Depuis plusieurs dizaines d’années, le Mexique connaît une situation critique de violence généralisée permettant la violation des droits humains. Cette violence se manifeste notamment par une hausse alarmante du nombre de féminicides. Tout d’abord compris comme l’assassinat de femmes précisément parce qu’elles sont des femmes, le féminicide est aussi un problème très complexe qui se combine à des enjeux économiques, politiques et judiciaires soutenus par une structure étatique corrompue à tous les niveaux[1]. C’est pourquoi des auteures telles que Marcela Lagarde, anthropologue et théoricienne féministe mexicaine, différencient le féminicide de la violence de genre tout en soulignant la responsabilité de l’État dans ces crimes. Le féminicide est une « violation des droits humains des femmes », et les meurtres et disparitions de femmes qui correspondent à cette définition peuvent être considérées comme des « crimes contre l’humanité »[2]. Le féminicide est donc une catégorie politique qui interpelle un État incapable de prévenir ces violences contre les femmes et de rendre justice.
Bien que le cas des féminicides à Ciudad Juárez, dans l’État de Chihuahua, ait été mis en évidence dans les années 1990 et 2000, on sait maintenant qu’il s’en produit dans l’ensemble du pays. La condamnation de l’État mexicain par la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) pour son incapacité à prévenir et garantir le droit à la vie des femmes[3] n’a pas eu d’effets sensibles sur la situation. Le nombre de femmes assassinées au Mexique s’est élevé de manière alarmante de 2 712[4] en 2011 à 3 892[5] entre 2012 et 2013. Aujourd’hui, au moins cinq femmes sont assassinées par jour dans l’ensemble du pays[6]. Le taux d’impunité est de 95%[7] alors que seulement 15% des crimes sont reconnus légalement comme des « féminicides »[8]. La responsabilité de l’État mexicain dans le caractère systématique de ces assassinats ne fait aucun doute. Cet article a pour but de dénoncer ces faits.
Le féminicide, un fait social d’une culture machiste?
Le féminicide et la violence de genre sont l’expression d’une culture basée sur un système patriarcal, machiste et misogyne. Cette structure sociale fondée sur l’inégalité de genre influence toutes les sphères sociales, que ce soit l’économique, le politique ou le judiciaire. En effet, la violation systématique des droits humains des femmes normalise une citoyenneté féminine de second rang. Les femmes, discriminées dans l’espace publique et violentées dans l’espace privé, ne jouissent pas des mêmes droits que les hommes. Le féminicide devient alors un moyen de domination et d’affirmation patriarcale[9]. Mortes, transformées en déchet dans la rue, les femmes sont objectifiées par leurs assassins. Ces derniers affirment leur subjectivité non seulement aux dépens de celle des femmes assassinées, mais aussi de toutes les femmes. Un seul féminicide est alors une atteinte à la conception des femmes comme sujets de droit. L’impunité de ces crimes légitime cette violation des droits et alimente une culture féminicide. Cette culture repose surtout sur la responsabilisation des victimes qui, portant « des jupes trop courtes », ou marchant « très tard dans la rue », sont coupables de leur propre mort. Ainsi, des codes de comportement s’incrustent dans une société qui n’apprend pas à respecter les femmes, et qui leur intime de s’auto-surveiller selon ces règles discriminatoires. Plus grave encore, cette culture est dominante dans les instances supposées les protéger.
Violence urbaine et dévalorisation des femmes, un enjeu socio-économique
Tout d’abord, la discrimination à l’endroit des femmes s’est accentuée avec l’intégration du Mexique au système néolibéral. Avec la ratification de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA)[10] par le Mexique, la main d’œuvre, particulièrement féminine et déjà bon marché, s’est davantage dévalorisée, et les inégalités sociales se sont accrues. En effet, l’ALÉNA a encouragé une migration rurale vers les villes industrielles du pays ainsi que vers les États-Unis. À Ciudad Juárez, mais aussi dans plusieurs villes de l’État de Mexico plus récemment, l’urbanisation s’est accélérée avec la présence d’industries telles que les maquiladoras[11]. Dans ces usines, la plupart des postes n’exigent que peu de formation ; elles sont donc devenues une source d’emploi privilégiée pour des femmes ayant un niveau de scolarité souvent plus faible que celui des hommes et en situation de pauvreté[12]. Ainsi, des milliers de migrants ruraux du Sud, dont des femmes célibataires qui sont parmi les plus vulnérables aux violences de genre, ont afflué vers les maquiladoras. Ces migrantes, souvent peu qualifiées, vont dépendre du point de vue économique de ces maquiladoras ou du marché informel, deux sites où la protection sociale est très faible[13]. En fait, la plupart des victimes du féminicide font partie de la population active, plusieurs d’entre elles étant des étudiantes, des travailleuses dans les maquiladoras ou des employées de bureau[14].
Alors qu’elles bénéficient d’une exemption d’impôts municipaux, réduisant d’autant la possibilité d’amélioration des infrastructures publiques, les maquiladoras contribuent à la dévalorisation des femmes par la précarisation de leur travail. Le salaire est inférieur à 5$ par jour et les conditions de travail sont abusives, tant par la longueur de la journée de travail qui peut atteindre jusqu’à 12 heures, que par des restrictions dangereuses pour la santé telles qu’un accès réduit aux toilettes[15]. Violant le Fair Labor Standards Act, ainsi que la législation mexicaine, les maquiladoras donnent préséance à la Charte de l’ALÉNA plutôt qu’aux droits humains, de sorte que les revendications restent souvent lettre morte. Si à ceci on ajoute des dysfonctionnements urbains tels qu’un mauvais réseau de transport et d’éclairage public, les femmes travailleuses sont rendues plus vulnérables alors qu’elles rentrent très tard chez elles. L’irresponsabilité sociale des industries ainsi que le désengagement de l’État quant au respect des droits du travail et des droits humains permettent le développement d’une violence de genre urbaine qui s’est traduite et continue de se traduire par l’augmentation des féminicides.
Les femmes et la violence généralisée
La relation entre le crime organisé et les féminicides est assez complexe. À la faveur de la « guerre contre le narcotrafic », initiée en 2006 par le président Felipe Calderón, le crime organisé s’attaque à une société fragilisée par un État corrompu et s’y incruste, provoquant ainsi une hausse généralisée de violence dans le pays. Dans ce contexte, la traite des femmes s’est également accrue, comme en témoigne la hausse des disparitions de femmes, même si la plupart de ces dernières ne sont pas dénoncées et restent invisibles. La traite est une thématique presque inconnue en raison des risques qu’entraîne la recherche à ce sujet. Les agents du crime organisé, grâce à leur capacité à percevoir le degré de vulnérabilité de certaines femmes (par leur condition socio-économique, leur origine rurale, etc.), obligent ces dernières, par chantage ou par la force, à participer à la vente de drogues ou à la vente de leur propre corps[16]. Le développement de ce marché n’est possible que par la complicité de la police et des autorités locales. Les disparitions « forcées » sont devenues des crimes systématiques que l’État est légalement et institutionnellement incapable de résoudre et face auxquels il ne peut rendre justice[17]. La collusion entre le crime organisé et les instances gouvernementales, ainsi que l’impunité qui en découle, vulnérabilisent davantage les femmes, tout en permettent la violation de leurs droits humains.
Le féminicide, un enjeu politique de violence institutionnelle
La corruption du système politique mexicain a fait naître au sein de la population une profonde méfiance à l’égard de ceux qui sont chargés de faire respecter la loi et de garantir les droits des victimes et des accusés. Les enquêtes sont bâclées, les pistes sont brouillées, surtout quand la police ou l’armée sont directement impliquées, et les crimes sont rarement punis[18]. Par action ou omission, les autorités sont incapables de garantir aux femmes leur droit à la vie et l’accès à la justice. En 2007, le Congrès a approuvé la « Loi générale d’accès des femmes à une vie libre de violence », une loi qui inclut pour la première fois une définition légale du féminicide, insérant ainsi une perspective féministe dans la législation mexicaine. Cette loi prévoit une « Alerte de genre », un mécanisme novateur qui a pour objet de mettre en place une commission d’experts capable de faire un diagnostic sur la situation dans un délai d’un mois. L’objectif est d’émettre des recommandations pertinentes et de former des agents publics à la perspective de genre pour que les instances judiciaires puissent donner aux femmes l’accès à la justice. Malgré le caractère novateur de cette loi, la directrice de l’Observatoire citoyen national du féminicide a signalé la politisation de ce mécanisme d’alerte. En effet, les autorités locales sont réticentes à activer cette alerte de peur de choquer l’électorat. La perte de voix étant pour le gouvernement un enjeu plus grand que celui de la perte de vies, les autorités ont formulé la réglementation de ce mécanisme pour que la décision finale de la mise en place des recommandations repose entre les mains du ministère de l’Intérieur au sein de chaque État[19]. De plus, la bureaucratisation de ces institutions ralentit le diagnostic et par conséquent affaiblit ce mécanisme.
Un exemple d’échec de l’Alerte de genre provient de l’État de Mexico, où les élus refusent de reconnaître la gravité de la situation afin de ne pas affecter leur carrière politique. Ce fut le cas de l’actuel président du Mexique, Enrique Peña Nieto qui, lors de son mandat à l’État de Mexico, a ignoré la demande urgente de plusieurs groupes de défense des droits humains pour l’activation immédiate de l’Alerte de genre. Malgré les milliers de victimes, les autorités locales ainsi que le Système national pour la prévention, attention, sanction et élimination de la violence contre les femmes ont refusé de déclarer l’état d’urgence à l’État de Mexico en raison d’un soi-disant manque de preuves d’une violence systématique[20]. Dans cette entité, entièrement dominée par le PRI (le parti politique d’Enrique Peña Nieto), on peut soupçonner que ce « manque de preuves » est le produit d’une manipulation visant à minimiser la portée du féminicide. En effet, les journalistes Humberto Padgett et Eduardo Loza ont démontré dans leur livre « Les mortes de l’État » (2014) que les chiffres officiels du féminicide dans l’État de Mexico sont constamment révisés à la baisse.
Plusieurs organismes nationaux et internationaux, tels que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, le système des Nations Unies ou le système interaméricain des droits humains ont émis 292 recommandations qui relient juridiquement l’État mexicain à cette hausse des féminicides[21]. Malgré tout, la corruption des diverses instances gouvernementales et l’impunité continuent et se généralisent, violant ainsi l’article 17 de la Constitution mexicaine sur le droit d’accès à la justice, ainsi que les articles 2, 8 et 24 de la Convention américaine relative aux droits humains, (ratifiée par le Mexique en 1981) qui engagent l’État à garantir l’adoption des mesures nécessaires selon le droit interne, l’accès à un tribunal impartial et compétent, ainsi qu’à assurer l’égalité des individus devant la loi[22].
À l’heure actuelle, le Mexique traverse une crise politique, sociale et économique qui a incité une partie de la population à sortir dans les rues et exiger que justice soit faite. Dans ce contexte, il s’avère nécessaire que les enjeux des disparitions forcées et de la violence de l’État, comme dans le cas emblématique d’Ayotzinapa, intègrent une perspective de genre. Car une société ne peut pas se transformer tant que la culture citoyenne à la base reste aveuglée par le masque du machisme, encouragé et reproduit par l’impunité.
Illustration :
Notes
[1] Washington, D. « Ciudad Juárez: Así empezó todo », en ligne : http://www.jornada.unam.mx/2003/10/31/056n1con.php?origen=index.html&fly=1 (page consultée le 1er juillet 2015).
[2] Atencio, G. (2015). « Feminicidio: una palabra nueva, una barbarie antigua », 17 mars, en ligne : http://blogs.elpais.com/mujeres/2015/03/feminicidio.html (page consultée le 1er juillet 2015).
[3] CLADEM. « Caso Campo Algodonero, México (femicidio-feminicidio) », en ligne : http://www.cladem.org/programas/litigio/litigios-internacionales/12-litigios-internacionales-oea/22-caso-campo-algodonero-mexico-femicidio-feminicidio (page consultée le 10 juillet 2015).
[4] Venegas, N. (2014). « En México son asesinadas 7 mujeres al día: ONU », 13 novembre, en ligne : http://www.milenio.com/policia/feminicidios-asesinatos_mujeres_Mexico-ONU-dia_naranja_en_Mexico_0_408559305.html (page consultée le 23 septembre 2015).
[5] De 2012 à 2013, 3 892 femmes ont été assassinées au Mexique; seulement 15.75% a été qualifié de féminicides, 25 mai 2015, en ligne : http://www.sinembargo.mx/25-05-2015/1355876
[6] LAS MUERTAS DE PEÑA: « En la impunidad Los Feminicidios en México », 10 février 2015, en ligne : http://hugosadh.com/2015/02/10/las-muertas-de-pena-en-la-impunidad-los-feminicidios-en-mexico/ (page consultée le 29 juin 2015).
[7] The Guardian evidencia “epidemia” de feminicidios en el Estado de México, 16 avril 2015, en ligne : http://www.proceso.com.mx/?p=401355 (page consultée le 29 juin 2015).
[8] « Una mirada al feminicidio en México », Informe del Observatorio Ciudadano Nacional del Feminicidio, 2007-2008.
[9] Labrecque, M. (2008). « Urbanisation, migration et inégalités à Ciudad Juárez », Anthropologica, Vol.50, no 2.
[10] Arteaga, N. et Valdés J. (2010). « Contextos socioculturales de los feminicidios en el Estado de México: nuevas subjetividades femeninas », Revista Mexicana de Sociología, Vol. 72, no 1.
[11] Les maquiladoras sont des usines de montage qui bénéficient d’une exemption de droits de douane et d’une main d’œuvre bon marché pour des biens importés destinés à être intégralement réexportés, en ligne : http://www.universalis.fr/encyclopedie/maquiladoras/ (page consultée le 30 juin 2015).
[12] Panthaleo, K. (2010). « Gendered Violence: An Analysis of the Maquiladora Murders ». International Criminal Justice Review, Vol. 20, no 4.
[13] « Mujeres vulnerables en el Estado de México », en ligne : http://www.conacyt.gob.mx/agencia/index.php/ciencias/30-violencia-y-feminicidio-en-el-estado-de-mexico (page consultée le 28 juin 2015).
[14] Labrecque, M., op. cit.
[15] Gaspar de Alba, A. et Guzmán, G. (2010). Making a Killing: Femicide, Free Trade, and La Frontera. Austin: University of Texas Press.
[16] Estrada, M. (2015). « Los feminicidios en el auge de violencia en México », Interview Online. 8 juillet 2015.
[17] Alcaráz, Y. (2015). « La desaparición forzada en México, “crimen sistemático”: ONG alemana », 27 février 2015, en ligne : http://www.proceso.com.mx/?p=397143 (page consultée le 10 juillet 2015).
[18] Padgett, H. et Loza, E. (2014). « Las Muertas del Estado, feminicidios durante la administración mexiquense de Enrique Peña Nieto », Grijalbo.
[19] Estrada, M. op. cit.
[20] Montalvo, T. (2014). « Alerta de género en Edomex sólo hasta que la violencia sea “inmanejable” », 21 août, en ligne : http://www.animalpolitico.com/2013/08/solo-hasta-que-violencia-sea-inmanejable-se-decretara-alerta-de-genero-en-edomex/ (page consultée le 28 juin 2015).
[21] Una mirada al feminicidio en México, op. cit.
[22] Convención Americana sobre derechos humanos, en ligne : http://www.cidh.org/Basicos/Basicos3.htm (page consultée le 28 juin 2015).
Sofía Ramos Díaz
Sofía Ramos Díaz est une étudiante mexicaine à la maîtrise en Affaires Urbaines à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Elle s’intéresse à la participation citoyenne dans la création de la ville, tout en restant engagée pour le respect des droits humains.