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Éducation populaire et femmes migrantes : contribution à partir d’une expérience à Mendoza, en Argentine

Historiquement, l’Argentine a toujours été un pays récepteur de flux migratoires. Depuis le début du siècle passé, des personnes de différents continents fuyant la guerre, l’appauvrissement ou la persécution politique ont immigré en Argentine afin d’y trouver de meilleures conditions de vie. Cependant, et bien que les étrangers ne représentent aujourd’hui que 4 % de la population totale, la vision prédominante vis-à-vis de la migration est ancrée dans le conservatisme, la xénophobie, le néolibéralisme et le sexisme.

L’Argentine a adopté en 2004 la Loi 25.871 sur les migrations (mise en œuvre en 2010), dont la perspective sur les droits humains est citée en exemple aux niveaux régional et mondial. Celle-ci résulte des luttes historiques de mouvements sociaux au sein du pays, qui ont placé le thème de la migration à l’agenda politique de l’État. De fait, les lois reflètent les conflits, les accords et les tensions entre les groupes sociaux, ainsi que les rapports de pouvoir présents dans un moment historique et social déterminé; elles expriment ainsi les orientations qu’une société estime nécessaires et souhaitables [1]. La Loi sur les migrations en vigueur reconnaît le droit de migrer comme un droit humain, et garantit l’accès à la santé, à l’éducation, au travail et aux services sociaux pour les personnes migrantes, quelle que soit leur situation d’immigration, tout en exhortant l’État à promouvoir et garantir la régularisation. Malgré tout, on trouve quelques omissions et vides juridiques dans cette loi, comme l’absence d’une perspective de genre et la non-reconnaissance des droits politiques des migrant∙e∙s qui souhaitent résider en Argentine de façon permanente.

La Loi 25.871 a été adoptée dans une période d’avancées considérables en matière de législation sur la protection des droits, en particulier pour la reconnaissance des droits des femmes [2]. Ces avancées législatives, bien qu’elles ne permettent pas de renverser les inégalités, ont eu des impacts socioculturels et institutionnels importants. Toutefois, l’adoption d’une perspective interculturelle reste un défi à relever, aussi bien dans la règlementation que dans les pratiques institutionnelles des différents services publics.

Tout en ayant ses limites, la Loi 25.871 est un outil fondamental pour la défense des droits humains des personnes migrantes au pays. Cependant, il nous faut aujourd’hui la défendre, car elle a souffert au sein du gouvernement néolibéral actuel des attaques importantes qui menacent les droits de la population migrante. En raison des modifications introduites par le décret 70/2017 [3], les processus d’expulsion de personnes ayant des antécédents judiciaires (y compris des peines déjà accomplies) se sont multipliés, la possibilité d’exception pour réunification familiale ou motifs humanitaires s’est réduite, et les lois de citoyenneté ont été modifiées. On menace également de créer une prison pour les migrant∙e∙s, d’augmenter de façon exponentielle les droits à payer pour s’installer au pays, de passer à un système de traitement des requêtes exigeant une alphabétisation informatique, et de restreindre l’accès aux prestations sociales, entre autres mesures qui asservissent les droits de la collectivité et promeuvent une vision criminalisante des migrations.

Les cas d’expulsions rapides (menées en trois jours) ont tristement augmenté. Un exemple emblématique de l’enracinement du conservatisme, de la xénophobie et du sexisme est le cas de Vanessa Gómez Cuevas, une femme péruvienne résidant en Argentine depuis 15 ans. En janvier 2019, Vanessa a été embarquée par la police sous la fausse excuse de devoir signer un document. Elle a en réalité été déportée le jour même avec son fils de deux ans, au motif d’avoir des antécédents judiciaires – même si elle avait déjà purgé sa peine. Ses autres enfants, mineurs, sont restés en Argentine sans protection. Les modalités de déportation incluaient l’interdiction de revenir en Argentine, mais grâce à la lutte sociale et juridique de divers mouvements et organismes de droits humains et droits des femmes, cette restriction fut annulée le 2 septembre. Il ne s’agit cependant pas d’un cas isolé : ces dernières années, la politique gouvernementale est l’expulsion, sans prendre en compte les intérêts supérieurs des enfants et le droit à la réunification familiale. Les séparations de familles pour cause d’expulsions basées sur des peines déjà purgées représentent une double condamnation pour les femmes migrantes et leurs enfants.

En Argentine, le mouvement des femmes a démontré une grande capacité à faire valoir ses revendications dans l’espace public. Les femmes ont contesté les régimes politiques avec beaucoup de force pour obtenir davantage de droits.

Les femmes migrantes dans la province de Mendoza : citoyennetés et processus au sein de l’Association œcuménique de Cuyo

Dans un climat général de recul par rapport à la politique migratoire au pays, chaque province montre des réalités distinctes. Cet article se concentre sur la province de Mendoza, où les populations observées ont des difficultés majeures pour faire respecter leurs droits, en particulier les personnes latino-américaines (Bolivie, Venezuela, Colombie, Chili, Pérou) et, dans une moindre mesure, caribéennes (Haïti).

Parmi les principales activités auxquelles se dédie la population migrante, on trouve le secteur de la production agricole, le commerce, la construction, les services à la personne, et le travail domestique. Beaucoup de ces activités ne sont pas déclarées, ce qui expose les personnes à une exploitation importante sans prestation sociale. Dans un contexte de crise socio-économique comme celle que traverse l’Argentine, les politiques d’ajustement affectent particulièrement les femmes et finissent par se transformer en politiques d’expulsion.

En ce qui concerne les services essentiels permettant de jouir de la pleine citoyenneté, comme la régularisation migratoire, la santé et l’éducation, on observe là encore des entraves qui empêchent leur accès effectif. Par exemple, une méconnaissance de la loi sur les migrations de la part des fonctionnaires, un manque de clarté des informations communiquées, une lourdeur bureaucratique, des barrières de langue pour les personnes qui ne parlent pas espagnol, mais plutôt quechua, aymara, créole ou français, sans compter des pratiques discriminatoires. En ce sens, il est important de percevoir que les femmes migrantes ne sont ni faibles ni vulnérables, mais que ce sont les difficultés liées à la politique migratoire et aux États qui fragilisent leurs droits.

Pour les femmes, la situation s’aggrave : en tant que soutien principal de la famille, elles vivent des journées intensives de travail de production et de soins, et doivent à la fois se confronter à l’absence d’un réseau d’appui pour les soins de leurs enfants ou des autres personnes à leur charge, et à un accès au travail précarisé où leur santé et leur intégrité sont sérieusement mises en danger. Ceci est une forme concrète d’oppression de genre. Les femmes racisées (autochtones et afrodescendantes) ont une charge d’autant plus grande à cause de discriminations racistes, et les femmes afrodescendantes souffrent particulièrement de harcèlement sexuel du fait des préjugés qui les associent à la prostitution. Ces conditions limitent la possibilité de mener une vie digne.

En dépit de cette situation difficile, les femmes migrantes s’organisent pour mener des luttes qui n’ont pas seulement à voir avec la survie matérielle de leurs familles, mais qui leur permettent de se positionner comme sujets politiques au sein de leurs communautés, des institutions et de la société. Ce faisant, elles brisent la logique associant les femmes migrantes à des personnes vulnérables, et ouvrent la voie pour faire connaître leurs demandes et propositions d’action en vue d’une émancipation économique, socioculturelle, environnementale et politique.

C’est dans ce contexte d’actions politiques et pédagogiques que l’Association œcuménique de Cuyo (AEC) a commencé en 2013 un processus d’accompagnement des femmes migrantes dans plusieurs territoires de la province, abordant différents thèmes et enjeux, toujours à partir des besoins et intérêts des femmes et des organisations dont elles font partie.

Les perspectives adoptées se basent sur l’éducation populaire et les pédagogies féministes du Sud. Ce faisant, le processus vise la construction de connaissances ancrées dans un dialogue horizontal et la valorisation des femmes comme sujets, avec des savoirs et une voix qui leur est propre, ainsi qu’une perspective où le travail collectif, la réflexion et la participation sont prises en compte. En ressort un regard critique, qui remet en cause les systèmes d’oppression coloniale, patriarcale et capitaliste.

L’AEC a mené des programmes d’alphabétisation et de réappropriation des techniques de tissage andin comme posture de valorisation de (re)construction des mémoires ancestrales. L’association facilite aussi des groupes de formation aux droits des femmes migrantes et aux outils pour leur défense, en plus de stimuler les pratiques culturelles pour renforcer les communautés et porter des revendications dans l’espace public. De même, ces processus visent aussi la réappropriation des savoirs propres aux communautés d’origine des femmes (par exemple, par la création de livres de recettes de leur pays d’origine). L’association mise aussi sur le renforcement des identités à travers l’échange avec des acteurs institutionnels et sociaux, en soutenant la construction et le renforcement de réseaux de migrant∙e∙s et en assurant leur participation à des rencontres au niveau national. Par ces actions, nous proposons de mettre en valeur une vision contre-hégémonique qui démontre que les migrantes ne sont ni une menace ni un problème, et qui reconnaît la contribution précieuse qu’apportent leur présence et leur participation pour la construction de démocraties inclusives, interculturelles et multiethniques.

Apprentissages collectifs

À partir du travail réalisé au sein de l’AEC, nous reconnaissons qu’il est nécessaire de favoriser des espaces de rencontres avec et entre femmes migrantes, car cela permet d’identifier des réalités qui ne sont pas visibles dans le quotidien des institutions ou des communautés (par exemple, les violences de genre). Ces rencontres permettent également de sceller les relations de confiance et de solidarité entre femmes, et de les outiller par une formation politique (connaissances juridiques, théoriques, sur les recours internationaux, etc.) pour mieux défendre leurs droits dans l’accès à une vie digne.

L’éducation populaire et les pédagogies féministes du Sud nous ont permis de grandir en tant qu’équipe de travail et d’élargir nos perspectives d’accompagnement aux femmes migrantes. De même, ces méthodes nous amènent à réfléchir constamment à notre position par rapport aux populations et aux femmes migrantes, et de cheminer vers une prise de conscience pour décoloniser nos pratiques et notre façon de comprendre la réalité. Ainsi, récupérer, à partir de l’hétérogénéité, un processus collectif, est très significatif. Dans une telle démarche, il est nécessaire de favoriser les rencontres et les réseaux, ainsi que de travailler sur des territoires avec une population migrante élevée : ceci signifie qu’il faut aller à la rencontre des personnes, plutôt que d’attendre qu’elles viennent à nous à la recherche d’assistance.

Dans cette perspective de travail, nous affirmons que les femmes migrantes sont des sujets politiques. Ceci implique de reconnaître qu’elles ne sont pas des victimes, mais bien des femmes qui prennent leurs propres décisions quant à leur mobilité et leur vie. Avec l’éducation populaire, nous cherchons à faciliter des espaces qui leur permettent de se rencontrer et d’embrasser leur histoire, de construire un « nous », une voix collective et une action commune permettant aux femmes migrantes de se rendre visibles et de s’exprimer.

 

Traduction par Lauren Fromont, avec la collaboration de Éva Mascolo-Fortin

Photographie: Rencontre de formation de femmes migrantes. Courtoisie des auteur·trices

 


Notes:

[1] Novick, S. (2008). « Migración y políticas en Argentina: tres leyes para un país extenso », dans Novick, Susana (comp.) Las migraciones en América Latina. Políticas, cultura y estrategias. Buenos Aires, Catálogos.
[2] Plusieurs lois ont été adoptées en ce sens, notamment la Loi 26.485 de protection intégrale des femmes, la Loi 26.743 sur l’identité de genre, la Loi 25.673 du programme national de santé sexuelle et de procréation responsable, la Loi Nº 25.929 sur l’accouchement respecté et la Loi 26.150 du programme national d’éducation sexuelle intégrale.
[3] Decreto de Necesidad y de Urgencia 70/2017. Les décrets de nécessité et d’urgence sont une attribution du pouvoir exécutif qui permet au président de s’attribuer des pouvoirs législatifs dans les cas de « nécessité et d’urgence » qui requièrent une réponse rapide. Cependant, son utilisation dissimule parfois (comme dans le cas présent) l’intention d’éviter le débat et le vote au Parlement.

Valeria Chiavetta
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Valeria Chiavetta est travailleuse sociale, spécialiste en sciences politiques et programmes sociaux, et professeure de travail social à la Faculté des sciences politiques et sociales (Université nationale de Cuyo). Elle est également coordonnatrice de la Clinique sociojuridique en droits humains et migrations, ainsi que présidente de l’Association œcuménique de Cuyo.

Sol Romero Goldar
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Sol Romero Goldar est titulaire d’un baccalauréat en sociologie et participe à divers projets de recherche sur la migration, le marché du travail et les politiques publiques. Il est membre du groupe d’éducation populaire de l’Association œcuménique de Cuyo au sein de la Clinique sociojuridique en droits humains et migrations.

Jessica Corpas Figueroa
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Jessica Nathalie Corpas Figueroa est travailleuse sociale et titulaire d’une maîtrise en études latino-américaines. Féministe noire afro-colombienne populaire et migrante, elle est aussi étudiante au doctorat en sciences sociales de l’Université nationale de Cuyo, Mendoza. Elle est membre du groupe d’éducation populaire de l’Association œcuménique de Cuyo au sein du processus de femmes migrantes pour l’action politique.