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Un appel aux exercices de conjugaison

Un appel aux exercices de conjugaison

Je vous invite à considérer, parmi d’autres, quelques éléments de contexte. Premièrement, au nord-est de l’Île de la Tortue, au « Québec », le réchauffement climatique n’est pas vécu avec la même intensité qu’en d’autres lieux : cette illusion d’exception est notamment due à un mouvement d’un vortex polaire. C’est pour dire que nous bénéficions ici d’un délai supplémentaire circonstanciel, en plus d’autres éléments significatifs tels que la proximité de territoires encore relativement sains et d’eaux potables, et ce malgré des siècles de mépris colonial et de relations extractives. Les possibilités matérielles sont donc objectivement considérables.

Autre élément à garder à l’esprit, celui du contexte global, mais non moins vrai à l’échelle plus locale : il n’y a pas de pénurie d’hydrocarbures, mais plutôt une surabondance. Certes, les nouvelles sources sont coûteuses à plusieurs égards (environnementaux, sociaux, financiers…), mais soyons clair.e.s : il y a encore trop d’hydrocarbures dans le sol pour la capacité de l’atmosphère à les absorber s’ils sont brûlés. Il faut donc cesser de les exploiter même s’il en reste, s’abstenir malgré un effet éventuel de rareté sur le marché. Pas facile dans une société en pleine phase de néolibéralisation.

Au Québec, nous n’y échappons pas alors que les intérêts industriels, généralement tricotés non loin des décideurs gouvernementaux, cherchent à s’incarner en infrastructures sur de grandes portions de territoire. Du côté des nouvelles extractions les plus avancées, glorieusement présentées par l’État québécois, fier partenaire et investisseur majeur, on compte notamment les forages pétroliers à Anticosti et en Gaspésie, voir le Bas-du-Fleuve, ainsi que la vague de gaz naturel liquéfié (GNL). Le GNL est promis pour la transition des usines usant du mazout dans le cadre du Plan nord et se voit offrir une image écologique (c’est moins pire que le mazout), mais n’oublions pas le retour possible de l’industrie des gaz de schiste qui piaffe déjà.

Des millions investis dans une industrie naissante d’hydrocarbures au Québec, en pleine période de coupures si profondes qu’on enlève les déjeuners aux enfants défavorisés ? Eh oui, c’est ça le néolibéralisme, le capitalisme assumé. Les politiques néolibérales actuelles ne font pas que sabrer dans les services, affectant particulièrement les femmes. Ces gens-là ont le cran d’en rajouter en soutenant des industries qui ne peuvent s’enrichir qu’au détriment de la majorité, des générations montantes et futures, écrasant encore, un peu plus, les femmes au passage, en dommages collatéraux.

Outre l’extraction, des projets de transport rôdent aussi dans les environs. On compte l’oléoduc géant Énergie Est qui s’inscrit dans l’expansion des sables bitumineux, l’inversion (imminente?) de la ligne 9b d’Enbridge et la quantité (et malheureusement aussi parfois les wagons) d’hydrocabures qui explose sur les rails que ce soit vers Sorel, Saint-John et peut-être Belledune. Notons que le transport par train s’accompagne, au Québec, de transport par bateaux : les hydrocarbures sont transvidés d’un à l’autre ou passent par une raffinerie entre les deux.

Sans s’attarder ici aux détails des projets et des nombreux enjeux, allant de l’accès à l’eau au droit de participation, que je vous invite fortement à vous approprier, attardons-nous un peu aux enjeux de genre que cela contribue à alimenter.

Nous avons déjà observé que les « succès » de l’industrie extractive enrichissent peu les femmes des régions qui en « bénéficient ». D’abord, les premiers bénéficiaires sont les actionnaires des compagnies et les gros contracteurs. Des emplois, souvent bien rémunérés, sont effectivement créés pour un certain temps, mais les réalités de ce type de travail font en sorte que ce sont surtout des hommes qui occupent ces emplois, creusant ainsi les écarts de salaires selon les genres. De plus, la pression exercée par ces booms sur le marché des logements et sur les services publics offerts exacerbe la marginalisation économique des femmes. L’augmentation des tensions familiales est aussi brutalement observée, tout comme l’augmentation de la violence envers les femmes en général.

Outre ces éléments liés à l’extractivisme en général, la croissance de l’extraction d’hydrocarbures participe à l’aggravation des bouleversements climatiques. Ce phénomène, bien que physico-chimique, a des origines et des conséquences sociales, économiques et politiques, en plus de poser des défis écologiques réels et d’envergure. Les bouleversements climatiques en cours affectent déjà de nombreuses communautés, notamment au Sud, mais aussi, de plus en plus, au Nord. La distribution des impacts est caractérisée par un nombre important d’injustices historiques et systémiques. Par exemple, les communautés qui subissent de plein fouet les bouleversements climatiques sont les mêmes qui subissent les activités qui en sont à l’origine. En effet, depuis les rejets atmosphériques de l’industrialisation de l’Angleterre du XVIIIe siècle à aujourd’hui, l’économie carbure aux hydrocarbures mais aussi à l’exploitation des territoires et des peuples autochtones et du Sud (pensons au secteur manufacturier asiatique), populations qui subissent de façon disproportionnée les « événements » climatiques. Ceci dit, tout bouleversement de cette ampleur est modulé par les contextes systémiques et les personnes déjà vulnérabilisées et appauvries sont autrement plus affectées que les personnes favorisées qui, à court terme, trouvent le moyen de capitaliser sur la situation.

Les réalités de femmes du Sud à cet égard sont observées depuis plusieurs années, d’abord par elles-mêmes, mais aussi par plusieurs organisations. Nombreuses sont celles qui exercent un leadership inspirant dans la construction de leur résilience. Par exemple, la division sexuelle du travail ayant généré une pratique genrée de l’agriculture de subsistance, les femmes du Sud sont souvent durement touchées par les bouleversements climatiques, mais elles construisent aussi une capacité d’adaptation en mettant en commun leurs savoirs et leurs pratiques novatrices, gagnant ainsi à de nombreux égards dans leurs vies. Ceci dit, elles demeurent indûment affectées.

Au Nord, des initiatives de réflexion et d’action commencent à apparaître, comme par exemple, le projet sur l’Intégration du genre dans la lutte et l’adaptation aux changements climatiques au Québec[1], auquel je prends part. L’intention de ce projet est de sensibiliser et d’outiller sur le sujet, et ce après avoir mené une recherche qui pose quelques constats importants, notamment l’absence d’analyse différenciée par le sexe (ADS) ou par le genre (ADG) dans les politiques énergétiques et climatiques des gouvernements, mais aussi, sauf exceptions, dans les propositions de la plupart des acteurs issus du spectre environnemental, écologiste et/ou citoyen. De toute évidence, la Marche mondiale des femmes fait preuve, dans le choix de ses thématiques, d’une forte volonté d’agir sur les fronts écologiques en y portant ses analyses systémiques féministes. Des prises de position sur les hydrocarbures ont été prises par la Table de concertation des groupes de femmes de la Gaspésie et des Îles.

Le consensus scientifique sur la magnitude dramatique des bouleversements amorcés appelle à des luttes nécessaires, une solidarité géographique et intergénérationnelle concrète, pour des conditions d’existence permettant la dignité. Bref, c’est grave et c’est déjà commencé. Il faut donc à la fois cesser d’aggraver la situation climatique tout en s’adaptant aux bouleversements enclenchés.

Comment faire de ces défis des opportunités d’émancipation et de solidarités? Faire en sorte que les savoirs différenciés hérités de la division sexuelle du travail nous servent? Ou encore que la différenciation se résorbe? Et les colonialismes?

On ne réglera pas tout ici, pas tout d’un coup, mais je vous offre de bon cœur des idées qui m’habitent et qui ont été nourries par des rencontres précieuses et diversifiées. Plus haut, il était question des conditions, dans le sens de paramètres physiques, comme de l’eau propre. Il est inconcevable de construire la résilience, une capacité à rebondir, et de sortir de notre dépendance aux hydrocarbures sans un accès à de l’eau de qualité. Or, cet accès est hautement menacé par des projets industriels extractifs et de transport, notamment liés aux hydrocarbures. Ce que je veux pointer ici, c’est que si nous perdons cet accès, c’est pas mal irréparable.

Suis-je entrain de hiérarchiser des luttes ? Malaise… En fait, je crois que je me permets de considérer que la question des conditions écologiques doit absolument faire partie des priorités car outre nos relations humaines complexes et parfois toxiques, et ce avec des parts de responsabilités diverses, il y a des enjeux de la relation chimique avec la planète que nous habitons et ça, c’est comme d’un autre ordre d’impératifs. Comme mentionné, les inégalités s’exacerbent dans ce contexte. L’invitation n’est pas de hiérarchiser les luttes, mais de les conjuguer à ce défi de notre époque, soit la relation entretenue par nos sociétés avec la planète.

Ce que j’espère surtout, c’est d’inviter à des conjugaisons de luttes. Des luttes féministes et empreintes de justice sociale pour la préservation de l’eau. Des luttes à travers lesquelles nous tissons des relations, entre « secteurs » et entre communautés, générations et régions, qui nous rapprochent des terres que nous habitons.

Ces terres volées, habitées par des autochtones malgré le génocide, des colons, des migrant.e.s. Je soumets que le rétablissement de justice historique est essentiel, et que le temps presse pour que ça en vaille vraiment la peine. Que cet ouvrage de décolonisation ne peut être préalable aux luttes nécessaires pour la santé de l’écosystème, mais qu’il est peut-être une clé de ces luttes, que des relations respectueuses peuvent s’y déployer, s’y expérimenter. Pensons à Elsipogtog ou encore à Unistoten : les alliances y sont porteuses.

La conjugaison de luttes, pour moi, se trouve dans l’action. Pardonnez mon style, l’écriture n’est pas mon médium premier, mais au grand plaisir de tricoter avec nous-vous, des perspectives d’écologie sociale émancipatrices. Nous avons tou.te.s à y gagner, en prenant pleinement part aux luttes du spectre climatico-hydrocarbures, et malheureusement littéralement tout à perdre à laisser les choses aller. Nous aussi pouvons générer des réalités, voire des infrastructures féministes et anticoloniales d’adaptation aux changements climatiques. Ces enjeux traversent aussi les enjeux d’austérité et de répression. Finalement, l’adaptation et la lutte aux changements climatiques nécessitent ressources et savoirs, mais surtout une répartition de deux éléments : belles opportunités de rebrasser les cartes, non?

Il y a encore de quoi faire, et ensemble nous pouvons jouer un rôle significatif en ces temps exigeants, si l’on s’active judicieusement.

 

Photo : Tâche d’huile, 2015

 


Note

[1] Projet mené par le Réseau québécois des groupes écologistes, Relais-femmes, le Réseau des femmes en environnement, avec l’appui du Service aux collectivités de l’UQAM.

Maude Prud’homme
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Maude Prud’homme s’est engagée depuis quelques années à l’émergence de réflexions autour de l’écoféminisme par des articles et des ateliers. Elle est maintenant présidente du Réseau québécois des groupes écologistes, et s’implique activement dans le mouvement Tache d’huile qui s’organise sur les nombreux enjeux liés aux hydrocarbures dans sa région d’adoption, la Gaspésie.