De 1850 à nos jours, la population mondiale s’est multipliée par 5,5. Au cours de cette même période la consommation totale d’énergie s’est multipliée par 50[1].
Alors qu’aujourd’hui à peine la moitié de la population vit dans des villes, on calcule qu’en l’an 2050 plus de 66% de la population sera urbaine. En Amérique latine, le taux d’urbanisation est encore plus élevé : alors qu’en 1970 celui-ci était inférieur à 60%, en 2010 il avoisinait 80% et on s’attend à ce qu’en 2025 il approche les 90%[2].
Selon l’Agence internationale de l’énergie (IEA), la consommation mondiale d’énergie en 2035 sera de 47% plus élevée qu’en 2010. Ce même scénario prévoit une croissance de la quantité de combustibles fossiles utilisés au cours de ladite période malgré une diminution de leur poids relatif qui baisserait de 84% à 79%[3].
Malgré la croissance exponentielle de la consommation d’énergie, celle-ci prend place dans un contexte de forte iniquité. La consommation moyenne par habitant des pays de l’OCDE (18% de la population mondiale) est 4 fois plus élevée que celle des pays non membres de l’OCDE (82% de la population mondiale). Entre les deux extrêmes, cette différence est de 50 fois plus élevée. Plus de 1,4 milliards de personnes sur la planète n’ont pas accès à l’électricité[4].
La production d’énergie primaire en Amérique latine est de 20% supérieure à la consommation, cette différence marquant les exportations vers l’extérieur de la région, principalement sous la forme de pétrole brut. Du volume total de la production de pétrole dans la région, 40% est exporté. D’autre part la région est une importatrice nette de produits dérivés du pétrole[5]. En plus de l’exportation directe d’énergie, l’Amérique latine est une exportatrice d’énergie grise intégrée dans les matières premières (commodities), produites semi-transformées ou transformées.
Seule 15% de toute l’énergie consommée en Amérique latine correspond au secteur résidentiel.
En Amérique latine, plus de 30 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité et plus de 80 millions de personnes cuisinent à l’aide d’énergie à base de biomasse dans des conditions affectant leur santé. Les segments plus pauvres paient une proportion plus élevée par rapport à leurs revenus que les segments plus riches pour avoir accès à des sources d’énergie[6]. Des millions de personnes en Amérique latine sont déplacées et affectées par des projets d’infrastructures énergétiques.
En même temps, le commerce de l’énergie représente l’une des industries les plus florissantes pour un secteur important d’entreprises.
Ce qui devrait changer
Aujourd’hui nous savons que la consommation de combustibles fossiles pourrait continuer d’augmenter. C’est ce qu’encouragent les pronostics, scénarios et désirs des institutions reliées à l’industrie fossile. Les répercussions sur la société et les écosystèmes se révèleraient incommensurables.
Le problème principal est sans l’ombre d’un doute non pas l’existence ou non de nouvelles sources de combustibles fossiles, mais plutôt la nécessité d’établir des quotas décroissants de leur usage dans un processus de transition vers d’autres sources d’énergie et des mécanismes sociotechniques d’adaptation qui nous permettent de surmonter l’urgence climatique.
Cependant le changement nécessaire de la matrice énergétique, entendue comme la structure de sources d’énergies utilisées, représente un seul aspect du problème de l’énergie. Le système énergétique ne se réduit pas à la seule production/consommation de volumes physiques déterminés d’énergie; ce système inclut aussi les politiques publiques, les conflits sectoriels, les alliances géopolitiques, les stratégies entrepreneuriales, le développement technologique, la diversification productive, les demandes sectorielles, les oligopoles, la relation entre énergie et distribution de la richesse ou relation entre énergie et matrice productive, les relations avec la technologie, etc. Le système énergétique se définit comme la configuration d’un ensemble de relations qui lient les éléments du système humain, ainsi que celui-ci à la nature et qui sont déterminées par les relations de production existantes[7].
De ce point de vue, le système énergétique mondial pourrait être caractérisé par une série d’éléments à souligner tels que :
- Haute concentration en ce qui a trait à la propriété et à la gestion des ressources énergétiques conventionnelles.
- Hauts niveaux de conflictualité reliés à l’accès aux sources d’énergie.
- Fortes répercussions sur les populations affectées par toute la chaine d’exploration, d’extraction, de transformation et d’utilisation de l’énergie.
- Forts impacts environnementaux sur la biodiversité en zones rurales et urbaines.
- L’utilisation des sources conventionnelles d’énergie est responsable des deux tiers des émissions de gaz à effet de serre.
- Les impacts des grands projets d’infrastructures énergétiques, à tous les échelons de la chaine, sur les territoires, la biodiversité et les communautés affectées.
- Les iniquités reliées aux caractéristiques d’appropriation de l’énergie et ses bénéfices sur toute la chaine productive.
- L’appropriation privée et à but lucratif des biens et services de l’énergie. La marchandisation des chaines énergétiques à toutes leurs étapes.
- L’absence de participation citoyenne dans la construction des politiques énergétiques et surtout de la possibilité de décider des usages du territoire est une caractéristique inhérente au système énergétique en vigueur.
Dans ce contexte, le changement de la structure de sources de production d’énergie devient une condition nécessaire, mais insuffisante, à l’heure de penser un changement dans la réalité énergétique.
Cantonner les politiques énergétiques à une politique sectorielle des politiques de développement, pose certainement des limites à l’heure de penser le changement du système énergétique sans modifier le modèle productif. Cependant, il existe des espaces pour le développement de réformes et de changements structurels permettant d’avancer vers un autre système énergétique.
Axes pour penser le changement du système énergétique
Le défi de changer le système énergétique requiert une approche transdisciplinaire et complexe du problème. Il s’agit d’un espace qui doit être construit par les différents secteurs de la société. Une approche intégrale devrait, entre autres, aborder la question de la nécessité d’une démarchandisation du secteur énergétique, le développement de manières de satisfaire les besoins humains avec moins de matière et d’énergie, ainsi que le débat du renouvellement et de la durabilité des sources d’énergie et du rôle de l’énergie dans le processus de redistribution de la richesse[8].
Contrairement à d’autres politiques sectorielles, les politiques énergétiques sont, dans la plupart des cas, déléguées aux États nationaux. Elles sont donc fortement marquées par la concentration et la centralisation. Si nous ajoutons à cela que les préoccupations des États nationaux portent sur la seule question de l’approvisionnement, sans porter attention aux caractéristiques de la consommation et à d’autres dimensions des politiques énergétiques, une situation préoccupante nous apparaît. Il nous faut par ailleurs effectuer cette analyse dans un contexte continental fondamentalement urbain, dans lequel les expériences de développement de politiques énergétiques locales sont rares.
La concentration des politiques énergétiques entre les mains des États nationaux et, au sein de ceux-ci, dans les cercles de « spécialistes », laisse transparaître un manque de débat préoccupant autour du développement de ces politiques, alors que leur élaboration demeure restreinte aux secteurs des élites du gouvernement, dont des entreprises de consultants exposées au lobby intense des secteurs entrepreneuriaux intéressés.
Il n’est donc pas seulement possible, mais aussi nécessaire, d’avancer vers une démocratisation et une décentralisation des politiques énergétiques.
Le développement d’espaces ouverts composés de gouvernements locaux ainsi que d’acteurs sociaux, syndicaux et de l’éducation permettrait l’appropriation par les citoyens d’un contrôle sur les politiques énergétiques. Cela permettrait aussi de concevoir l’énergie non seulement en fonction de ses aspects physiques, mais aussi en fonction de ses conséquences sociales, environnementales et politiques. Ces espaces démocratiques impliquent davantage de formation et de débats pour la prise de décisions. Ils visent par ailleurs à incorporer l’énergie dans divers débats transversaux tels que l’élimination de la pauvreté, le système de transport urbain, les codes de construction, les politiques sur les matières résiduelles, l’efficacité, les modalités du commerce, toutes des questions dans lesquelles l’énergie est, pour le moment, une protagoniste silencieuse que nous devons réussir à rendre plus explicite.
Le futur que l’on souhaite
Comme il a été montré, les scénarios futurs développés dans une perspective de statu quo énergétique n’augurent que la croissance de la production et plus de fossiles, un futur évidemment incompatible avec la survie et l’équité.
Dans ce contexte, il est possible d’avancer vers le développement de scénarios pour une transition énergétique qui remette en question les scénarios techniques conventionnels. Dans ce cas, nous nous référons à des scénarios qui, basés sur l’acceptation des limites du développement dans un contexte d’inégalités, envisagent des pistes de réduction de l’usage d’énergie et des émissions, ainsi que l’augmentation de la part des énergies renouvelables.
Le développement de scénarios différant des scénarios en vigueur reste un des devoirs à accomplir et tout indique que sauf exception, ils ne seront pas construits depuis les espaces conventionnels; ils font partie des défis qui se présentent. Une approche conventionnelle tente principalement de garantir une offre suffisante face à une demande croissante.
La transition énergétique
Une transition énergétique propose différentes stratégies, des étapes qui se chevauchent, des processus qui nous sont encore inconnus. Dans ces processus se superposeront certainement des réformes à des processus de changements structurels.
Au cours de ce long cheminement se présenteront des tâches permanentes ou à long terme en même temps que des devoirs à l’apparence « technique ». La réussite dépendra notamment de la capacité à impliquer la société dans son ensemble dans les débats sur l’énergie.
Réfléchir à une transition suppose d’avoir à l’esprit un diagnostic, de s’entendre à tout le moins sur ce qui nous parait erroné dans le développement énergétique, sur les aspects centraux de la transition et à partir de là, de renforcer les alternatives proposées et de lutter pour en faire un modèle de référence.
Il y a un déficit associé au manque de débat autour des politiques énergétiques suivant une conception comme celle que nous suggérons. Les acteurs impliqués sont généralement les personnes affectées par les projets énergétiques qui, en cherchant à éviter l’occupation de leurs territoires, font l’effort de réfléchir à des alternatives. Il devient alors nécessaire de pouvoir intégrer dans la transition d’autres acteurs sociaux, de manière à contrer la construction des politiques énergétiques par des lobbys établis. Cela demande d’élargir le débat, un aspect essentiel pour développer de manière durable des alternatives et construire des alliances de diverse nature.
La transition implique à la fois des processus urgents et de long terme, qui se superposent.
Parmi les nombreuses actions sur lesquelles nous devrions travailler, nous retrouvons:
- La mise en œuvre de mécanismes d’efficacité énergétique associés à la diminution absolue et non relative de la consommation d’énergie.
- L’intégration d’énergies renouvelables et durables de manière effective dans la matrice énergétique.
- L’intervention de l’État pour corriger les « anomalies » du marché.
- La détermination de restrictions et de plans d’élimination progressive de sources non renouvelables et non durables d’énergie.
- Le renforcement du rôle exemplaire de l’État dans l’utilisation des énergies.
- La réforme des systèmes de subvention aux sources d’énergies fossiles et à l’industrie extractive.
- La promotion du débat sur la viabilité du modèle productif actuel.
- L’élaboration d’outils qui renforcent la conception de l’énergie en tant que droit.
- Le renforcement de modes de consommation de faible contenu énergétique et de restriction de la consommation excessive.
- L’accès aux biens énergétiques et à leurs services dans des conditions dignes.
- Le développement de politiques énergétiques locales, communautaires, municipales, provinciales, etc.
- L’intégration de la variable énergétique dans l’analyse des politiques de développement.
Selon Enrique Leff, le problème réside dans les questions suivantes :
Comment désactiver la croissance d’un processus dans lequel est instauré, dans sa structure originelle et dans son code génétique, un moteur qui le pousse à croître ou mourir? Comment mener à bien un tel but sans générer comme conséquence une récession économique ayant des impacts socio-environnementaux de portée mondiale et planétaire[9]?
Il est nécessaire de construire une autre économie qui garantisse la préservation des cycles naturels et aborde les processus avec une approche cyclique. Il est nécessaire de remettre en cause les mécanismes et formes dont nous satisfaisons nos besoins.
Mais cela ne se fait pas en deux temps. Il faut avancer dans la lutte contre la pauvreté, contre l’indigence tout en construisant une autre économie et un autre modèle productif. Il est clair que dans ce cadre, le néo-développement instauré dans la région ne pourra pas résoudre la question de l’énergie ni celle des gens.
Illustration : Jennifer Galewsky, 2015
Traduction : Alexandra Mauger
Notes
1 Hughes, J. D. (2013). Perfora, chico, perfora. (M. P. Lorca, Trad.) Santa Rosa, Californie: Post Carbon Institute.
2 ONU-Habitat (2012). Estado de las ciudades en América Latina y el Caribe 2012. Rumbo a una nueva transición urbana. Nairobi : ONU-Habitat.
3 Hughes, J. D. (2013). Op. Cit.
4 Ibid.
5 BP (2011). BP Statistical Review of World Energy, en ligne : http://www.bp.com/statisticalreview (page consultée en juin 2012).
6 CEPAL (2009). Contribución de los servicios energéticos a los Objetivos del Milenio y a la mitigación de la pobreza en América Latina y el Caribe. Santiago du Chili : LC/W.281.
7 Bertinat, P., Chemes, J. et Arelovich, L. (2014). Aportes para pensar el cambio del sistema energético. ¿Cambio de matriz o cambio de sistema? (H. I. Crespo, Ed.) Ecuador Debate, no 92, p. 85-102
8 Bertinat, P. (2013). « Un nuevo modelo energético para la construcción del buen vivir ». In M. Lang, C. Lopez et S. Alejandra, Alternativas al capitalismo/colonialismo del Siglo XXI (ISBN 978-9942-09-127-7 ed., p. 161-188). Quito : Abya Yala.
9 Traduction libre. Leff, E. (1998). Saber ambiental: Sustentabilidad, racionalidad, complejidad, poder. Mexique : UNAM-PNUMA.
Pablo Bertinat
Pablo Bertinat est diplômé de la maîtrise en Systèmes environnementaux humains, Ingénieur électrique. Directeur de l’Observatoire de l’Énergie et la durabilité, UTN Rosario, il est également professeur, chercheur et membre de l’Atelier Écologiste.