En tant que militant-e-s du Parti communiste salvadorien et du mouvement populaire, nous avons appris à vivre avec la peur, la terreur, les menaces, les exactions, la persécution et les injustices commises par les gouvernements répressifs de l’époque. Les évènements haineux avaient lieu régulièrement, notamment les meurtres de Rafaël Aguiñada Carranza, secrétaire général de la Federación Unitaria Sindical Salvadoreña (Fédération unitaire salvadorienne – FUSS), assassiné le 26 septembre 1975, de Víctor Sánchez (« El niño »), de Salvador Sánchez Hidalgo, dirigeant syndical, de Santiago Hernández, secrétaire général de la FUSS, de Feve Elizabeth Velasquez, secrétaire général de Federación Nacional Sindical de Trabajadores Salvadoreños (Fédération nationale syndicale des travailleurs salvadoriens – FENASTRAS), de beaucoup de camarades kidnappé-e-s ou disparu-e-s, et de bien d’autres qui ont été assassiné-e-s après avoir été faits prisonnier-ère-s, et dont on ne savait rien pendant une longue période à partir du moment où ils et elles avaient été capturé-e-s. Tout cela a marqué cette période. Des locaux de réunion et des bureaux syndicaux fouillés et détruits de façon violente, en passant par l’installation de charges explosives pour les démolir, même au moment où des travailleurs étaient à leur besogne quotidienne; cela a été la manière brutale dont nous avons appris à vivre et qui a forgé notre conscience pour la défense de notre peuple et pour la construction d’une nouvelle société.
Au milieu de cette conjoncture de répression, de terreur fasciste et en pleine guerre civile, nous travaillions à la consolidation du mouvement social et populaire du Salvador. À ce moment-là, j’étais Secrétaire général de la Federación de Sindicatos de Trabajadores de la Industria del Alimento, Vestido, Textil, Similares y Conexos de El Salvador (Fédération des syndicats des travailleurs de l’industrie de l’alimentation, du vêtement, du textile, similaires et connexes du Salvador – FESTIAVTSCES). Nous avons aussi fait partie, entre autres, de l’organisation et de la direction des organisations que nous construisions au milieu de la terreur fasciste. Je peux nommer, par exemple, le Movimiento de Unidad Sindical y Gremial de El Salvador (Comité d’unité syndicale et de rassemblement du Salvador – MUSYGES), fondé dans la clandestinité à l’intérieur des locaux de l’Université nationale (UES), au moment où la répression s’intensifiait. Nous avons fondé aussi le Comité Premier Mai dans le but d’organiser la marche du 1er mai 1983 au cours de laquelle nous avons vaincu la crainte de sortir dans les rues sous les nouvelles mesures d’urgence et les lois contre les protestations imposées par l’État, nommées « nouvelles lois d’exception ».
De même, au milieu de l’année 1985, en étant déjà responsables du fonctionnement de différentes organisations populaires et syndicales, nous avons travaillé dans un effort d’unité avec les différentes centrales syndicales et populaires et les mouvements sociaux déjà fondés à ce moment-là. Tout en œuvrant en lien avec chacun des partis qui composaient le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) historique, nous avons fortifié la lutte sociale et politique de notre pays. C’est de cette façon qu’on a créé, le 6 février 1986, l’Unión Nacional de Trabajadores Salvadoreños (Unité nationale des travailleurs salvadoriens – UNTS) dans le centre administratif du gouvernement de la capitale salvadorienne. La Coordinadora de Solidaridad de los Trabajadores (Coordination de solidarité des travailleurs – CST) a été une autre des organisations de lutte et de défense des travailleurs et des travailleuses.
Les lois du travail du Salvador, en particulier le Code du travail, n’ont jamais été favorables aux travailleurs et aux travailleuses. Elles étaient toujours au profit du côté patronal. Beaucoup de syndicats affiliés aux centrales syndicales ont été menacés de voir supprimer leurs statuts légaux ou leur représentation juridique au ministère du Travail. La même décision a été appliquée contre les dirigeants syndicaux.
À ce moment, de nombreux travailleurs et travailleuses faisaient pression sur le gouvernement pour exiger la résolution de conflits de travail. Plusieurs d’entre eux se trouvaient en grève, notamment ceux et celles des usines de Sacs Cuscatlán, la Confiserie Américaine, les Confections Sainte-Mercedes, les Ateliers Sarti, le Cercle Sportif International et plusieurs autres. Après plusieurs semaines de dialogue et de réunions coordonnées par les travailleurs, les travailleuses et leurs dirigeant-e-s syndicaux, ceux et celles travaillant dans des usines et des entreprises ont reçu comme réponse de la partie patronale et du ministère du Travail un refus très clair d’une vraie solution.
Le 10 mars 1988, à la CST, aux côtés de syndicalistes courageux-ses et héroïques, nous avons occupé les installations du ministère du Travail à San Bartolo, Ilopango, qui se trouvaient face à l’entrée principale de la base militaire de la Force aérienne salvadorienne. Nous avons pris en otage le ministre du Travail. Des brigades spéciales de soldats de l’armée de l’air, de la Garde nationale, de la Police nationale et de la Police des finances se sont rassemblées devant le ministère du Travail. Les forces militaires ont lancé des bombes lacrymogènes à l’intérieur du ministère et effectué des tirs dans les airs. Plusieurs camarades se sont évanouis sous l’effet des gaz lacrymogènes. L’objectif des forces armées était de nous faire sortir, de nous capturer et de nous torturer. Grâce à l’intervention de l’évêque Rosa Chávez et de la Croix-Rouge salvadorienne, nous avons été escortés pour pouvoir quitter le bâtiment qui était sous notre contrôle. En quittant l’endroit, nous avons été transférés dans un autre bâtiment où se trouvait le bureau de l’archevêché de San Salvador.
Dans les jours qui ont suivi, le coût à payer pour notre action audacieuse, dans laquelle nous avions mis beaucoup d’efforts, a été lourd de conséquences. Plusieurs de nos compagnons ont été faits prisonniers, ont été portés disparus ou ont été assassinés pendant leur détention dans les différentes prisons du pays. Un grand nombre de ces camarades ont aussi été intégrés dans les rangs des combattants du FMLN historique.
Avec de la chance et grâce à la solidarité, plusieurs d’entre nous avons pu s’exiler dans différents pays à travers le monde. Certains ont été obligés de quitter le Salvador seuls, d’autres ont été accompagnés par les membres de leur famille, eux aussi victimes de la guerre. Nous avons tout abandonné en laissant ce que nous avions. Il ne nous reste que l’histoire de ce moment vécu.
Le travail doit continuer dans la seconde patrie qui nous a accueillis et adoptés. Et nous espérons que les nouvelles générations de dirigeant-e-s syndicaux, sociaux, populaires et politiques honnêtes poursuivent la lutte pour la défense des intérêts sacrés de notre peuple souffrant et pour la construction d’une nouvelle société avec une véritable paix et justice sociale.
J’embrasse tous et toutes mes camarades et je remercie toutes ces personnes qui, à ce moment-là et de façon désintéressée, ont offert leur aide dans ces jours très difficiles, sans aucun intérêt personnel.
Photo : Participation à un congrès d’ex-combattants du FMLN, Salvador, avril 2014. Photographie de l’auteur.