Ají Chombito

Aux mères de la révolution Kuna (1925)[2]

Tu m’as dérobé l’histoire
mes robes, où font-elles naufrage?
pourquoi as-tu terni l’éclat de mes alliances?
tu as pillé l’or de mes narines
arraché mon plastron
craché sur mon pays Dule

Uwargandup
ouragan de feu
famille en déroute
gouttes de sang qui se dispersent
dans un ADN qui n’est plus le même

la débâcle coloniale
a interrompu
et réduit en miettes la joie
ma fête de la puberté.

Moi
flambeau du siècle vingt
croyant aux colonialismes
acte de bonne foi
tisseuse d’histoires
vendant mes enfants à la Patrie
des policiers coloniaux
mendiants d’éducation
m’ont arraché le cœur
comme la sica[3]
du fleuve Azúcar ils ont bu mon sang
et je me suis assumée pillée

Pourquoi?
histoire
me sachant gardienne de ta gloire
m’as-tu volé le sommeil
serait-ce pour punir mon irrévérence?
et quand je n’ai pas dansé

tu m’as violée
colon de merde

tu es née
femme révolution
ají chombito
chemin rebelle
machette levée

on met en péril mon caoutchouc
on crible mon sable
depuis il faut filer

la culture
avec des retailles de couleur.

Mon travail
résister
résister
résister.

 

Traduction par Matthias Gagnon et Joëlle Gauvin-Racine

 


[1] Piment fort typique du Panama
[2] Le 20 avril 1921, les autorités coloniales de Narganá et de Corazón de Jesús forcent toutes les femmes autochtones à enlever leurs vêtements et accessoires traditionnels. Toutes, sauf une, qui fuit vers son village natal d’Urwagandup (Río Azúcar). En guise de représailles, des membres de sa famille sont faits prisonniers et des policiers coloniaux et autochtones sont envoyés la chercher. Les autorités de Río Azúcar refusant de livrer la fugitive, une bataille éclate, faisant des morts dans les deux camps. Le climat d’hostilité perdure jusqu’en 1925, quand les Kunas se rebellent contre les autorités panaméennes et proclame l’indépendance de la République Dule. Le 4 mars 1925, les insurgés signent avec le gouvernement un accord de paix garantissant le respect des coutumes autochtones et leur égalité en droit avec les autres citoyens du Panama.
[3] La sica est le type de sable qu’on retrouve à Kuna Yala, qui a été exploité par les colonisateurs pour réaliser des ouvrages et travaux de construction.

Sharon Pringle Félix
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Sharon Pringle Félix est née en 1977. Elle a grandi dans la région de La Chorrera au Panama. Animatrice de radio et journaliste, elle œuvre aussi en éducation populaire. Autant de pratiques où elle embrasse les principes du féminisme décolonial et de l’écologie politique. Si elle se souvient bien, elle écrit depuis l’âge de 14 ans. Pour elle, la poésie est une voie pour défendre le « territoire femme » et revendiquer ses racines noires et autochtones.