Les années 1980 et 1990 étaient une période de grande effervescence autour de l’Amérique centrale, au Québec comme ailleurs dans le monde. La victoire de la révolution sandiniste au Nicaragua en 1979, l’acharnement de l’administration américaine contre les luttes de libération de ces petits pays si près de nous, et la résistance de leurs peuples, avaient allumé l’imaginaire collectif. Nous vivions à la fois ce qu’avaient été pour d’autres générations la guerre civile espagnole et la guerre du Vietnam. Des milliers de personnes partaient pour participer à des brigades de travail au Nicaragua et les pays du Nord pullulaient d’organisations en solidarité avec les peuples de l’Amérique centrale.
En 1978, j’étais parti faire mes études aux États-Unis et j’ai été frappé par la méconnaissance de la population des crimes de guerre perpétrés en leur nom par le gouvernement des États-Unis. Il faut dire que j’ai beaucoup été influencé pendant ma jeunesse par les peñas culturelles, les témoignages des années Allende et du désastre qui a suivi, ainsi que la vague de réfugié-e-s chilien-ne-s qui se sont installé-e-s au Québec. Ceci a sans doute motivé mon intégration au Committee on Central America (avec son délicieux sigle COCA) qui n’était pas rattaché à l’université mais était plutôt basé dans la communauté de Cambridge, au Massachussetts. Notre théâtre de guérilla (nous enfilions des vêtements militaires pour apparaître dans les cafétérias universitaires et séquestrer d’autres membres du groupe dans des simulations de ce qui se passait en Amérique centrale), nos tracts, vigiles, conférences et autres événements nous paraissaient des gouttes dans un océan d’indifférence.
Quelques semaines plus tard, je me faisais arrêter avec le célèbre linguiste et politologue Noam Chomsky. Chomsky, moi et 500 autres personnes avions bloqué l’entrée d’un édifice fédéral à Boston pour protester après que la CIA ait miné les ports au Nicaragua. Des milliers ont fait de même à travers le pays et des milliers d’autres s’étaient organisés en appui sans toutefois participer eux-mêmes à l’action directe non-violente. La police n’était pas organisée pour emprisonner tant de personnes et a décidé de nous mettre sous écrou dans le sous-sol de l’édifice. Notre consigne était de nous identifier à la police avec notre prénom et avec Sandino comme nom de famille. La police nous a finalement libérés quand nous nous sommes identifiés avec nos vrais noms.
En 1987, je suis parti au Nicaragua, membre d’une brigade de travail montréalaise. Ma mère s’est intégrée à la même brigade, bien que nous ayons travaillé et vécu à différents endroits une fois rendus sur place. Elle est allée au Nicaragua à plusieurs reprises par la suite comme professeure au Cégep Dawson dans le programme Nord-Sud, amenant des étudiant-e-s chaque année à se conscientiser en vivant une expérience dépaysante et enrichissante. Ce programme existe encore aujourd’hui – mon fils l’a suivi après que ma mère eut pris sa retraite. Des programmes similaires ont déjà existé au Cégep Maisonneuve et ailleurs, mais en bataille constante avec les administrations de leurs collèges, leur survie toujours menacée en ces temps de néolibéralisme et de pensée unique mercantiliste.
Être au Nicaragua à ce moment-là était toute une éducation. C’était inouï de se retrouver dans un pays où le gouvernement était véritablement du côté de son peuple. Et c’était ça le Nicaragua sous les Sandinistes. La fierté et la dignité étaient évidentes. Les jeunes partaient dans tous les coins du pays faire de l’alphabétisation, les livres publiés après la révolution étaient bon marché et disponibles partout, les gens de toutes les strates de la société participaient à des ateliers et écrivaient de la poésie, et les gens s’organisaient dans leurs quartiers. Tout l’avenir était en construction. Pendant qu’ailleurs en Amérique centrale les armées semaient la terreur, séquestraient, torturaient, et assassinaient leurs populations, au Nicaragua les jeunes soldats, hommes et femmes, faisaient de l’autostop pour regagner leurs casernes sur les fronts de bataille et les camions de l’armée laissaient monter les non-combattants pour donner un coup de main et les amener à leur destination. Les commandant-e-s qui formaient le gouvernement étaient omniprésent-e-s et pendant nos quelques mois sur place, je les ai vu-e-s à plusieurs reprises lors d’événements culturels, pour la commémoration de martyrs à l’église et à la grande fête d’anniversaire de la révolution devant une grande foule accompagnée sur scène par l’écrivain Alice Walker et le chanteur et acteur Kris Kristofferson.
Il y avait des projets de toutes sortes et ceux qui n’ont pas été détruits par les Contras ont laissé leur marque. Il y avait une énergie, un dynamisme, une volonté d’avancer ensemble, ce qui inspirait les internationaux qui arrivaient et repartaient avec la volonté de répandre le message pour contrecarrer tous les mensonges des grands médias qui diabolisaient les Sandinistes. Au Québec, la solidarité était énorme. À elle seule, l’organisation de base, Outils de paix, envoyait des bateaux remplis de matériel et de centaines de bénévoles. Toutes les grandes organisations, comme Développement et Paix, SUCO, CECI et plusieurs autres faisaient de leur mieux pour fournir une aide dont l’effet pouvait se multiplier par le fait que le gouvernement du pays, pour une fois, était du même bord, aligné sur les besoins de son peuple.
Mais c’était déjà le huitième anniversaire de la Révolution, la fébrilité de la victoire s’estompait et une certaine lassitude s’installait par rapport à la guerre. Les martyrs tués par les Contras armés par les États-Unis étaient devenus aussi nombreux que les martyrs de la révolution elle-même. Le pays saignait et les jeunes étaient les plus touchés. Trop de personnes mouraient simplement pour se trouver dans une région où opéraient les Contras. Ces derniers faisaient exploser les infrastructures et tous les nouveaux projets pendant qu’ils assassinaient les civils et les jeunes combattant-e-s inexpérimenté-e-s, surtout les professeur-e-s, les travailleurs et travailleuses de la santé, les étudiant-e-s qui faisaient de l’alphabétisation, et tous ceux et celles qui s’impliquaient pour le bien des autres. Le bilan était terrible et la perte des Sandinistes aux urnes deux ans et demi plus tard, bien que personne n’ait réussi à la prévoir, était une défaite annoncée. Tout subterfuge était bon pour endiguer la révolution selon la vision de la mafia washingtonienne de l’administration Reagan. Les milliards de dollars dédiés à cet effet ont fait scandale (l’Irangate ou l’affaire Iran-Contras) mais ont aussi semé la mort et la destruction à un tel point que la révolution ne pouvait plus résister.
En 1988, au sommet de la solidarité avec le Nicaragua, et le Salvador où une victoire de l’insurrection semblait imminente, je me suis joint au Comité d’appui au peuple du Guatemala (CAPG), à ce moment-là le parent pauvre de la solidarité avec l’Amérique centrale. Le CAPG avait été formé à Montréal alors que les nouvelles des massacres de 1978-1983 n’étaient que chuchotements et rumeurs. Plus de 200 000 personnes avaient été assassinées, 40 000 portées disparues, 441 villages rayés de la carte sous une politique de terre brulée. Un septième de la population était devenu des déplacé-e-s internes, un septième était enrôlé de force dans des « Patrouilles d’auto-défense civile » et un septième était en exil à l’extérieur du pays. Personne n’était au courant. C’était aberrant ! À l’université, j’avais travaillé sur l’intervention de la CIA qui voulait renverser le gouvernement populaire et démocratique d’Arbenz au Guatemala en 1954 qui était à la base de ce désastre humain. Cette histoire m’interpellait.
J’ai été présenté au Comité par une collègue d’Argentine avec qui je lisais des informations en espagnol à Radio Centre-Ville. C’était un petit comité d’une douzaine de personnes qui travaillaient d’arrache-pied dans l’anonymat absolu pour une cause plus qu’incertaine. On avait peur de l’infiltration et il fallait être rencontré et interrogé par deux des membres avant d’être admis. On y retrouvait quelques Guatémaltèques. C’était admirablement dynamique. Jamais depuis ai-je travaillé dans une organisation qui a tant fait avec si peu de moyens. Les réunions mensuelles pouvaient durer des heures. Les absences étaient quasi inexistantes et tout le monde était là pour travailler. La consigne était d’éviter l’institutionnalisation, de rester « maigres », sans bureau, sans employés, sans subventions, juste une boîte postale, un compte de banque et les cotisations des membres. Nos activités étaient souvent des collectes de fonds, ce qui permettait d’avoir une petite caisse de roulement pour d’autres activités et pour envoyer de l’argent à des projets au Guatemala. Souvent, les membres contribuaient eux-mêmes davantage. Les réunions n’étaient pas protocolaires et toutes les tâches étaient rotatives. Un sous-comité préparait l’ordre du jour à l’avance, quelqu’un présidait, un autre prenait des notes qui servaient de procès-verbal et on présentait une analyse de la conjoncture au Guatemala. À la fin de chaque réunion, on décidait qui ferait quoi pour la prochaine. Le calendrier de nos activités de l’année était plein.
Faire connaître la situation au Guatemala pour pouvoir changer les choses était notre champ de bataille. Tous les vendredis, nous faisions des vigiles devant la cathédrale Christ Church rue Sainte-Catherine : bougies, banderoles, pancartes, dépliants et théâtre guérilla à l’appui. Nous présentions des concerts de Kin Lalat, d’autres groupes guatémaltèques et de Karen Young, entre autres. Nous avons appuyé des expositions d’œuvres comme le travail de Freda Guttman sur le Guatemala et réalisé des encans d’œuvres d’art. Nous avons accompagné des militant-e-s guatémaltèques à travers le Québec : des syndicalistes à la rencontre d’autres syndicalistes, des leaders étudiant-e-s dans les universités, des membres du CUC et du CDA, des groupes de paysan-ne-s qui résistaient à la répression, du Groupe d’appui mutuel (GAM) des membres de familles de personnes portées disparues, de la Confédération des veuves engendrées par le génocide (CONAVIGUA) et de la Représentation unitaire de l’opposition guatémaltèque (RUOG), entre autres. Souvent, nos activités étaient appuyées par ou en collaboration avec certaines ONG comme Développement et Paix et Horizons of Friendship, et avec d’autres groupes solidaires de la base très importants dans le milieu comme le Social Justice Committee, le Comité chrétien pour les droits humains en Amérique latine, le Centre de documentation sur l’Amérique latine (CEDAL), le Solidarité Laurentides Amérique centrale (SLAM), Carrefour Tiers-Monde à Trois-Rivières, des groupes universitaires, et le Central America Committee de Concordia, le plus actif à cette période. Notre collaboration s’étendait à d’autres groupes de solidarité avec le Guatemala ailleurs au Canada et aux États-Unis.
En 1989, nous avons fait venir Rigoberta Menchú Tum. Elle est revenue en 1992 alors qu’elle devenait Prix Nobel de la Paix. C’était, pour moi, un grand bonheur de connaître cette femme. La commémoration de 500 ans de résistance à l’invasion européenne approchait et souvent elle parlait de la rencontre entre cultures qui aurait pu se faire, au lieu de la spoliation, l’évangélisation et la violence qui caractérisaient cette période. Lorsqu’elle parlait de son vécu et de la situation au Guatemala, et les gens l’écoutaient par milliers. Le Comité avait joué son rôle d’entremetteur et Lesvia, ma conjointe de l’époque, faisait partie de la campagne d’appui à la candidature de Rigoberta au Prix Nobel. C’est donc nous qui l’avions accompagnée en 1992 au Québec et Lesvia l’a suivi dans l’Ouest du Canada. Elle nous a invités à la célébration du Prix Nobel au Palais présidentiel du Mexique où elle était en exil et c’est avec joie que nous avons plié bagages pour l’accompagner. Elle avait fait venir tous les leaders du mouvement populaire au Guatemala et c’était la grande fête. Par la suite, nous sommes allés avec elle au Guatemala où elle retournait pour la deuxième fois depuis son exil. Lors de son premier retour, son arrestation avait créé un incident international. Il y avait beaucoup de tension, on ne savait pas à quoi s’attendre, mais cette fois-ci, elle a été mieux accueillie et son retour était un grand événement, en direct à la télévision pendant des heures durant tout son séjour au pays, avec des foules qui l’accueillaient partout et des rencontres avec tous les secteurs de la société. Il y avait les visites des sièges sociaux d’organisations comme CONAVIGUA, les rencontres avec des membres de sa famille qu’elle n’avait pas vus pendant des années, des prix à recevoir, un des mains du maire de la capitale, une rencontre plutôt froide (après une longue fouille) avec le président de la république.
J’avais déjà eu l’expérience de l’accompagnement au Guatemala comme membre de l’équipe des Brigades de paix internationales (BPI) en 1989. Ma découverte de ce groupe était fortuite. Le Centre de ressources sur la non-violence, qui aidait à faciliter une formation des BPI dans une communauté de l’Arche à Stanstead, avait invité le CAPG pour intervenir sur l’histoire récente du Guatemala. Sur place, nous avons constaté que ceux qui donnaient la formation avaient passé des mois et des années au Guatemala et étaient donc très au courant de la situation. Ils nous ont quand même cédé une place avec grâce. Notre présentation a été très bien accueillie, et nous avons eu l’occasion de voir le travail des Brigades de paix. J’en étais époustouflé. J’ai demandé un congé de travail pendant une semaine et je suis resté pour la formation. J’ai été accepté dans l’équipe au Guatemala et quelques semaines plus tard, j’étais à Guatemala City.
Les racines des Brigades de paix ne se trouvent pas tant dans le mouvement de solidarité que dans ceux qui militent pour la paix et l’action non-violente. Ce sont des militant-e-s de la paix du monde entier réunis à la collectivité quaker de Grindstone Island en Ontario en 1981 qui les ont fondés. Ce mouvement est basé sur des expériences similaires de Gandhi en Inde et des marches pour la paix entre l’Inde et la Chine et à Chypre dans les années 1960. Les BPI ont déterminé qu’un des endroits les plus violents au monde en 1981 était le Guatemala et c’est donc là que leur travail devait commencer. L’accompagnement international s’était révélé comme un moyen de pratiquer la non-violence et la solidarité lors de la mission de la première équipe exploratoire. Le groupe de parents de personnes portées disparues, formé alors que les gens se rencontraient dans les morgues, les postes de police, les casernes à la recherche de leurs êtres chers, avait besoin de se retrouver. Il a eu l’idée de le faire dans la maison qu’occupait l’équipe. Petit à petit, d’autres groupes et individus ont demandé de l’accompagnement. Les BPI ont toujours déclaré leur non-partisannerie, mais il était clair qu’elles étaient partisanes de la justice et du respect des droits de la personne. Elles accompagnaient ceux et celles qui étaient menacé-e-s et opprimé-e-s à cause de leur résistance courageuse et non-armée.
Les équipes étaient petites et composées de personnes en provenance d’Espagne, de l’Amérique du Nord, de pays scandinaves et d’ailleurs. La vie était communautaire et tout était décidé par consensus. L’accompagnement était de 24 heures sur 24, comme dans le cas de Nineth Méndez de Montenegro, une des fondatrices du GAM, et de sa fille. Il en était de même pour Amilcar Méndez, fondateur d’une organisation de résistance à l’enrôlement forcé dans les Patrouilles d’autodéfense civile. Les BPI avaient donc un deuxième bureau dans le département de Quiché où ils vivaient. Parfois, l’accompagnement était plus ponctuel, comme pendant l’occupation d’une maquiladora (une usine d’assemblage de vêtements) par les travailleurs et travailleuses. Ils et elles voulaient éviter que le propriétaire, qui avait cadenassé l’usine à l’annonce d’une possible syndicalisation, sorte la machinerie pour abandonner l’endroit. Pendant que certain-e-s étaient à l’intérieur, d’autres s’étaient installés sous des abris de fortune dans la rue à l’extérieur pour la sécurité et pour appuyer ceux et celles qui étaient dedans. Jour et nuit, nous étions avec eux sous la pluie et dans la boue. Un matin alors que j’étais présent, le propriétaire est arrivé dans une décapotable, accompagné de ses hommes de main. Ils sont rentrés sur les lieux de l’usine. Je les ai suivis par une entrée voisine et je les ai vus dégainer leurs révolvers en se précipitant vers l’usine. J’ai crié. En constatant ma présence, appareil photo en main, ils ont abandonné leur plan, rangé les armes et se sont mis à jouer un match de football dans la cour de l’usine. Après le match, ils sont repartis avec leur patron et j’étais convaincu que notre présence comme BPI avait très possiblement évité un bain de sang.
Parfois, l’accompagnement ne suffisait pas. Il fallait aider des personnes à carrément sortir du pays avec l’aide de contacts dans les différentes ambassades, dont l’ambassade du Canada qui jouait à cette époque un rôle très positif, alors que plus récemment les droits de la personne sont oubliés et nos représentant-e-s défendent les intérêts des grandes sociétés minières et leurs pratiques néfastes, au Guatemala comme dans d’autres pays. Peu avant mon départ, alors que l’équipe mangeait, deux grenades ont été lancées en même temps, une dans l’entrée du GAM, où il y avait toujours un membre de l’équipe présent, l’autre par-dessus le mur du jardin de la maison des BPI. Heureusement personne n’a été blessé, mais nous l’avions échappé belle. Toute l’équipe aurait pu périr. Un mois plus tard, deux Canadiens de l’équipe se sont fait poignardés dans un autobus municipal. Il était clair que notre présence dérangeait, mais la réponse des Brigades a été forte. Quelques jours après la première attaque, nous avons convoqué tous les ambassadeurs avec qui nous travaillions pour un 5 à 7 à la maison afin de partager avec eux nos inquiétudes. Tous sont venus. Par la suite, nous avons entamé une campagne de lobbying dans différents pays et j’ai été responsable pour celle d’ici à mon retour. Nous avons réussi à avoir des lettres d’appui d’un bon nombre de députés et de personnalités. Pour pouvoir protéger et agrandir l’espace des personnes et des groupes que nous accompagnions, il fallait aussi protéger l’espace des accompagnateurs-trices internationaux que nous étions. Une réponse très forte au niveau international a beaucoup aidé.
De retour à Montréal, les activités du CAPG se poursuivaient. Il fallait aussi coordonner les Brigades de paix internationales pour le Québec. Nous essayions de recruter des accompagnateurs-trices non seulement pour l’équipe du Guatemala mais aussi pour les équipes du Salvador, que j’avais visitées, et pour l’équipe du Sri Lanka. Nous organisions des tournées pour les accompagnateurs-trices de retour, des séances d’information pour les intéressé-e-s et des formations pour les personnes qui partaient. Il y avait le travail au niveau international de même qu’un projet dans lequel je me suis impliqué afin d’explorer la possibilité d’accompagner des luttes des Premières Nations au Canada et aux États-Unis.
Lorsque des réfugié-e-s guatémaltèques vivant dans les camps au Mexique ont décidé de retourner au Guatemala, ils et elles ont négocié un accompagnement international. Ce droit a été entériné dans l’accord conclu avec le gouvernement en 1992. Les BPI étaient présentes pour appuyer ce processus. Devant le grand besoin, des organisations se sont créées dans plusieurs pays pour remplir le mandat, dont le plus important était le Projet Accompagnement (PA) au Canada. J’ai participé à une délégation pour visiter les camps avant le Retour. Dès le début, j’ai été impliqué avec la version québécoise du PA, devenu par la suite le PAQG (Projet Accompagnement Québec-Guatemala).
Des Québécois-es ont participé au Retour, un événement spectaculaire avec une caravane composée de centaines d’autobus scolaires remplis de réfugié-e-s. Tout au long de la route, lors d’une marche de plusieurs jours, ils et elles ont été accueillis par des dizaines de milliers de Guatémaltèque avec des fleurs, de l’eau et de la nourriture. Cet amour et cette joie n’étaient pas partagés par tous les Guatémaltèques car les « retournés » étaient signalés par le gouvernement, par l’armée et par la presse jaune guatémaltèque comme des délinquants et des guérillas – on traitait leurs accompagnateurs-trices de drogués et d’agitateurs – et une partie de la population les accueillait d’un œil malveillant. Les militaires faisaient leurs incursions dans les collectivités de « retournés », les opérations militaires se poursuivaient, des hélicoptères les survolaient.
Il est difficile aujourd’hui de comprendre l’incroyable courage des « retournés ». La répression au Guatemala avait été féroce. Ceux et celles qui avaient réussi à s’échapper vers le Mexique, dont 45 000 dans les camps de réfugiés, plus de 100 000 autres sans statut, dispersés dans la population mexicaine et vivant souvent dans la précarité la plus absolue, avaient été témoins des pires massacres, avaient vu leurs proches assassinés, les bébés battus contre les arbres, les femmes violées et torturées, des villages entiers brûlés vivants. Ils avaient passé des jours et des semaines de faim, perdus dans la forêt, accablés par la peur des soldats assassins qui rôdaient autour. Le Retour n’était pas pour tout le monde. Ça prenait un grand amour, le mal du pays, une volonté de rebâtir, un espoir que les choses allaient changer, que le pays pouvait se démilitariser, qu’il y avait un avenir. Surtout il fallait pouvoir faire face aux traumatismes du passé, faire fi des souvenirs d’horreur et agir pour la vie. C’était une décision qui divisait les familles reconstituées dans les camps; ce n’est pas tout le monde qui était prêt. Beaucoup se sont quand-même décidés, et après le premier grand retour en janvier 1993, d’autres retours organisés se sont enchaînés dans les années suivantes.
Au Québec, peu après le Retour, nous avons organisé une nouvelle délégation pour visiter les camps et les communautés de « retournés ». Peu après, la première formation québécoise a eu lieu pour les accompagnateurs-trices qui partaient à plus long terme. Ceux-ci restaient dans les collectivités de retour et accompagnaient les délégations de réfugiés qui préparaient les retours : négociation des terres, rencontres des communautés avoisinantes, règlements de conflits possibles. La solidarité et l’appui continuent d’être essentiels et doivent s’adapter aux réalités. Le travail d’accompagnement du PAQG est en constante évolution, selon les besoins : des victimes qui témoignent contre les militaires auteurs de massacres et des exhumations juridiques des fosses communes créées lors des massacres dans les années 1980. La présence des accompagnateurs-trices augmente l’espace pour une société plus juste et sert de réelle solidarité avec des personnes et des peuples qui luttent avec dignité contre la violence et pour leurs droits les plus fondamentaux.
Les militant-e-s pour les droits humains, sociaux et environnementaux à travers le monde sont une inspiration. Ils et elles sont nos vrai-e-s héros et héroïnes. Leur travail se fait dans l’obscurité, réprimé par le pouvoir, ignoré ou faussé par les médias, méconnu ou méprisé par la population. C’est grâce à leur acharnement cependant que l’humanité tombe parfois sur des pistes de solutions au lieu de sombrer sans cesse dans l’injustice et l’obscurantisme. L’accompagnement, au-delà d’apporter un appui moral, amène une attention internationale à leurs luttes et par ce fait leur donne une certaine protection contre les menaces et la violence auxquelles ils et elles font face. La solidarité entre les peuples est essentielle. La lutte pour la dignité humaine est universelle et il faut se la partager.
L’accompagnement est une forme relativement récente de solidarité. Tout aussi importantes sont les tournées de sensibilisation, tant de militant-e-s des pays du sud qui viennent partager leurs expériences comme de Québécois-es et de Canadien-ne-s qui se sensibilisent directement et sur place avec d’autres réalités. L’appui à des projets est un autre volet important. Les ONG travaillent toujours à sensibiliser et surtout à envoyer des bénévoles du Nord dans les pays du Sud. Mais ce que l’on voit moins c’est toute cette organisation de la société civile qu’on a pu voir en solidarité avec l’Amérique centrale pendant les deux dernières décennies du vingtième siècle. C’est une histoire peu connue mais qui a été centrale dans la vie de dizaines de milliers de personnes.
Photo : Steven Kaal devant la maison des Brigades de paix internationales à Guatemala City, été 1989. Photographie de l’auteur
Steven Kaal
Steven Kaal s’est impliqué dans la solidarité avec l’Amérique centrale à travers le Comité d’appui au peuple du Guatemala (CAPG), les Brigades de paix internationales (BPI) et le Projet accompagnement Québec-Guatemala (PAQG). Il a cofondé et dirigé la librairie Abya-Yala de 1994 à 2004. Depuis 2004, Steven travaille comme traducteur et interprète de conférence (en français, anglais et espagnol).