations pour un monde plus égalitaire et respectueux de la dignité de la vie.
Yira Urzola, une tisserande de paix
Tel est le cas de Yira Urzola, une femme colombienne de 26 ans née dans la municipalité de Sincelejo, capitale du département de Sucre. Ayant comme nom légal Yira Días Urzola, elle a adopté le nom de sa mère comme une revendication historique et symbolique face à un système dans lequel l’homme est l’être principal et prépondérant. Même si cela peut sembler n’être qu’une action de portée limitée, issue d’un sentiment personnel, le fait de se faire appeler Yira Urzola s’inscrit dans une liste de revendications majeures qui nous concernent toutes, peu importe notre provenance ou notre devenir.
Originaire de la campagne, d’une structure familiale autochtone, comme elle le dit elle-même, Yira est la fille d’une défenseure de la vie et des droits des femmes. Pour elle, la campagne constitue un terrain de lutte et de transformation où « les femmes ne sont pas faites que pour s’occuper des enfants ». Toutes les femmes, dans tous les espaces, publics et privés, sont des sujets politiques, ayant des droits et des devoirs collectifs.
Depuis qu’elle a 15 ans, Yira travaille avec la Fédération nationale syndicale unitaire (Federación Nacional Sindical Unitaria, Fensuagro). Fensuagro est une organisation syndicale colombienne active depuis plus de 40 ans. L’engagement de l’organisation se manifeste non seulement au sein du secteur paysan, mais aussi dans le secteur agroindustriel et celui du droit à l’affiliation syndicale. Yira revendique avec courage : « je me considère fensuagrista, j’ai débuté en appuyant l’équipe nationale des femmes, puis l’équipe nationale et ensuite, la formation ».
Elle connaît également de près le travail de la Jeunesse communiste colombienne (Juventud Comunista Colombiana). Elle s’est formée idéologiquement comme militante en analysant la lutte de classes et, d’une façon plus dialectique, la lutte de classes autochtone, paysanne et syndicaliste, qui n’est qu’une seule lutte.
Extractivisme et résistance
Parler d’extractivisme implique tout d’abord de parler de territoires, de lieux, sur des continents qui ont été historiquement saccagés comme l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine. Cela implique ensuite de parler d’êtres humains, de femmes et d’hommes défenseur.e.s d’une vie décente, qui cherchent un réel équilibre avec la nature, l’eau et les petits êtres vivants presque imperceptibles à l’œil humain. En ce sens, « nous, à Fensuagro, avons dit non à l’extractivisme » commente Yira. Car cette façon de faire de l’économie « ne fait pas attention à la nature mais l’appauvrit et la ravage, alors que nous sommes des êtres dépendants de la nature ».
Il n’est plus à démontrer que l’Amérique latine est un endroit stratégique pour le Nord. Un premier saccage commis il y a plus de 500 ans par la Couronne espagnole a altéré le système de valeurs en place au profit de valeurs étrangères, déconnectées de la vie, qui s’inscrivent dans une dynamique de trahison à la terre. Nous sommes maintenant en présence d’un autre saccage massif, avec une infrastructure qu’envierait Henry Ford lui-même pour ses profits et ses bas coûts d’investissement, et que des gouvernements comme celui de la Colombie ont toujours appuyé.
La Colombie possède d’importantes ressources naturelles d’or, de nickel, d’argent, de platine, de cuivre, de charbon et d’émeraudes, qui sont aisées à exploiter vu la position stratégique du pays au sein du continent latino-américain. Le pays dispose aussi d’une sortie vers l’océan Pacifique et l’océan Atlantique, tout comme d’une connexion à la mer des Caraïbes, ce qui en fait une interface idéale entre l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord.
À plusieurs reprises, « les trans-nationales ont été responsables de violations répétées aux droits humains, comme le démontre l’exemple de la compagnie Cerrejón dans la Guajira. L’entreprise a réalisé la plus grande exploitation de carbone du pays et fait dévier le lit des rivières, ce qui a généré, avec le passage du temps, une grande catastrophe environnementale et alimentaire ».
Tout ce saccage est approuvé et encouragé par des organisations telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et même l’Organisation des Nations unies, affirme Yira avec une voix forte et naturelle.
« Nous, à Fensuegro, disons qu’il s’agit d’un théâtre de protocoles et d’appuis à des politiques qui n’ont rien à voir avec le travail et la défense des peuples, et il en va de même de la Banque interaméricaine de développement et de tant d’autres… ».
Elle poursuit son analyse : « Ici, nous sommes en présence d’un terrain de lutte ». Nombreuses en effet sont les communautés qui créent leurs propres dynamiques, où se consolident des stratégies adéquates permettant la résistance.
Les luttes contre l’extractivisme
Les luttes qui sont particulièrement actives en Colombie sont des luttes qui touchent directement les communautés, en lien avec des enjeux comme la sécurité alimentaire, la substitution volontaire de cultures illicites, les pesticides, les semences transgéniques, les projets miniers et hydroélectriques, la privatisation du fleuve Magdalena, l’eau potable et la défense des droits humains, pour nommer quelques exemples.
Une des caractéristiques du contexte colombien est le conflit armé interne qui sévit depuis plus de 60 ans. En raison du conflit, les communautés doivent faire face, d’un côté, aux gouvernements qui servent les intérêts nord-américains, de l’autre aux multinationales, et finalement aux groupes armés, plusieurs de ceux-ci payés par de grandes entreprises internationales qui consolident ainsi le contrôle paramilitaire. « Le pays s’est intégré aux dynamiques internationales de mondialisation économique, financière et commerciale, mais dans un climat de violence de nature autant étatique que paraétatique ».
Face à cela, les communautés s’organisent depuis plusieurs décennies. Comme l’explique Yira, celles-ci réalisent des actions concrètes : « des barrages sur les routes, sur les autoroutes ». Mais avant tout, « des espaces de discussion sont mis en place, au sujet de la politique que nous voulons, de la politique qui nous a causé du tort; je crois que mon invitation serait de promouvoir des espaces de formation politique, idéologique et féministe. Nous avons toujours été vulnérables faute de formation, d’accès à l’information, et je crois que l’appel consiste précisément à ce que nos leaders, hommes et femmes, tant aux plans local, régional, national et qu’international, continuent à se documenter et à s’informer ».
Yira va plus loin que la bureaucratie qui caractérise les gouvernements comme celui de la Colombie; elle propose des exercices : « qui transcendent les tâches à accomplir et ne restent pas seulement des mesures sur papier, mais qui soient des actions et des territoires de résistance et de lutte. En agriculture, nous misons sur la réforme agraire démocratique intégrale ou la réforme agraire démocratique et populaire ».
Le gouvernement colombien n’aura jamais la volonté de respecter la vie et les communautés. En ce sens, les communautés continueront d’entreprendre des actions pour revendiquer la dignité de la vie et des territoires.
Conclusions
Parler d’extractivisme, c’est nécessairement parler de la lutte pour la terre et pour les ressources dispensées par la Terre-Mère, affirme Yira. L’élaboration de stratégies de résistance et de lutte propres à chaque territoire est essentielle. Dans le même sens, la jeune Urzola ajoute : « Il faut y aller graduellement à partir des mouvements sociaux, paysans et autochtones, à partir de tous les secteurs de la société civile en Amérique latine. Il nous faut nous définir avec toujours plus de fermeté et rechercher des solutions réelles et concrètes ».
La défense du territoire est la défense de la vie humaine.
« Les êtres humains dépendent de l’environnement dans lequel ils vivent. Un environnement sécuritaire, propre, sain et durable est essentiel pour la pleine jouissance d’une vaste gamme de droits humains; parmi eux, les droits à la vie, à la santé, à l’alimentation, à l’eau et à la salubrité. Sans un environnement sain, nous ne pouvons réaliser nos aspirations, ni même vivre à un niveau conforme aux conditions minimales de dignité humaine. En même temps, la protection des droits humains contribue à protéger l’environnement ».
Le combat pour la vie dans la dignité, en harmonie avec l’écologie, est un scénario qui va à l’encontre du capitalisme et du patriarcat.
Selon Yira, « ce sont nous, les femmes, qui historiquement avons résisté dans les campagnes et dans les villes, parce que justement, quand il y a une plus grande violence, ce sont les hommes qui en sont les premiers acteurs. Ce sont nous les femmes qui résistons et qui élaborons des propositions et des articulations dans le feu de la nécessité ».
Yiro Urzola est une femme comme des centaines de milliers, capable de fonder et recréer de nouveaux espaces plus solidaires en créant des sororités. Elle nous invite avec sa voix ferme :
« Nous, comme cette femme nouvelle, appelées à ne pas demeurer dans le souvenir de ce que nous avons été au cours de l’histoire ».
Sinon tout le contraire : des femmes qui génèrent des initiatives organiques, idéologiques et avant tout humaines. Des femmes tisserandes.
Traduction par Andrée Boudreau
Photo : Nous espérons que toutes les femmes se joignent aux processus organisationnels pour construire un pays meilleur. Viotá, Cundinamarca. Mars 2018. Photographie par Camilo Raigozo
Notes
[1] Instituto Colombiano de Bienestar Familiar (2009). Tejiendo vínculos, Tejiendo sueños, Tejiendo vida desde la primera infancia. Promoción de la resiliencia familiar. Manual de agentes educativos.
[2] Comité Permanente por la Defensa de los Derechos Humanos (2016). Déclaration écrite, 32e session du Conseil des droits humains des Nations unies, Genève, du 13 juin au 1er juillet, thème 3 de l’ordre du jour, en ligne : http://www.aipazcomun.org/wp-content/uploads/2016/06/CPDDH-Decl-escrit-El-Impacto-de-las-Transnacionales-y-Multinacionales-en-Colombia-sobre-el-MAmbiente-y-DDHH-juni-20161.pdf
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Rapporteur Spécial sur les droits humains et l’environnement, John Knox, en ligne : http://www.ohchr.org/SP/Issues/Environment/SREnvironment/Pages/SRenvironmentIndex.aspx
Jessica Ramos G.
Née en 1989 à Bogota en Colombie, Jessica Ramos G. a obtenu un diplôme en sciences sociales à l’Université pédagogique nationale de Colombie et une maîtrise en histoire et philosophie. Elle est militante au sein du Parti communiste colombien. Quelques-uns de ses textes ayant été publiés : la monographie La memoria social y la historia reciente como clave para la reivindicación política de la Unión Patriótica (2013), l’article du même nom dans la revue Páginas de nuestra América (2013) et « No cambiaremos el fusil por una cacerola » (2016) dans le journal Voz la verdad del pueblo.