Cet article est issu du témoignage de Lorraine Guay lors du panel « Conflits armés en Amérique centrale : récits de résistance et de solidarité », 31 mars 2016, organisé par le CDHAL
Pourquoi appuyer la lutte armée du peuple salvadorien ?
La décision d’appuyer la guérilla salvadorienne s’inscrivait dans un contexte bien précis. On se souviendra que dès l’arrivée des Sandinistes au pouvoir au Nicaragua, le président Reagan leur avait déclaré la guerre. Il avait financé, d’abord en secret puis ouvertement, les contras dont le but était d’en finir avec ces « révolutionnaires communistes ». Dans le mouvement de solidarité avec le peuple salvadorien, nous étions très conscient-e-s que le même sort risquait d’affecter les forces révolutionnaires. Nous savions aussi que presque toutes les voies de changement politique pacifique étaient bloquées. Un gouvernement d’extrême droite tenait les rênes du pouvoir appuyé par les terribles « escadrons de la mort ». C’était l’époque de la répression brutale envers le mouvement syndical et les associations de paysans, du règne de la torture et de la terreur, de l’assassinat de Mgr Romero, du viol et de l’assassinat de religieuses américaines, etc. Tout cela avec l’appui des États-Unis et la complicité de « notre » gouvernement… Trudeau à l’époque ! Nous avions alors pris la décision d’appuyer ouvertement la guérilla salvadorienne.
Personnellement, habitant un pays occidental « riche et prospère » et qui se targuait d’être le summum de la démocratie, j’avais un sentiment profond qu’on ne pouvait rester ainsi indifférents, assis dans un confort certain, pendant qu’à trois ou quatre heures d’avion, des civils, des militant-e-s mouraient. En toute impunité. J’éprouvais non pas de la culpabilité, mais un vif sentiment de responsabilité et un appel à la solidarité, pas à la pitié ou à la charité. J’ai alors accepté d’aller rejoindre la guérilla en tant que témoin, non pas comme combattante – les Salvadorien-ne-s s’occupaient très bien seul-e-s de leur combat et n’ont d’ailleurs jamais fait appel à des combattants étrangers. Comme j’étais infirmière, je pouvais aussi donner un modeste coup de main, sans plus, leurs « sanitarios », pour la plupart de jeunes filles parfois analphabètes formées sur le tas au « nursing de guerre », accomplissant un travail extraordinaire.
La clandestinité obligée
D’abord, il a fallu entrer en clandestinité au Salvador, qui était alors presque totalement fermé au tourisme… J’ai obtenu une lettre de l’Église unie, attestant de mon statut de missionnaire religieuse allant rejoindre sa communauté à San Salvador. Tout ce qu’il y avait de plus inoffensif.
Tous les contacts avaient été faits avec la Résistance nationale, une des cinq organisations du Front Farabundo Marti de Libération nationale (FMLN) à partir du Québec et du Mexique avec la Résistance nationale. Chacune de ces organisations contrôlait une partie du territoire. La Résistance nationale était établie dans le Cerro de Guazapa, à une heure environ d’autobus de San Salvador. Alors, vous imaginez, les A-37 de l’aviation salvadorienne, contrôlée par les Américains, étaient à quelques minutes de leur cible !
Je suis donc entrée au pays légalement avec mon passeport canadien. La capitale San Salvador était truffée de policiers et de soldats qui menaient une véritable chasse aux « communistes », c’est-à-dire aux militant-e-s qui luttaient pour changer la situation intenable d’inégalités, d’absence de droit et de répression : capturé-e-s, ces militant-e-s étaient torturé-e-s et tué-e-s.
[…] Et la vie en clandestinité a commencé : attente du « contact » plusieurs jours dans une chambre d’hôtel sans pouvoir sortir; transfert dans un appartement de cache, au cœur d’un quartier bourgeois, où je suis restée enfermée environ deux semaines, sans rien d’autre qu’un lit de camp, une radio et ma valise. Quelqu’un que je ne connaissais pas et ne pouvais voir venait me porter de la nourriture de temps en temps.
J’ai réalisé à quel point notre esprit peut basculer quand on est seul – je pensais beaucoup aux prisonniers – quand on est dans un climat de peur, de terreur aussi. Ce n’est pas pour rien que l’isolement est utilisé pour « briser » les personnes. La seule source d’information dont je disposais était la radio… mais contrôlée par le gouvernement salvadorien ou plutôt l’armée elle-même. Et alors, la propagande anticommuniste, antiguérilla, antipaysan pénètre au plus profond de toi, de sorte que tu en viens parfois à douter de tes propres convictions.
Souvent je me demandais : « pourquoi suis-je venue ? » Pourtant je m’étais bien préparée. J’avais appris aussi de la poésie (en français, en espagnol et en anglais) pour être capable de m’en réciter pendant quatre heures. On m’avait avertie : « Il n’y a pas de livres, il n’y a rien là-bas, il faut que tu t’organises avec tes propres ressources ». C’est là que j’ai réalisé l’importance majeure de la pensée libre, de la pensée critique, d’une pensée qui naît de la possibilité de débattre avec d’autres, de te faire une opinion à partir de diverses sources d’information. Sinon, la propagande est très efficace pour tuer toute pensée libre et critique.
[…] Puis au bout de cette attente interminable – qui n’était presque rien comparée à celles et ceux qui passent des dizaines d’années en prison à cause de leurs convictions politiques – les guérilleros sont venus me chercher pour monter dans le Cerro de Guazapa. Parcours en camionnette, la nuit, en zigzag, dans les banlieues populaires de San Salvador, changements multiples de véhicules, fluidité et rapidité des contacts qui sortaient tout à coup de nulle part, transbordement de matériel (mazout pour les générateurs car il n’y avait pas d’électricité dans la montagne, nourriture, médicaments, crayons, piles, etc.). Puis longue marche dans la nuit, à la file indienne, en silence. Ma terreur, n’eut été l’aide constante de plusieurs guérilleros, était de perdre de vue la silhouette devant moi car je n’aurais pas été capable de me retrouver !
Ça donne une idée de l’extraordinaire organisation de cette guérilla dont les membres à San Salvador et dans la montagne communiquaient malgré les pièges des services de communication de l’armée salvadorienne, très bien équipée par les yankees. Ceux du Cerro de Guazapa descendaient à pied, ce qui faisait facilement six heures de marche. Ils descendaient nu-pieds dans des sentiers rocailleux et escarpés durant la nuit, une nuit noire sans lune. Ils passaient ainsi à travers les mailles de l’armée salvadorienne qui savait très bien que les guérilleros venaient jusque dans les faubourgs, jusque dans la banlieue pour chercher leur approvisionnement. Les soldats n’avaient cesse de les rechercher… sans grand succès. La force de la guérilla ne résidait pas dans la quincaillerie militaire, mais dans leur connaissance intime du terrain, dans leurs liens avec la population, dans leur engagement total pour la libération de leur peuple. L’argent américain qui perfusait dans les veines de l’armée salvadorienne n’y pouvait pas grand-chose…
Quelques fragments de vie dans une zone sous contrôle de la guérilla
[…] Mais arrivée en haut, épuisée ou rendida comme on dit mieux en espagnol, je ne savais vraiment plus ce que je faisais là ! Parce qu’au petit matin, nous avons été accueillis par l’aviation salvadorienne. Les A-37 quadrillaient la zone et bombardaient systématiquement nos positions. Alors, il a fallu courir se réfugier dans ce qu’ils appelaient des abris souterrains, mais qui n’étaient en réalité que des trous couverts de quelques planches, pleins d’eau, plein de fourmis rouges assez impressionnantes.
Outre les bombardements, il y avait les guindas, c’est-à-dire les moments où l’armée salvadorienne pénétrait dans le Cerro de Guazapa de façon massive pour tuer les gens, les traquer, détruire leurs maisons, leurs récoltes, tuer leur bétail, saboter leurs champs. Là aussi, la capacité organisationnelle de la guérilla était impressionnante. Les systèmes de renseignement, les « taupes » au sein de l’armée et de l’administration gouvernementale, fournissaient les informations qui permettaient d’alerter les populations. On savait à quel moment précis l’armée allait entrer de sorte qu’on passait de l’alerte numéro 1, à l’alerte numéro 2, puis à l’alerte numéro 3, chaque alerte correspondant à un type de préparation. Puis de longues files de civils, femmes, enfants, vieillards, prenaient les sentiers de nuit pour aller se réfugier dans des lieux bien identifiés. Ce n’était vraiment pas une partie de plaisir… la peur, la faim, l’épuisement, les pleurs des enfants qu’on tentait d’endormir parfois avec une médication pour éviter de se faire repérer par les soldats. J’en ai vécu deux ou trois de ces guindas, littéralement sidérée par le courage tranquille de ces populations.
[…] Un aspect qui m’a particulièrement impressionnée, c’est celui de la construction d’une nouvelle organisation sociale dans les zones sous contrôle de la guérilla. On ne faisait pas que combattre. Par exemple, les paysans avaient commencé à s’entraider à travers des coopératives agricoles, à mettre en place des façons nouvelles de cultiver. Ce n’était pas facile parce que les hélicoptères de l’armée salvadorienne venaient au ras des arbres et tiraient à vue sur les paysans qui osaient continuer à cultiver leurs champs. Des groupes de femmes ont été créés. Des écoles primaires fonctionnaient avec peu de moyens, mais beaucoup d’enthousiasme. Donc, il y avait à la fois la résistance, mais aussi cette volonté, même embryonnaire, de vouloir créer une nouvelle façon de vivre ensemble sans la terreur et la répression.
Tout cela a duré sept mois pour moi, mais des années pour la population de ces zones. À travers la vie dure décrite plus haut, il y avait la vie tout court : d’extraordinaires moments de fête à la chandelle, avec danse et victuailles apparues comme par enchantement; d’intenses palabres les soirs de grande chaleur; des cours de formation de toutes sortes; des baignades où j’ai pu donner quelques leçons de natation, la grande majorité des jeunes ne sachant pas nager !; des miracles réalisés par les médecins capables d’opérer de graves blessures de combat, sous un arbre, le soluté accroché à une branche et les points de suture faits avec de la soie dentaire !
La sortie de Guazapa et le retour à Montréal ont été tout aussi « épiques »…mais ce serait trop long à raconter. Ce sera pour une prochaine fois !
Quelques questions en débat
La paix ? Ça discutait fort au sein de la guérilla. D’abord la paix, et ensuite que faire avec la paix ? On était, en 1983, au plus fort des affrontements. Les accords de paix ne vont venir qu’en 1992. Mais la guérilla était très majoritairement composée de jeunes, beaucoup de jeunes, de paysans, souvent analphabètes. Ils avaient 14 ans, 15 ans quand ils avaient rejoint la guérilla. Donc ils étaient quasiment nés dans la guérilla. Ce qu’ils connaissaient, c’était la culture de la guerre.
Alors, imaginer un processus électoral, imaginer une démocratie qui pouvait naître au Salvador, c’était très difficile. C’était la victoire ou la mort. Tout le monde d’ailleurs était prêt à donner sa vie pour ce but d’autant plus que chacun avait dans sa famille ou son entourage une personne qui avait été brutalisée ou assassinée par l’armée ou les escadrons de la mort. Il n’était pas question de négocier.
Le processus s’est lentement mis en branle devant le fait que les morts s’accumulaient et qu’il n’y aurait pas de solution militaire au conflit, qu’aucun des deux camps armés ne parviendraient à éliminer totalement son adversaire… ce qui était déjà en soi une forme de victoire pour la guérilla et toutes les forces d’opposition au régime en place et à son allié américain. La guérilla a donc décidé de participer aux accords de Chapultepec, signés le 16 janvier 1992, mettant ainsi fin à une guerre civile qui durait depuis 1979 et avec près de 80 000 morts. Il a donc fallu un changement non seulement d’orientation politique, mais de culture chez les membres de la guérilla… Et c’est toujours ça le plus difficile.
Les violences envers les femmes : Il existait bien sûr cette hiérarchie selon laquelle il faut d’abord gagner la lutte de libération nationale et après s’occuper des problèmes des femmes d’autant plus que c’est cette lutte qui va éliminer les violences envers les femmes… comme par magie ! C’est classique. Ça se discutait aussi dans le cerro, mais avec la différence que la direction de la guérilla avait des règles très sévères sur la question des viols et des violences faites aux femmes. C’était inacceptable, ce n’était pas permis. Il y avait déjà une position politique très solide par rapport à cette situation. Toutefois plusieurs femmes n’osaient pas trop dénoncer, opprimées par une culture de sexisme et de machisme pour la plupart. Pour d’autres, cela relevait de la peur de secondariser la lutte principale. Vieux débat.
Le sectarisme : Une autre réalité qui m’a heurtée douloureusement, c’était le sectarisme entre les organisations salvadoriennes elles-mêmes. Il faut quand même se souvenir que Roque Dalton, un grand poète qui appartenait à une des organisations, a été assassiné par une autre organisation. […] Ça se discutait aussi beaucoup, parce qu’il y avait plusieurs tenants du « c’est mon organisation qui a la ligne juste ». Avec une telle posture politique, même une coalition devient difficile à maintenir : c’était par les armes qu’on réglait les conflits idéologiques.
Il y a eu beaucoup de rivalités, de difficultés, de tensions qu’on a d’ailleurs vécues ici au Québec, des militant-e-s salvadorien-ne-s reproduisant ici les luttes internes de là-bas. Si le mouvement de solidarité appuyait une organisation et pas l’autre, cela pouvait être considéré comme une traîtrise par l’autre organisation. Le sectarisme demeure toujours un enjeu majeur dans toutes les luttes et un obstacle important dans les stratégies de concertation. Il nous appartient de travailler autrement, sans renoncer pour autant à nos convictions.
Las orejas (les oreilles) : Une autre situation qui soulevait de la controverse concernait la politique pour neutraliser las orejas, c’est-à-dire les traîtres, les informateurs. […] Ce sont des réalités tout humaines; souvent des paysans très pauvres se faisaient payer par l’armée salvadorienne pour donner des renseignements. Que faire avec ces gens ? On n’a pas les moyens de les garder en prison dans la montagne. Alors souvent, ils étaient tués carrément. Cela ne faisait pas l’unanimité. Cela heurtait le sens de la justice chez certains, leurs convictions humanitaires. D’autres pensaient que ce n’était que justice de les tuer, car ils avaient mis la vie de plusieurs personnes en danger ou même contribuer à leur mort et que l’état de guerre justifiait de leur appliquer un châtiment approprié. Quand on est contre la peine de mort en toutes circonstances, les nuits de réflexion sont longues…
L’impact du travail de solidarité
L’impact du travail de solidarité avec le peuple salvadorien et plus précisément avec la guérilla armée a été, il me semble, de nous ouvrir à la capacité d’avoir des postures politiques qui tiennent compte de la réalité des personnes concernées, de partir de leurs points de vue, de comprendre leur analyse des situations, et surtout de respecter leurs choix. Quand on parle de répression brutale, d’oppression systématique, de blocage permanent de toute voie politique, l’utilisation des armes comme moyen d’y répondre et de se défendre peut s’avérer être la seule voie possible. Nous n’avons pas à répondre de façon dogmatique que c’est « non » en partant – comme on le fait présentement pour la Palestine. On se fait toujours remettre sous le nez que le Hamas est un groupe terroriste qui utilise les armes pour « attaquer » Israël contraint alors de se défendre avec toute la puissance de sa quincaillerie lourde dans un combat totalement inégal et toujours gagné d’avance par Israël.
Ce travail de solidarité avec la guérilla salvadorienne était certes modeste. Mais il a ouvert de nombreux québécois-es à une réalité qui leur était inconnue ou mal connue, les médias pour la plupart ne rapportant que les aspects négatifs des opposant-e-s au régime d’extrême droite. Nous avons aussi fait beaucoup de travail de lobby auprès des fonctionnaires chargés du « dossier » salvadorien et sans doute contribué à leur soumettre un autre point de vue sur la situation. Mais le travail qui a transformé la situation et mis fin à la guerre civile, ce sont les salvadorien-ne-s qui l’ont fait. La guérilla est devenue une force politique, un acteur incontournable du processus de démocratisation, une tâche au moins aussi ardue que de combattre dans la montagne…
Pour terminer, j’aimerais beaucoup vous transmettre à quel point la guérilla que j’ai connue était composée d’hommes et de femmes d’un courage, d’une générosité, d’une détermination, d’un engagement qui méritent encore aujourd’hui notre admiration et notre appui.
Lorraine Guay
Lorraine Guay, infirmière québécoise et militante du mouvement communautaire, s’est rendue au Salvador de mai à décembre 1983 dans le cadre du mouvement de solidarité québécois avec le peuple salvadorien.