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Combattre ensemble notre ennemi commun

Combattre ensemble notre ennemi commun

Vendredi soir, à Montréal. Une grande table, un plancher qui craque, un écran, un projecteur, deux bouteilles de vin. Autour de la table, une poignée de femmes aux traits tirés. La semaine a été longue, comme d’habitude. Parce que pour ces femmes, leur emploi est bien plus qu’un simple 9 à 5. Toutes les semaines sont longues quand on se bat pour sauver le monde.

Ces femmes ont un point en commun : elles travaillent ou militent toutes pour des organisations de sauvegarde de l’environnement. Au Québec, le milieu environnemental est rempli de femmes. Elles organisent des manifestations, gèrent des communautés virtuelles, lancent des pétitions, interpellent des élu.e.s, tiennent des kiosques, présentent des conférences, donnent des formations, répondent aux questions des journalistes, bâtissent des relations avec des partenaires, rédigent des demandes de financement, organisent des réunions stratégiques et mettent en œuvre des campagnes de grande envergure. Elles façonnent des luttes à partir de rien.

Elles ont été de toutes les batailles contre l’extractivisme depuis quelques années. Elles ont empêché la construction de l’oléoduc Énergie Est que TransCanada voulait passer sur le territoire pour exporter son pétrole issu des sables bitumineux. Elles sont montées aux barricades contre l’exploration pétrolière sur l’île d’Anticosti. Elles ont stoppé l’industrie du gaz de schiste dans la vallée du fleuve Saint-Laurent. Elles sont partout, tout le temps.

Malgré l’omniprésence de ces femmes dans les luttes passées et actuelles, leur travail se déroule la plupart du temps dans l’ombre. Les organismes environnementaux québécois sont encore majoritairement gérés par des hommes : ils sont les directeurs généraux, les présidents et les porte-paroles de la plupart des organisations les plus connues. La lutte contre l’extractivisme et pour la protection de l’environnement est donc un domaine très féminin à sa base, mais encore très masculin à son sommet. Et cela est vrai partout dans le monde, pas seulement au Québec.

Les femmes ont encore et toujours moins accès aux sphères décisionnelles environnementales, que ce soit à la tête des délégations environnementales internationales, des grandes institutions environnementales, des partis verts et des ministères de l’environnement au niveau national. Pourtant, les femmes jouent un rôle important, bien que souvent invisible, dans la protection de l’environnement et la lutte contre l’extractivisme. Les femmes sont les héroïnes méconnues de la sauvegarde de la planète.

D’où la rencontre de ce groupe de femmes un vendredi soir à Montréal. Il y a un an, elles ont décidé de créer un petit comité informel de soutien, de formation et d’échanges exclusivement féminin. Ces héroïnes veulent prendre en main leur avenir – et celui de la planète. Elles suivent des formations sur les relations avec les médias, les demandes de subvention et le leadership. Elles se servent aussi de leurs rencontres comme d’un safe space [1] où elles peuvent décompresser, parler de leur expérience en tant que femme dans le milieu environnemental, s’offrir des conseils et des mots d’encouragement. Entre deux gorgées de vin, elles parlent des blagues de vieux « mononcles » qu’elles entendent dans les réunions, des commentaires sur leur apparence et des messages haineux qu’elles reçoivent. Elles parlent aussi de leurs angoisses pour la suite du monde, de leur syndrome de l’imposteur et du principe de la Schtroumpfette[2].

Entre leurs rencontres, elles s’écrivent pour féliciter l’une sur sa dernière sortie médiatique ou pour remonter le moral d’une autre qui a une dure semaine. Alors que le système patriarcal encourage les femmes à se battre entre elles pour gagner leur place parmi les hommes, ces quelques femmes ont réussi à se libérer de cette compétition malsaine. Plutôt que de chercher à être LA femme au sommet, elles ont décidé de travailler toutes ensemble pour faire grandir l’influence des femmes dans le mouvement environnemental québécois. Ces femmes ont compris qu’elles ont non seulement toutes à gagner en se solidarisant, mais que la planète entière a intérêt à ce que les femmes unissent leurs forces pour lutter contre le système qui exploite à la fois leurs corps et la nature.

Malgré cette solidarité féminine grandissante au sein du mouvement environnemental, on ne parle pas encore assez au Québec des liens inextricables entre le patriarcat et l’extractivisme. Pourtant, même dans un pays comme le Canada, les femmes comme les écosystèmes n’échappent pas à la domination masculine. Le corps des femmes québécoises est lui aussi vu comme une simple matière première que les hommes peuvent acheter, échanger et objectiver. Ici, le corps des femmes peut même servir à vous faire élire chef de parti ou premier ministre! En s’outrant devant le voile musulman porté par certaines femmes, les politiciens québécois soufflent sur les braises de l’islamophobie et détournent le débat public des enjeux importants. Nombreux sont les sujets utilisés par l’élite politique pour saturer les débats d’enjeux peu importants, mais l’habillement de certaines femmes est de plus en plus utilisé à cette fin au Québec. Quand les politiciens québécois parlent de l’égalité des sexes, ils parlent surtout de la façon dont les femmes musulmanes devraient s’habiller. Pourtant, pour réellement aider les femmes, ces « grands défenseurs » faussement féministes auraient plutôt intérêt à mettre en place des politiques qui protégeraient les dizaines de milliers de femmes victimes chaque année de violence conjugale et sexuelle, ainsi que des mesures pour retrouver et rendre justice aux milliers de femmes autochtones disparues et assassinées.

Partout dans le monde, on peut voir les effets dévastateurs du système qui exploite les femmes et la Terre. Et les pays occidentaux comme le Canada n’y échappent pas. Ici aussi, les femmes sont sous-payées, leur travail est souvent invisible et elles ne sont pas reconnues comme des actrices économiques et politiques à part entière. Ici aussi, les communautés qui vivent de l’exploitation des ressources, que ce soient les sables bitumineux de l’Alberta ou les mines du Nord du Québec, sont aux prises avec des problèmes d’agressions sexuelles, de prostitution et de violence conjugale et familiale, particulièrement au sein des communautés autochtones. Même dans un pays qui se targue d’être égalitaire, les femmes, surtout celles qui sont racisées, sont les premières victimes de la violence du système extractiviste. Il est donc essentiel que les Québécoises incorporent l’écoféminisme dans leur discours pour la sauvegarde de l’environnement, puisque les luttes écologistes et féministes sont étroitement liées. Après tout, elles ont le même ennemi : le système contrôlé par les hommes qui domine et exploite les femmes et la nature.

 

Photo : Rencontre « Femmes et extractivisme », septembre 2015. Photographie par le CDHAL

 


Notes
[1] Un safe space est un espace sûr qui permet aux personnes qui vivent des oppressions de se réunir entre elles pour pouvoir parler de leurs expériences sans craindre d’être attaquées, tournées en ridicule ou de voir leur expérience niée.
[2] Le principe de la Schtroumpfette est la tendance qu’ont les œuvres de fiction de présenter un seul personnage féminin accompagné de plusieurs personnages masculins. Plus largement, ce principe s’applique aussi aux sphères décisionnelles qui incluent souvent une seule femme entourée d’hommes.

Alice-Anne Simard
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Détentrice d’une maîtrise en biologie et d’une maîtrise en administration des affaires (MBA), Alice-Anne Simard a travaillé pour l’Organisation des Nations unies au Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique, ainsi que comme agente à la planification du développement durable, auxiliaire d’enseignement, chercheure et guide-naturaliste. Depuis deux ans, elle est la directrice générale d’Eau Secours, une organisation sans but lucratif dont la mission est de promouvoir la protection et la gestion responsable de l’eau.