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Solidarité : Amérique latine et libre-échange (1960-2016)

Pour comprendre le mouvement de solidarité des Québécois-es avec l’Amérique latine et leurs réticences au libre-échange, il est nécessaire de remonter aux sources de ce mouvement et aux évènements qui l’ont marqué.

Au Québec, les religieux qui étouffaient sous Duplessis n’allaient pas en Afrique, mais plutôt en Amérique latine. C’est le cas par exemple de Jean Ménard qui, dans les années 1960, est allé vers les communautés de base au Brésil où il rencontre la théologie de la libération. C’est l’époque où le prêtre Camilo Torres dirige une guérilla colombienne et où Paulo Freire fait de l’éducation un instrument révolutionnaire.

Plusieurs de ces prêtres québécois avaient choisi le Chili. Ces « missionnaires » revenaient au Québec pour chercher du financement, et nous informaient de la politisation et des analyses des gens avec lesquels ils travaillaient dans les quartiers populaires.

Le premier choc fut lors du coup d’État des généraux brésiliens, appuyé par la compagnie canadienne BRASCAN (aujourd’hui Brookfield Asset Management Inc. qui a toujours d’importants contrats avec le gouvernement canadien). Dès 1965, on militait d’ailleurs à l’Université de Montréal contre le Centre international de criminologie comparée de Denis Szabo, accusé de participer à la formation de policiers de la dictature militaire avec l’appui financier du Canada.

On suivait alors avec intérêt l’expérience sociale-démocrate au Chili où Allende nationalisait les mines de cuivre. Le sanglant coup d’État de Pinochet en 1973, financé par International Telephone and Telegraph (ITT), une multinationale états-unienne, avec l’appui de Nixon et Kissinger, soulève une immense vague de solidarité. Le Québec accueille soudainement plus de 7 000 réfugié-e-s politiques et plusieurs anciens missionnaires expulsés, grâce à un immense mouvement de solidarité. Le Comité Québec-Chili d’abord, avec Suzanne Chartrand, puis Solidarité Amérique latine avec Jean Ménard, s’activent. Le bulletin Québec-Chili est tiré à 25 000 exemplaires. En 1975, le Québec syndical et populaire réunit 45 invités étrangers et 500 Québécois-e-s pour la Conférence internationale de solidarité ouvrière (CISO). La sauvagerie du coup de 1976 en Argentine, puis la victoire des sandinistes au Nicaragua en 1979, nourrissent la solidarité avec les luttes de l’Amérique latine, très présente pour les militant-e-s québécois-e-s. C’est à ce moment qu’une structure et une tradition de solidarité se sont solidifiées.

Gérald Godin, ministre de l’Immigration en 1980, envoie chercher les membres de l’exécutif du syndicat du secteur public salvadorien emprisonnés par la dictature. Mais ce sera aussi l’époque marxiste-léniniste qui s’attaque aux groupes de solidarité en exigeant leur dissolution et leur ralliement au parti. Au Québec, le référendum de 1980 amène une désillusion. Trudeau en profite pour rapatrier la Constitution sans l’accord du Québec et impose une Charte des droits. Financièrement coincé par les agences de notation, le gouvernement du Parti québécois (PQ) adopte en 1983 la loi 111, qui retire les avantages accordés aux travailleurs avant le référendum, coupe les salaires de 20 % pour trois mois, supprime une année d’ancienneté et marque une rupture brutale avec les syndicats et la position de gauche du PQ. La grande coalition de la solidarité qui se voyait comme une gauche unie éclate.

En septembre 1984, lors des élections fédérales, les nationalistes québécois donnent leur appui à Brian Mulroney, président de la compagnie américaine Iron Ore, qui vient de congédier les travailleurs de Fermont et menace ceux de Sept-Îles. En novembre de la même année, René Lévesque propose le « beau risque », c’est-à-dire d’appuyer Mulroney et la droite pour défaire les libéraux, responsables du rapatriement. Il avait déjà évoqué cette hypothèse dans une entrevue diffusée en Europe durant la « crise d’octobre » de 1970 : « Nous sommes un peuple autonome et nous n’avons pas besoin de passer par les Canadiens pour négocier et gérer notre économie en accord avec les États-Unis ». Plusieurs têtes d’affiche du gouvernement du PQ démissionnent : Jacques Parizeau, Camille Laurin, Denise Leblanc-Bantey, Gilbert Paquette, Jacques Léonard, Jérôme Proulx, Louise Harel, Denis Lazure et Pierre de Bellefeuille. Un congrès du PQ est alors convoqué. Le 11 janvier 1985, René Lévesque dont le parti va à vau-l’eau est hospitalisé. Il s’échappe et propose au congrès la mise en veilleuse de l’option indépendantiste (le « bon gouvernement »). Il quittera la politique en juin 1985.

Face au libre-échange, on ne peut comprendre le militantisme québécois sans comprendre ces origines de la solidarité. Sous-jacent au « beau risque », il y avait cette hypothèse que l’alliance commerciale avec les États-Unis affaiblirait la domination du Canada accordant ainsi une nouvelle marge de manœuvre aux Québécois-es.

Mulroney, répondant toujours aux desiderata de ses maîtres, les États-Unis, avait proposé de modifier la Charte constitutionnelle canadienne pour y introduire la propriété privée comme droit fondamental, ce qui souleva un tollé citoyen l’obligeant à reculer. C’est alors qu’il revint avec l’idée du libre-échange, qui confère aux transnationales une protection de leurs propriétés contre les politiques sociales des gouvernements. Le projet du libre-échange est tout de suite épousé par la droite nationaliste du PQ (Landry, Johnson et Parizeau), consacrant ainsi la rupture avec les intérêts des travailleurs dont les leaders sont divisés. Dès 1985, au Sommet irlandais de Québec, Mulroney obtient de Reagan l’ouverture de négociations pour un accord de libre-échange. Les négociations traînent, et l’accord de libre-échange sera finalement signé en 1989 et entrera en vigueur en 1990. Pierre-Marc Johnson, après son passage au PQ, fera toute sa carrière sur la promotion du libre-échange. Robert Bourassa et son Parti libéral étaient également favorables au libre-échange. Les opposants étaient donc bien peu représentés.

Mulroney avait défendu l’accord en affirmant que c’était le seul moyen de se prémunir contre les décisions très défavorables aux industries et entreprises canadiennes rendues par les tribunaux et les instances spécialisées des États-Unis. Dans la foulée, Bill Clinton propose un accord de libre-échange avec le Mexique. Le Canada n’est pas dans le coup, ce qui s’avère être une catastrophe, car l’entente entre le Canada et les États-Unis s’étendra au Mexique sans que nous n’ayons pu en négocier les conditions. Mulroney se traîne à genoux pour prendre part aux négociations. On lui offre finalement un strapontin de négociateur qui est en fait un rôle d’observateur, car les vraies négociations se passent entre avocats du « Business Forum » créé pour l’occasion, qui rédigent et soumettent les propositions aux comités officiels de négociation. Les travailleurs se sont réveillés à partir du moment où les emplois quittèrent le Québec pour le Mexique.

L’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA, TLC en espagnol et NAFTA en anglais) est signé en 1993, une année électorale tant aux États-Unis qu’au Canada. Mulroney, qui mène une campagne pour la ratification de l’ALÉNA, subit une défaite historique; seuls deux de ses députés sont réélus à travers le Canada, dont Jean Charest à Sherbrooke (qui avait quelque temps auparavant dû démissionner de son poste de ministre pour avoir tenté d’influencer un juge). Les deux candidats élus, Bill Clinton et Jean Chrétien, avaient fait campagne contre l’ALÉNA pour obtenir les votes des environnementalistes et des syndicalistes. Élus, ils oublient leur promesse et bricolent deux ententes annexes sur les conditions de travail et l’environnement, tout en annonçant des fonds à ceux qui subiront des pertes suite au libre-échange.
Mais surtout, au lendemain de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, l’économie mexicaine entre en crise et le peso s’effondre. Des dizaines de milliers d’entreprises font faillite. Les États-Unis avec le Fonds monétaire international (FMI) viennent à la rescousse des banques mexicaines (40 milliards de dollars qui en fait iront à rembourser les banques états-uniennes qui avaient prêté de l’argent aux banques mexicaines), mais pas aux centaines de milliers de chômeurs laissés en plan. Le cœur sur la main, Clinton annonce qu’il ouvrira l’Amérique latine au complet au libre-échange : ce sera la ZLÉA (Zone de libre-échange des Amériques, ALCA en espagnol et FTAA en anglais.)

Au moment de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, on assiste à une intense période de négociations commerciales internationales. Les négociations du cycle de l’Uruguay (Uruguay Round) aboutissent et modifient l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade-GATT), créant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dotée d’un organe de règlement des différends qui ressemble à celui de l’ALÉNA. Le reniement des engagements politiques contre l’ALÉNA alimentera la rage des manifestant-e-s contre la conférence ministérielle de l’OMC de Seattle en 1999. C’est dans ce contexte que s’ouvrent à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) des négociations secrètes pour la signature d’un Accord multilatéral sur les investissements (AMI). Au Québec, nous avons vent de ces négociations, et Alternatives lance l’opération SalAMI. Un fonctionnaire divulgue le document qui sera diffusé par le Conseil des Canadiens. La lecture de ce projet provoque un choc, surtout en France où les artistes constatent que l’industrie du cinéma français est directement visée. Le président François Mitterrand demande un rapport qui recommande finalement de ne pas poursuivre les négociations. Il s’agit du premier triomphe du militantisme qui réussit à faire échouer un projet international de traité.

On n’avait pas attendu cette victoire pour lancer l’opération anti-ZLÉA. Dès 1994, Alternatives (sous la direction de Pierre Beaudet) finance une mission avec la Confédération des syndicats nationaux (CSN) pour sensibiliser les mouvements sociaux et syndicaux du Brésil au projet de ZLÉA. Dorval Brunelle qui dirige l’Observatoire des Amériques prend contact avec la Red Mexicana de Acción frente al Libre Comercio (Réseau mexicain d’action contre le libre-échange – RMALC), formée initialement d’entrepreneurs poussés à la faillite par le libre-échange). Les groupes et syndicats québécois créeront le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC). Il en naîtra dans les Amériques l’Alliance sociale continentale qui tiendra des forums parallèles chaque fois que les négociateurs de la ZLÉA se rencontreront et discuteront avec le Business Forum. Après la rencontre de Belo Horizonte au Brésil en 1997, la mobilisation atteindra un point culminant à Québec en 2001 avec le Sommet des peuples pendant le Sommet des 34 chefs d’État des Amériques (à l’exception de Cuba). Cuba convoque contre la ZLÉA une grande conférence latino-américaine annuelle dont Marcela Escribano d’Alternatives sera responsable. Déjà au premier Forum social mondial de Porto Alegre en 2001, on sentait que l’enjeu du libre-échange s’estompait avec le sentiment que la bataille était presque gagnée. Élu à la présidence du Brésil, Lula mettra fin aux négociations et donc au projet de ZLÉA. Il s’agit de la deuxième grande victoire de la mobilisation populaire et de la solidarité contre un projet de traité international économique.

Le sentiment de victoire semble avoir fait baisser la tension lorsque le Canada entreprit de négocier d’autres ententes de libre-échange, toutes avec des gouvernements de droite en Amérique latine, souvent non-démocratiques ou corrompus. Plusieurs accords entrent en vigueur : Chili (1997), Costa-Rica (2002) Pérou (2009), Colombie (2011), Panama (2013) et Honduras (2014).

Ces traités sont devenus avec les années une forme de routine, une espèce de fatalité néolibérale avec laquelle il fallait vivre. En plus, le gouvernement Harper supprimait l’enregistrement fiscal des groupes qui osaient se prononcer sur des enjeux politiques. Et maintenant, c’est dans le quasi-silence que le Canada abandonne sa souveraineté aux investisseurs multinationaux dans un accord avec l’Union européenne (CETA) ou les pays du Pacifique (contre la Chine). Le Brexit empêchera l’Angleterre de donner son approbation, mais l’accord avec le Canada chemine malgré un premier refus par le Parlement européen.

C’est peut-être un constat contemporain que les gouvernements méprisent maintenant la démocratie, limitant ainsi l’impact des groupes de solidarité, alors que les gouvernements du Nord coupent systématiquement leurs ressources financières, et que ceux du Sud interdisent le financement des groupes locaux par des ONG de l’étranger (Inde, Maroc, Russie).

L’urgence est à l’élaboration de nouvelles tactiques!

 

Photo : Caricature tirée de la revue Caminando, vol. 21, no 3, avril 2001. Archives du CDHAL

Georges leBel
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Georges leBel fut avocat de droit pénal international impliqué notamment dans la défense de prisonniers politiques en Amérique latine, et professeur de droit, parmi l’équipe de fondateurs du Département des Sciences juridiques de l’UQAM.