« J’ai pris la décision de venir ici et de risquer ma vie pour donner à mes enfants un meilleur avenir; parce que dans mon pays, on ne peut plus vivre sans craindre pour nos vies à cause des problèmes de criminalité et de chômage qui sont trop importants… »
À 3 heures du matin, Isabel a préparé un sac à dos avec trois habits de rechange. Elle a pris un bain, bu un café tout en serrant sa mère dans ses bras devant le poêle à bois et a quitté sa maison de San Pedro Sula (Honduras). Ses enfants, Miguel, 3 ans, et Paola, 13 jours, dormaient encore.
« Au Honduras, la délinquance dévaste la jeunesse. Les Maras (gangs criminalisés) ont déjà tué mon mari et je ne veux pas que cela arrive à mes enfants, je ne veux pas perdre mes enfants aux mains de criminels. Au Honduras, les enfants sont leurrés par les gangs pour qu’ils les rejoignent et apprennent leurs règles. C’est ainsi qu’ils ont enrôlé mon frère et c’est à cause de cela qu’il est mort aujourd’hui. Je pars et je dois y aller seule parce que je sais que je vais souffrir. Mais grâce à Dieu, je vais trouver du travail pour que ma mère et mes jeunes enfants puissent venir me rejoindre. Je ne sais pas si ce sera aux États-Unis, mais si ce n’est pas le cas, ce sera au Mexique ».
Isabel est l’une des milliers de personnes migrantes provenant pour la plupart de ce qu’on appelle le « Triangle du nord » de l’Amérique centrale (Honduras, Salvador et Guatemala). Ces pays ont pendant longtemps été sous la domination autoritaire des États-Unis, en particulier depuis les années 1980, lorsque les guerres de terreur de Ronald Reagan ont forcé des milliers de personnes à émigrer.
Dans les années 1980, alors qu’Isabel n’était pas encore née, les guerres civiles en Amérique centrale ont poussé un nombre important de Centraméricain∙e∙s à émigrer vers les États-Unis. C’était une période de déplacements de population, d’instabilité économique et d’insécurité. Bien que les conflits civils aient officiellement pris fin dans les trois pays avec la signature d’accords de paix, l’incertitude politique et économique a continué de sévir dans la région au cours de la décennie suivante, tout comme la migration vers le nord. Entre 1980 et 2000, la population immigrée d’Amérique centrale aux États-Unis a augmenté de près de 600 % [1].
Certaines études relient la migration en Amérique centrale au modèle économique dominant [2]. Depuis l’époque coloniale, la principale activité économique génératrice de richesse est l’extraction des ressources, une activité facilitée par une large disponibilité de main-d’œuvre alimentée par les déplacements de population. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), quant à elle, affirme que la migration trouve son origine dans la pauvreté causée par le manque d’emplois et de possibilités dans des sociétés profondément inégalitaires.
Yilan Jifarro, une Hondurienne vivant dans la région frontalière de Petén, au Guatemala
La migration est devenue un espoir pour les populations négligées par leurs gouvernements, dans des pays où les investissements de l’État et du secteur privé n’atteignent pas les régions d’origine des personnes qui émigrent et où le salaire minimum ne suffit même pas à couvrir le panier d’épicerie.
« La raison pour laquelle je me suis d’abord rendue aux États-Unis, c’est parce que je cherchais une vie meilleure, à cause de la situation économique, parce que je voulais un meilleur avenir et aussi parce qu’il y a plus de possibilités là-bas, on m’avait dit qu’on y vivait mieux
J’ai mis 43 jours pour y arriver. Certaines semaines, nous avancions alors que d’autres nous restions bloqués au même endroit. Quand nous marchions, c’était parfois sur une période allant de 24 heures à 3 jours. Plus tard, du samedi 21 heures au mardi 7 heures, c’est cela que ça nous a pris pour traverser le Río Grande où d’autres coyotes [3] venaient nous chercher, mais quelque chose a mal tourné et les agents de l’immigration sont arrivés. Ce jour-là, nous étions 25 personnes.
[Parmi ces personnes,] nous étions 9 femmes. Sur les 9 femmes présentes, une autre femme et moi avons réussi à nous échapper. Les autres ont été capturées par l’agence d’immigration et je ne sais pas ce qui leur est arrivé. Je suis allée aux États-Unis et j’ai réussi à y travailler un an dans la restauration rapide. Plus tard, je suis revenue, mais je suis restée ici au Guatemala. Il était préférable pour mes enfants d’étudier là-bas, mais je devais travailler beaucoup et pour des patrons exclusivement. Ici au Guatemala, depuis que je suis arrivée, je travaille à mon compte et je vis plus paisiblement, mais maintenant ça devient pénible ici et je ne peux pas retourner dans mon pays parce que c’est trop violent… Si les choses deviennent trop difficiles ici, je devrai retourner aux États-Unis, et je devrai risquer un autre voyage avec un coyote ».
« Marcheur, il n’y a pas de route… tu fais ta route en marchant »
Les départements du Petén et d’Izabal au Guatemala, en raison de leur position géographique limitrophe avec le Honduras, le Belize et le Mexique, représentent une voie de transit clé de quelque 450 km dans le nord de l’Amérique centrale pour un flux migratoire de personnes migrantes et réfugiées, provenant majoritairement du Honduras, du Salvador, mais aussi des régions rurales du Guatemala. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime qu’au moins 60 000 personnes, la grande majorité en provenance du Honduras, du Salvador et du Guatemala, avaient utilisé cette voie de transit en date de février 2018 [4]. Parmi elles, des milliers de personnes ont fui la violence généralisée, des menaces à leur vie ou à celle de leurs proches, et n’ont eu d’autre choix que de se déplacer afin de trouver protection et sécurité.
Outre ce transit de personnes migrantes, il existe une petite population de demandeurs d’asile et de réfugié∙e∙s déjà établie dans le Petén, ainsi que des individus et des familles guatémaltèques touchées par la violence généralisée qui les oblige à quitter leur foyer et à chercher une protection dans d’autres lieux ou pays; tous font partie du même groupe de personnes extrêmement vulnérables.
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Isabel a réussi à atteindre la Casa del migrante, à Santa Elena, Petén, Guatemala. Épuisée et inquiète pour sa famille, elle parvient enfin à contacter sa mère par téléphone. Sa mère lui dit de ne pas s’inquiéter, que ses voisins l’aident et que la paroisse lui a offert des vivres et qu’elle pourra se débrouiller. Elle lui dit de ne pas s’en faire et de bien prendre soin d’elle-même avant que la communication ne coupe, faute de temps restant sur sa carte téléphonique.
À la Casa del migrante à Santa Elena, la première étape est un entretien avec Melani, une psychologue chargée de recevoir et d’accompagner les personnes en situation d’immigration et les réfugié∙e∙s.
« Nous accompagnons les femmes différemment, les entretiens sont un peu plus approfondis. Nous pensons que les femmes, comme les enfants, sont plus vulnérables […] il est [parfois] plus difficile pour elles d’exprimer leurs besoins ou d’exposer ouvertement la raison pour laquelle elles sont ici. Beaucoup d’entre elles ont été victimes de violence dans leur pays, soit au sein de leur famille, ou en raison de discriminations quelconques. Elles fuient non seulement la violence, mais aussi l’extrême pauvreté et certaines amènent leurs enfants.
Il est alarmant de constater que la violence lors du transit est devenue normale, qu’elles en viennent à accepter mentalement le fait qu’en chemin elles peuvent être battues, volées ou abusées sexuellement, et qu’elles s’y exposent malgré tout. Ici, nous ne pouvons pas leur offrir une thérapie adéquate parce que cette maison en est une de transit, mais nous leur donnons au moins des informations sur les autres maisons de transit créées pour les aider à surmonter les problèmes qu’elles peuvent rencontrer sur la route.
La compassion est de mise avec les personnes en transit, car aujourd’hui ce sont elles qui sont en transit, mais demain ça pourrait être nous. Il faut se rappeler que nous, les personnes centraméricaines, avons toutes de la parenté aux États-Unis qui est à la recherche d’un avenir meilleur. Loin d’être des criminelles ou dangereuses, ces personnes ont besoin de beaucoup d’amour et d’un abri, car ce sont des êtres humains. Elles pourraient être nos sœurs, nos amies, nos mères que nous voyons passer et il est important que nous prenions soin d’elles parce qu’en fin de compte, ce sont des Centraméricaines comme nous ».
Depuis 2018, il y a un effort conjoint de la part de la Pastorale de Movilidad humana, du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et de la Croix-Rouge guatémaltèque afin de fournir des services humanitaires d’hébergement, de nourriture et de soins médicaux de base dans les Casas del migrante de Santa Elena et Izabal et dans le module de soins frontaliers de La Técnica.
Le mur de Trump
Cette année, 99 172 Guatémaltèques ont été renvoyés dans leur pays d’origine, soit 7 % de plus qu’en 2018, année où le nombre de personnes expulsées des États-Unis et du Mexique a atteint 92 524. Sur le total des personnes expulsées, 52 503 provenaient des États-Unis et 46 669 du Mexique. 14 566 étaient des femmes et 17 156 des enfants, dont 2 356 voyageaient sans être accompagnés [5].
Le « plus haut mur » mis en place par le gouvernement américain est constitué par les tribunaux de l’immigration qui refusent de plus en plus souvent des demandes d’asile, sous prétexte que les personnes ne remplissent pas les conditions requises parce qu’elles fuient la violence généralisée et ne sont pas persécutées pour des raisons politiques, raciales, ethniques, religieuses ou d’orientation sexuelle. Une autre stratégie de la Maison-Blanche a été de faire pression sur le Guatemala afin qu’il accepte le statut de « tiers pays sûr », et un accord a finalement été signé en juillet 2019 entre les États-Unis et le Guatemala.
L’idée d’un « tiers pays sûr » prend racine dans la Convention de 1951 relative au statut des personnes réfugiées, signée à Genève en Suisse, et a joué un rôle important dans la protection des personnes réfugiées et des demandeurs d’asile dans le monde entier, dans sa conception et sa mise en œuvre. Les pays signataires de cette Convention doivent remplir des conditions minimales dont la principale est d’appliquer le principe de « non-refoulement » qui stipule que les demandeurs d’asile ne seront pas renvoyés dans un pays où ils craignent d’être persécutés. En outre, les pays désignés comme « tiers pays sûr » doivent assurer que les personnes demandeurs d’asile aient accès au logement, à la sécurité sociale, aux services médicaux, à l’accès à l’emploi et à l’éducation, et le droit au regroupement familial [6].
Bien que les États-Unis souhaitent utiliser le Guatemala comme un « tiers pays sûr » pour retenir les personnes migrantes et éviter la responsabilité d’une crise qu’ils ont créée pendant des décennies, la vérité est que le Guatemala n’en a pas la capacité. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, le gouvernement guatémaltèque n’est pas en mesure de pourvoir aux besoins de base de sa propre population [7]. Les chiffres témoignent que la solidarité des communautés pauvres compense l’incapacité de l’État à pourvoir aux besoins de sa population.
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Il se fait tard et le dîner est servi à la Casa del migrante. Isabel, Yoni Armando et Gustavo, qui a 17 ans, se préparent à partir le matin, car il vaut mieux partir tôt et ensemble, « comme ça on s’encourage ». Il faut se dépêcher, car il y a des risques de rester bloqué∙e∙s à la frontière à cause d’une maladie, un virus nommé « coronavirus ». On dit que les personnes infectées commencent déjà à être expulsées, il vaut donc mieux arriver le plus vite possible…
La marche commence, et tous les trois partent reconnaissant·e·s du soutien de la Casa del migrante et des organisations communautaires trouvées sur leur chemin. Voyageant avec très peu de biens, leur cœur est plein d’espoir, de résilience et aussi de peur. Il leur est évident que la souffrance les attend, mais c’est le rêve d’un avenir meilleur pour leurs familles qui les porte. Ce rêve, Isabel, Yoni Armando et Gustavo savent comment le construire, sans savoir encore où.
Traduction par Alexi Utrera, Marcella Biallo et Nicolas Le Bel
Photographie: Résidente du Petén, par Nicolas Le Bel.
Référence:
Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO), en ligne : https://www.flacso.org/
Notes:
[1] Migration Policy Institute (2013). « Central American Immigrants in the United States », en ligne : https://www.migrationpolicy.org/article/central-american-immigrants-united-states-1
[2] Selon Gustavo Palma, cité dans López R., Claudia W. et Danilo Rivera (2013). Aproximaciones de política migratoria para Guatemala. Guatemala, en ligne : https://www.url.edu.gt/PortalURL/Archivos/100/Archivos/Aproximaciones%20de%20Pol%C3%ADtica%20P%C3%BAblica%20Migratoria%20Grupo%20Articulador.pdf.
[3] Coyotes est le terme utilisé en espagnol et en anglais pour désigner un passeur ou un trafiquant de personne.
[4] Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (2018). « Fact Sheet: Petén e Izabal (Guatemala), enero-febrero 2018 ». En ligne : https://www.acnur.org/5b3e5eda4.pdf.
[5] Morales Rodas, Sergio (2019). « Casi cien mil guatemaltecos han sido deportados en 2019 », Prensa Libre, 16 décembre, en ligne : https://www.prensalibre.com/guatemala/migrantes/casi-cien-mil-guatemaltecos-han-sido-deportados-en-2019/
[6] Agence des Nations Unies pour les réfugiés (2007). « Convention et protocole relatifs au statut des réfugiés », en ligne : https://www.unhcr.org/fr/4b14f4a62
[7] Organisation internationale pour les migrations (2019). « Informe sobre las migraciones en el Mundo 2020 », en ligne : https://publications.iom.int/books/informe-sobre-las-migraciones-en-el-mundo-2020.
Judith Cruz Sánchez
Judith Cruz Sánchez est actuellement présidente, représentante légale et responsable de l’axe de l’éducation et animatrice à La Otra Cooperativa. En tant que femme, elle se définit comme une défenseure des droits des femmes, des filles et des jeunes. Elle a participé à plusieurs campagnes de communication afin de mettre de l’avant les demandes des populations victimes de violences et de criminalisation pour le simple fait de défendre la vie, l’eau et la terre.
Alexi Utrera
Alexi Utrera est une journaliste indépendante qui a étudié la communication sociale et le journalisme à l’Université autonome de Colombie. Elle a terminé ses études avec un diplôme en sciences cinématographiques de l’Université Ryerson à Toronto et est actuellement inscrite au programme de coopération internationale à l’Université de Montréal. Exilée d’origine colombo-vénézuélienne, elle a publié des articles dans divers médias latino-américains et ontariens qui était sa première province de résidence au Canada. Au Québec depuis 2015, Alexi continue de collaborer avec des organisations de défense des droits humains en Amérique latine.
Rosa Castillo
Rosa Onelia Leonardo Castillo est actuellement responsable de l’axe de communication à La Otra Cooperativa, où elle a acquis une grande expérience de travail théorique et pratique en matière d'éducation et de communication populaire. Elle a appuyé la fondation, la formation et le fonctionnement de la radio en ligne « Un Nuevo Sol Rebelde », ainsi que la coordination et la facilitation des ateliers de la Red Mesoamericana de Radios Comunitarias, Indígenas, Garífunas y feministas de Guatemala.
Miriam Guadalupe Figueroa Vásquez
Miriam Guadalupe Figueroa Vásquez est passionnée par la radio et d’informer à travers les médias alternatifs, prendre la parole et ressentir les peuples à d'autres endroits et pays. Fille d’une famille de combattant·e·s, elle a grandi entourée par la lutte et la résistance pour la justice, pour le territoire, pour les droits humains et des peuples. Elle est actuellement responsable de la radio en ligne « Un Nuevo Sol Rebelde » et travaille pour la défense des droits humains, de la terre, du territoire, mais principalement pour les droits des femmes et des filles.