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Colombie, la pandémie avant la pandémie

Colombie, la pandémie avant la pandémie

Le dernier trimestre de 2019 a été marqué par une explosion de manifestations à travers plusieurs pays d’Amérique du Sud, lorsque la contestation est descendue dans la rue et promettait de ne pas rentrer à la maison avant d’avoir été entendue et écoutée. La Colombie n’a pas fait exception à cette vague, au contraire, elle partage tant de ces réalités, cette longue liste de revendications, tant de raisons d’élever la voix et de prendre la rue, que la question qui se posait alors était plutôt : pourquoi ce soulèvement général avait-il autant tardé ?

La vérité, c’est qu’il y a en Colombie une grande dette historique concernant les aspects sociaux, et comme il n’y a pas de point de départ précis pour parler des racines de cette dette sociale, il n’y a pas non plus de consensus pour déterminer l’origine du conflit qui, pendant des décennies, a plongé la Colombie dans la douleur, le malheur et la barbarie. Ce qui est sûr, c’est que ces deux aspects se sont alimentés des restes de violences anciennes, certaines partisanes et d’autres liées aux inégalités, et qu’ensemble, ils ont mené certain·e·s dans ce pays à élever la voix, et d’autres, à prendre les armes [1].

Le 21 novembre 2019, chaque personne prit ses anciennes et nouvelles revendications et descendit dans la rue, le son des voix s’éleva, accompagné de celui des casseroles, rien de plus que cela, sauf quelques illusions. Il y avait les étudiant·e·s exigeant davantage d’investissements et le professorat réclamant le respect des engagements ; il y avait la classe des salarié·e·s qui rejetait la violente réforme du travail et des retraites. Les écologistes non plus ne manquaient pas à l’appel, condamnant haut et fort les autorisations accordées par l’État aux essais pilotes miniers de fracking, auxquels se joignirent également celles et ceux qui s’indignaient contre la privatisation des quelques entreprises nationales restantes et contre la proposition répétée de baisser davantage les impôts des grandes entreprises et des multinationales tout en imposant (encore davantage) la classe moyenne, tandis que, chaque année, la corruption coûte au pays environ 50 milliards de pesos [2].

Toutes ces dynamiques politiques ne sont pas seulement le reflet du pouvoir et des prétentions de la droite dirigeante, mais également de sa faible légitimité. De fait, ces réformes excessives et néfastes furent prononcées au nom d’un président et d’une administration dont l’approbation ne se situait à l’époque qu’à 26 % [3].

Au final, chaque secteur cherchait à réajuster ce programme selon les priorités et nécessités sociales du pays, pour créer ainsi collectivement un réel plan national, incluant tous les secteurs qui revendiquent depuis tant d’années la reconnaissance de leurs droits devant un État absent et peu garant. Ainsi, ce trimestre fut marqué par des protestations, des manifestations, des actions publiques, des tensions, le retentissement des casseroles, un couvre-feu, une véritable lutte à la corde entre les citoyen·ne·s et le gouvernement se soldant finalement par la criminalisation des manifestant·e·s, une réponse étatique aussi démesurée que dictatoriale.

Le panorama politique était désespérant et sans garanties, mais, malgré la répression, un vent d’espoir parcourait le pays, s’installait sur chaque place publique, dans chaque parc, sur chaque pont où les citoyen·ne·s, rassemblé·e·s d’une seule voix, exigeaient à l’unisson un changement, un changement structurel. Et c’est ainsi que la nouvelle année naquit des entrailles de cet espoir, celui sur lequel une multitude avait parié pour rendre visibles les besoins et les inégalités, celui qui faisait jaillir ce Gran Paro Nacional (grève nationale) comme le printemps de l’indignation.

Or, malheureusement, l’année 2020 avait d’autres plans pour le monde : la maladie à coronavirus, qui s’avéra être la source de la grande pandémie de ce siècle et qui secouerait chaque pays, sans faire exception de la Colombie. Cette pandémie sanitaire parcourt encore toutes les régions colombiennes, ayant laissé à ce jour derrière son passage plus de 1 399 911 cas confirmés et 38 484 mort·e·s [4]. Mais l’histoire tragique de la Colombie porte le poids d’une pandémie politique de violence qui faisait déjà rage, caractérisée par ses propres chiffres et sa propre cruauté.

La violence en Colombie est un fléau virulent qui s’est propagé dans les rues des grandes villes, mais surtout dans les petites communautés autochtones, sur ces territoires appauvris et abandonnés par l’État. C’est une pandémie classiste, centraliste, qui a laissé à ce pays, selon les registres, plus de 8 millions de victimes. Ce nombre, bien au-delà d’un simple chiffre, montre l’ampleur de la pandémie de violence en Colombie. Il se décline en nombre de déplacements et de disparitions forcées, d’homicides, de tortures, de séquestrations, d’agressions physiques violentes, de vies réduites au silence, de familles détruites ; il reflète un tissu social mal en point et une société mise en morceaux [5].

Et bien que soient nombreuses les théories sans consensus sur l’origine exacte de ce malheur que nous appelons conflit armé interne, il y a une certitude quant au point culminant, la brèche dans l’histoire de ce pays où le temps s’est arrêté sur le malheur d’un peuple, et ce fut pendant les deux mandats présidentiels consécutifs d’Álvaro Uribe Vélez (2002–2010) au cours desquels on décompte le plus grand nombre de victimes de la violence armée en Colombie [6], parallèlement à une recrudescence de la guerre contre les guérillas au niveau national, pour lesquelles on a fait appel aux forces armées militaires, mais aussi, paramilitaires. Uribe est actuellement accusé d’avoir encouragé, parrainé et soutenu ces groupes paramilitaires [7].

De 2012 à 2016, le gouvernement national dirigé par Juan Manuel Santos mena des négociations de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie — armée du peuple (FARC – EP) qui, bien qu’elles n’aient pas été l’unique acteur dans ce conflit armé ni la seule guérilla, ont fini par représenter la plus grande insurrection en termes proportionnels dans le pays et qui, jusqu’à aujourd’hui, s’est renforcée comme la guérilla la plus ancienne et la plus active d’Amérique latine [8]. Entre les difficultés et les victoires, la signature obtenue dudit « accord final pour la fin du conflit et la construction d’une paix stable et durable » [9] cherchait à contribuer à l’allègement de la dette sociale, soigner les ravages de la guerre et générer des garanties pour avancer dans les transformations vers la paix et la pluralité démocratique du pays.

Mais malheureusement, le Centro Democrático, parti politique représentant aujourd’hui le président Duque, se positionne par son refus de l’accord de paix [10]. De ce fait, la mise en œuvre de l’accord s’est vue entravée par des modifications, des pertes de financement, des absences de garanties politiques et des persécutions, avec à ce jour l’assassinat de plus de 200 ex-combattants signataires de l’accord [11]. Ce gouvernement n’est pas seulement irresponsable en n’honorant pas l’accord, il néglige également de fermer les possibilités de négociation avec d’autres acteurs armés, choisissant la vieille recette militariste, c’est-à-dire en privilégiant, au détriment d’investissements sociaux, l’augmentation du budget militaire, lequel s’élève à 3,1 % du PIB du pays, ce qui place la Colombie au premier rang des pays de la région avec le plus de dépenses militaires [12].

La COVID-19 a donc été un outil utile au gouvernement pour faire taire les dénonciations et les revendications sociales, l’excuse parfaite pour ne pas affronter la recrudescence de la violence ni la « mexicanisation du conflit » [13] qui positionne aujourd’hui de nouveaux acteurs qui ne cachent pas la primauté ultime de leurs intérêts économiques et qui envahissent impunément les territoires, ceux où l’absence récente des FARC n’a pas été remplacée par un soutien social de l’État, ce qui prolonge et dégrade ainsi davantage le conflit et ses cycles de violence.

Ainsi, la COVID-19 n’est pas la cause de nouvelles violences en Colombie, elle aggrave seulement une réalité préexistante à sa venue sur le territoire. Sa présence a mis en lumière le fait que la violence, protéiforme, ne rôde plus camouflée à travers le pays : une fois la quarantaine établie, le nombre de dénonciations pour maltraitance intrafamiliale a doublé ; de plus, juste pour cette année, plus de 508 femmes ont été victimes de féminicide [14], chiffre qui met en doute que « rester à la maison sauve des vies ».

En Colombie, ni le droit à la participation politique ni le droit à la vie ne sont respectés. Chez nous, les compteurs de la mort étaient mis en place bien avant l’avènement de la COVID. Aujourd’hui, on documente 343 cas de personnes assassinées lors de 81 massacres [15] et 289 hommes et femmes leaders assassiné·e·s en 2020 [16]. Ces vies furent emportées par la pandémie, la première, celle qui s’est installée il y a des années et qui s’y est intériorisée comme une manière de vivre, comme une réalité quotidienne.

Le problème des chiffres est qu’ils enregistrent seulement un numéro : ils ne parlent pas de vies, de douleurs, de tristesses. Les chiffres racontent quelque chose, mais ne disent pas tout ; les chiffres représentent un tout, mais en dernière analyse ne parlent de personne. En Colombie, l’accent mis sur les chiffres a fait que ce pays ne compatit pas quand on parle de la mort numéro 10, 100, 1000 ou 10 000, mais celles qui connaissent la différence, ce sont les mères qui ont perdu les fils et les filles qu’a emportés cette pandémie. La douleur d’une mère ne compare pas, elle ne fait que ressentir. Le pays devrait compatir en tant que mère de tous ces mort·e·s, de tous et toutes ces disparu·e·s ; le monde devrait parler davantage de vies, de luttes et de transmission que de chiffres qui ne rappellent personne et n’humanisent en rien la barbarie.

Nous, qui défendons les droits humains, quand nous parlons, nous le faisons à partir de la douleur, avec la photo d’un·e disparu·e, nous le faisons quand nous allumons une bougie, quand nous faisons appel à la mémoire, quand nous résistons aux côtés de celles et ceux qui ont tout donné et qui donneraient jusqu’à leur propre vie, car il ne leur reste même plus leur terre. Mais nous parlons aussi à partir de l’espoir, parce que nous espérons que ces compteurs s’arrêtent, que la tempête cesse et qu’arrive le calme que nous souhaitons, la paix dont on parle dans les livres et qu’étudient les universitaires, celle qui a plus à voir avec la justice sociale, dans laquelle il y a un minimum vital sans exception, des garanties pour l’accès à la santé et à une éducation digne et le droit de vivre une vie sans violences.

Il est urgent que la Colombie emprunte une nouvelle voie politique affirmant son principe constitutionnel d’État social de droit, et non de droite. Une nouvelle voie qui peut renouveler les espoirs, attiser les indignations et reconnaître que la source véritable de la crise humanitaire et sociale colombienne n’est pas un virus : la COVID-19 sert simplement d’excuse pour échapper aux responsabilités, celles qui incombent véritablement à l’État et à ses corrompus, aux dirigeants d’entreprises privées et à leurs acteurs armés.

 

Traduction par Cécile Loriato, avec la collaboration de Martha Guttierez

 

Photographie: Mandalas et photographies – acte symbolique pour commémorer les victimesde la violence étatique lors d’un rassemblement du MOVICE (Mouvementnational de victimes de crimes d’État) à Barrancabermeja, Colombie. Photographie par Marcela Cardenas.

 


Notes:

[1] Ámbito Jurídico (2016). « Los 12 ensayos de la Comisión Histórica del Conflicto y sus Víctimas », 5 septembre, en ligne : https://www.ambitojuridico.com/noticias/informes-de-memoria-historica/constitucional-y-derechos-humanos/los-12-ensayos-de-la
[2] Adelaida García, Maria et Marcela Cárdena (2019). « Algunas Razones que Motivaron el Paro Nacional en Colombia », ECAP Colombia, 27 novembre, en ligne : https://ecapcolombia.org/2019/11/algunas-razones-que-motivaron-el-paro-nacional-en-colombia/
[3] Chaves Restrepo, Mario (2019). « Aprobación del presidente Iván Duque cayó a 26 %, según la encuesta Gallup », Asuntos Legales, 7 novembre, en ligne : https://www.asuntoslegales.com.co/actualidad/aprobacion-del-presidente-ivan-duque-cayo-a-26-segun-la-encuesta-gallup-2930060
[4] Minsalud- Ministerio de Salud y Protección Social (2020). « Coronavirus (Covid-19) », en ligne : https://covid19.minsalud.gov.co/ (page consultée le 10 décembre 2020)
[5] UARIV (2016). « Reparar a las 8 millones de víctimas del conflicto, desafío de toda la sociedad colombiana », 8 novembre, en ligne : https://www.unidadvictimas.gov.co/es/reparaci%C3%B3n/reparar-las-8-millones-de-v%C3%ADctimas-del-conflicto-desaf%C3%ADo-de-toda-la-sociedad-colombiana
[6] UARIV (2020). « Registro Único de Víctimas », en ligne : https://www.unidadvictimas.gov.co/es/registro-unico-de-victimas-ruv/37394 (page consultée le 10 décembre 2020)
[7] Soledad Betancur, María (2015). « Álvaro Uribe, las Convivir y los ejércitos paramilitares », Agencia de prensa IPC, 10 octobre, en ligne : http://www.ipc.org.co/agenciadeprensa/index.php/2015/10/16/alvaro-uribe-las-convivir-y-los-ejercitos-paramilitares/
[8] Agencia EFE (2016). « Farc : La guerrilla más antigua de América Latina que busca convertirse en partido político », El Heraldo, 16 septembre, en ligne : https://www.elheraldo.co/politica/farc-la-guerrilla-mas-antigua-de-america-latina-que-busca-convertirse-en-partido-politico
[9] Acuerdo Final para la terminación del conflicto y la construcción de una paz estable y duradera. (2016, 24 novembre), en ligne : https://www.unidadvictimas.gov.co/sites/default/files/documentosbiblioteca/
nuevoacuerdofinal.pdf

[10] Semana (2017). « “Hacer trizas” el acuerdo con las FARC :  ¿es posible ? », 5 août, en ligne : https://www.semana.com/nacion/articulo/uribismo-hara-trizas-acuerdo-acuerdo-con-farc-esta-blindado/524529/
[11] Semana (2020). « Van 216 excombatientes de las Farc asesinados : ¿ cómo detener esta violencia ? », 7 août, en ligne : https://www.semana.com/nacion/articulo/216-excombatientes-de-las-farc-han-sido-asesinados/685044/
[12] Paula Aristizábal Bedoya, María (2019). « El gasto militar de Colombia es el más alto de la región, supera los US$ 10.000 millones », La República, 6 septembre, en ligne : https://www.larepublica.co/globoeconomia/el-gasto-militar-de-colombia-es-el-mas-alto-de-la-region-supera-los-us10000-millones-2905034
[13] Martínez, Poly (2020). « El riesgo de “mexicanización” persigue a Colombia », ABC, 23 août, en ligne : https://www.abc.es/internacional/abci-riesgo-mexicanizacion-persigue-colombia-202008230140_noticia.html?ref=https:%2F%2Fwww.google.com%2F
[14] Red Feminista Antimilitarista – Observatorio feminicidios Colombia. « Home », en ligne : https://www.observatoriofeminicidioscolombia.org/ (page consultée le 10 décembre 2020)
[15] Indepaz (2020). « Informe de masacres en Colombia durante el 2020 », en ligne : http://www.indepaz.org.co/
informe-de-masacres-en-colombia-durante-el-2020/
(page consultée le 11 décembre 2020)
[16] Indepaz (2020). « Líderes sociales y defensores de derechos humanos asesinados en 2020 », en ligne : http://www.indepaz.org.co/lideres/ (page consultée le 10 décembre 2020)

Marcela Cárdenas P.
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