Avec la contribution de Joëlle Gauvin-Racine
En Amérique latine, en Asie, en Afrique, tout comme en Amérique du Nord, les femmes autochtones et paysannes sont aux premières lignes des mouvements pour la défense de la vie, de l’eau, de l’environnement et des territoires; elles se mobilisent pour la préservation de leurs communautés, de leurs modes de vie et de leurs moyens de subsistance, de leurs traditions et leur culture.
Du 27 au 29 avril 2018 s’est déroulée à Montréal la rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme » qui a réuni des femmes autochtones, des paysannes et des défenseures des droits humains et de l’environnement qui sont affectées par des projets extractifs et engagées dans la résistance contre ceux-ci. Les participantes provenaient des Amériques, de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie.
Pendant plus d’un an, un comité de coordination a travaillé, avec l’appui de partenaires, à organiser cet événement. L’objectif de la rencontre internationale était de créer un espace d’échange afin que les femmes défenseures puissent se rassembler et partager leurs expériences de résistance. La rencontre visait à favoriser et renforcer des liens de solidarité entre les luttes des femmes des différents continents pour la défense du territoire et des droits collectifs.
Au cours des trois jours qu’a duré la rencontre, nous avons compté sur la participation de 37 défenseures de la vie, de l’environnement, de l’eau, des traditions et des territoires ancestraux provenant de 14 pays à travers le monde (Afrique du Sud, Bolivie, Brésil, Cambodge, Canada, Chili, Colombie, Équateur, Guatemala, Mexique, Papouasie Nouvelle-Guinée, Philippines, Pérou, Turquie).
Cette rencontre internationale – considérée comme l’une des premières du genre au Canada – a été conçue et construite par et pour les femmes invitées, afin de répondre à leurs intérêts et leurs besoins. En ce sens, des efforts ont été faits afin d’intégrer les participantes dans les réflexions sur la programmation, mais aussi sur la méthodologie employée au cours de l’événement.
Ainsi, la rencontre internationale s’est articulée autour de trois espaces : un premier espace réservé aux participantes, visant à favoriser l’échange sur leurs vécus, leurs luttes et leurs stratégies de résistance; un deuxième espace consacré à la sensibilisation du public, cherchant à rendre visibles les luttes des femmes et les impacts sur leurs communautés et leurs territoires; enfin, un troisième espace d’échange et de coordination destiné aux participantes et aux organisations alliées : organismes œuvrant à la solidarité internationale, la justice sociale et environnementale, collectifs féministes, groupes de recherche, entre autres.
Processus de mobilisation et de solidarité des organisations québécoises avec les luttes des femmes pour la défense du territoire
Les organisations impliquées dans le comité de coordination de la rencontre internationale travaillent collectivement depuis 2014 à mener différents projets et à organiser des événements permettant de rendre visibles les impacts genrés des mégaprojets extractifs. Elles se mobilisent en solidarité avec des personnes et des mouvements sociaux qui défendent le territoire et l’environnement. Ces initiatives visent à dénoncer les violations des droits humains, la criminalisation et la violence envers les communautés affectées par les mégaprojets, de même qu’à mettre en évidence le rôle joué par le Canada et les entreprises canadiennes du secteur extractif partout dans le monde, notamment en Amérique latine.
La rencontre internationale s’inscrivait dans la continuité des actions réalisées lors du Tribunal permanent des peuples sur l’industrie minière canadienne en Amérique latine qui a eu lieu à Montréal en 2014, de la Marche mondiale des femmes de 2015 sous le thème « Libérons nos corps, notre Terre et nos territoires » et du projet « Des-Terres-Minées » de 2016, au cours duquel une tournée d’éducation populaire au sein de communautés affectées par des projets extractifs à travers diverses régions du Québec a été réalisée.
Au fil de ces projets, nous avons constaté, d’une part, l’intérêt et le besoin de créer un espace d’échange d’expériences, notamment entre des femmes des communautés autochtones du Canada et de l’Amérique latine, afin de pouvoir tisser des liens entre leurs luttes. D’autre part, il a été soulevé que les impacts des projets extractifs sur les femmes ne sont pas suffisamment abordés et mis en évidence, ce qui a renforcé la volonté de ce regroupement d’organisations de travailler ensemble afin de mener différentes initiatives et actions de solidarité en ce sens.
En Amérique latine, différents réseaux, groupes et défenseures ont une longue trajectoire et plusieurs expériences d’organisation de rencontres de cette envergure. Ces espaces d’alliances, de coordination et de solidarité sont au cœur des stratégies de résistance et de renforcement des luttes. Le comité de coordination de la rencontre internationale a conçu la programmation et la méthodologie de cet événement en s’appuyant sur les apprentissages et les expériences similaires vécues en Amérique latine, en construisant collectivement les différents espaces d’échange.
Apprentissages sur les luttes pour la défense du territoire
Comment les femmes défendent-elles les territoires? Comment font-elles face à la violence et aux systèmes d’oppression machiste, raciste, colonialiste et capitaliste? Comment assurent-elles leur protection dans des contextes de répression et de criminalisation de leurs processus de défense territoriale?
« Plusieurs d’entre nous sont victimes de violences, mais nous avons besoin de prendre la parole par rapport aux violations que nous avons subies, nous devons aller au-delà de notre expérience de victimisation, et nous battre pour nos droits. Quand les victimes parlent, c’est très puissant, et elles deviennent de bonnes porte-parole pour leurs droits ». Femme des Philippines
La rencontre internationale a d’abord permis de reconnaître la pluralité d’expériences et de savoirs détenus par ces femmes pour faire face à l’avancée du modèle extractif dans leurs territoires. Chacune des femmes invitées a partagé diverses expériences politiques de mobilisation, d’organisation et de résistance face au modèle capitaliste et extractif. Certaines viennent de communautés qui subissent les impacts des projets extractifs depuis déjà plusieurs générations, alors que d’autres les ont vécus plus récemment ou luttent actuellement pour empêcher l’implantation d’un projet extractif sur leur territoire. Les risques pour leur sécurité et leur vie ainsi que celles de leurs proches, en raison de la persécution, de la criminalisation et du harcèlement pouvant aller jusqu’à l’assassinat, représentent cependant des réalités quotidiennes pour la plupart d’entre elles.
« Ce sont des projets qui menacent la vie. Toutes les formes de vie. Pas seulement l’écosystème, mais aussi la vie des communautés, les pratiques sociales, l’ensemble du mode de vie est menacé et affecté. Quand un projet extractif arrive dans une communauté, il modifie non seulement l’environnement biologique ou physique, mais aussi les pratiques sociales et il creuse les inégalités politiques. Il génère des divisions. Il s’agit d’une violence extrême, de dépossession et d’oppression. C’est invisibiliser totalement l’histoire et la vie des communautés. Et c’est une des formes de violence les plus graves ». Femme du Mexique.
Les femmes ayant participé à la rencontre ont aussi souligné que l’extractivisme ne représente pas seulement une atteinte au droit à l’autodétermination, mais aussi une menace à la vie et à l’identité des peuples autochtones et des communautés paysannes. Elles dénoncent ces nouvelles formes de colonialisme qu’entraîne la mainmise des transnationales extractives sur les territoires.
« Nous venons d’un processus de dépossession qui a été initié dès la colonisation. La dépossession et le pillage ont été systématiques et nous, les femmes, qui habitons des territoires ancestraux, nous n’avons pas eu le temps de nous remettre de ce que nous a fait subir la colonisation ni de ce que nous a fait l’État-nation qui s’est imposé sur nos territoires. Maintenant, nous devons continuer à défendre le territoire ancestral contre l’exploitation minière ». Femme du Guatemala
La lutte de ces femmes est avant tout une lutte pour la préservation et la protection de la Terre-Mère et de leur lien ancestral à travers leurs cosmovisions comme peuples autochtones.
Malgré les nombreux points communs entre les expériences des femmes, il faut souligner qu’il y n’avait pas, parmi les participantes, une vision commune quant à l’extractivisme comme modèle de développement et en regard du processus de consultation (et d’obtention du consentement) mené au sein des communautés. Pour certaines, un dialogue avec les entreprises est possible pour négocier des compensations, des redevances et des réparations pour les impacts de l’exploitation du territoire et ses conséquences sur les communautés. Pour d’autres, il n’y a pas d’entente possible avec les entreprises et toute consultation doit être un processus mené par les communautés et a pour but de déclarer leur territoire « libre d’exploitation et de tout projet extractif ».
Pour plusieurs des femmes défenseures, la responsabilité des entreprises, la négociation et la justice restaurative n’est qu’une autre expression des stratégies des entreprises pour légitimer leurs opérations et les violations des droits humains. Face à une des industries les plus violentes qui soit, il n’est pas possible de penser accéder à une réparation des dommages subis.
« Les dommages sont irréparables; pour les femmes violées et assassinées, il n’existe pas de justice ou de réparation, il n’est pas possible de réparer [ces crimes] avec de l’argent. La vraie justice, c’est la prévention et le respect de notre autodétermination ». Femme du Guatemala
Au cours de la rencontre, les liens corps-terre-territoire ont été abordés de façon transversale par les femmes pour exposer les situations de violence dans leurs communautés et leurs expériences de luttes. Le corps des femmes constitue le premier territoire à défendre dans les processus de résistance.
« Ce modèle [extractivisme] apporte la prostitution, l’alcoolisme ainsi que la désintégration familiale et la désintégration communautaire; […] donc le corps de la femme aussi est dans le thème de la défense du territoire, non seulement nous défendons la Terre-Mère, mais il est important de se rappeler aussi quel mécanisme est utilisé pour violenter les corps des femmes que nous sommes en train de défendre. Beaucoup de compañeras […] qui défendent le territoire sont violées, sont stigmatisées, sont marginalisées, elles souffrent de sexisme et elles subissent de la violence uniquement en raison de leur genre ». Participante de la rencontre internationale
Il s’est avéré primordial pour les femmes de mettre en évidence les liens entre les dimensions symboliques, spirituelles et émotionnelles de leurs trajectoires de lutte et de leurs expériences de vie au cours de la rencontre internationale. L’importance et la pluralité des savoirs ancestraux et des cosmovisions des femmes autochtones se sont exprimées dans divers espaces d’échange et de partage de leurs pratiques et traditions. Des cérémonies ont été guidées par des femmes autochtones et des prières, des chants et des rituels ont accompagné l’ouverture et la fermeture de chaque journée. Cela a contribué à créer un espace où les femmes pouvaient se sentir en sécurité et en confiance. L’écoute et le partage du vécu, des émotions, des souffrances et des douleurs furent libérateurs pour certaines d’entre elles. Ainsi, la rencontre a également constitué un espace de guérison et de ressourcement.
La rencontre internationale a permis aux femmes défenseures de se réunir entre elles, de se reconnaître et s’accueillir les unes envers les autres. Bien qu’elles venaient de partout dans le monde, elles en sont arrivées à la conclusion que leurs histoires et leurs expériences dans la résistance face à l’extractivisme sont très similaires et qu’elles font face aux mêmes enjeux. Pouvoir se rencontrer et se reconnaître dans leurs réalités et dans les épreuves qu’elles doivent surmonter a permis aux femmes de repartir avec la force et le courage de continuer à s’organiser et résister.
Tenir la rencontre internationale dans le ventre du monstre
Tenir la rencontre internationale au Canada a eu une dimension symbolique pour les femmes autochtones venant d’ailleurs. Elles ont affirmé avoir appris sur la colonisation et la dépossession violentes vécues au Canada par les peuples autochtones jusqu’à aujourd’hui, ainsi que sur leurs luttes, cosmovisions et savoirs ancestraux.
« Beaucoup de personnes croient que le Canada est un pays démocratique qui respecte les droits humains, mais graduellement, la vérité révèle un côté caché qui est hideux. Le gouvernement a dit qu’il était dans un processus de réconciliation, mais en même temps, il vole des terres autochtones et impose des oléoducs et des mines dans les communautés ». Femme du Canada.
Plusieurs des femmes présentes à la rencontre sont affectées et luttent contre des entreprises canadiennes, notamment dans le secteur minier. Bien que cette réalité était déjà connue des femmes, les échanges ont permis d’approfondir l’analyse et la compréhension du rôle du Canada et de son secteur extractif dans les violations des droits des peuples autochtones et des communautés paysannes.
« Je réalise que les problèmes de mon pays sont les mêmes qu’au Canada. Avant de venir au Canada, j’assumais que ce pays était plus responsable au niveau environnemental dans ses pratiques minières, mais ce n’est pas le cas. Les problèmes sont les mêmes parce que c’est la même mentalité qui les cause : la mentalité capitaliste. Je réalise l’ampleur des violations des droits humains et des droits des femmes. Cette lutte sera gagnée seulement si les femmes continuent de se lever, d’élever la voix et de résister. Nous sommes celles qui feront que cela se réalisera. Si nous pouvons sauver le monde, ce sera les femmes qui le feront. La Terre-Mère n’a pas besoin des humains, mais nous avons besoin d’elle ». Femme de Turquie
Pour des femmes autochtones du Canada, cette rencontre a constitué une occasion privilégiée pour connaître la violence avec laquelle opèrent les compagnies minières canadiennes et les impacts de leurs activités en Turquie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et dans plusieurs pays de l’Amérique latine.
Suites de la rencontre internationale
Pour les femmes qui y ont participé, cet événement a été une occasion de tisser des liens, ainsi que de créer des alliances et des réseaux de solidarité et de soutien. Se sentant parfois impuissantes et seules dans leur lutte respective, elles sont reparties de cette rencontre avec des sentiments d’unité et d’espoir, tout en ayant fait le plein d’énergie et de force pour retourner à leur combat. L’événement s’est conclu par la rédaction d’une déclaration, visant la création d’un réseau mondial de femmes autochtones défenseures des territoires et la construction d’alliances stratégiques d’appui et de solidarité avec leurs luttes au niveau international. Des principes y sont définis afin de revendiquer l’exercice de leur souveraineté et des pratiques ancestrales, de même que la défense de la justice sociale face à toute activité qui contribue au génocide et à la destruction sociale, politique, économique, culturelle et spirituelle de leurs peuples.
Malgré les défis à relever pour continuer de renforcer les liens au niveau international et de définir des stratégies et des actions communes pour appuyer concrètement les luttes de défenseures des territoires, nous continuerons de faire écho à leurs revendications et à leurs dénonciations des impacts de l’extractivisme. À partir de témoignages de femmes présentes à la rencontre internationale, une série de baladodiffusion « Luttes pour le territoire : Voix de femmes en résistance » a été réalisée afin de rendre visibles les luttes des femmes pour la défense des territoires, et sera lancée en décembre 2018.
Photo : Rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme » / Photographie par le CDHAL
Notes
[1] Nous remercions Claire Pageau-Lussier, qui a fait un stage au CDHAL et a contribué à systématiser les échanges entre les participantes. Cet article s’inspire également du rapport Analyse des enjeux soulevés lors de la rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme » réalisé par Jasmine Lanthier-Brun pour Femmes Autochtones du Québec (FAQ). Disponible en ligne sur : www.faq-qnw.org.
[2] Site Internet : http://femmesenresistance.cdhal.org
[3] Le comité de coordination de la rencontre internationale était formé par Femmes autochtones du Québec, le Comité pour les droits humains en Amérique latine, la Fédération des femmes du Québec, le collectif Femmes de diverses origines, le Projet Accompagnement Québec-Guatemala, Solidarité Laurentides Amérique centrale, Développement et Paix, Kairos Canada, Mining Watch Canada et Oxfam Canada
[4] Ce projet a été coordonné par L’Entraide missionnaire et le CDHAL, en partenariat avec d’autres organisations. Pour en savoir plus : http://tpp.cdhal.org/?lang=fr
[5] Ce projet a été coordonné par le Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), en partenariat avec d’autres organisations. En plus de la tournée, des capsules vidéo ont été réalisées à partir de témoignages de femmes autochtones et non-autochtones pour aborder leurs visions et leur rapport au territoire, leurs expériences de lutte et de résistance pour l’autodétermination de leurs territoires, documentant également les impacts qu’elles subissent, d’un point de vue féministe et anticolonial. Pour en savoir plus : http://desterresminees.pasc.ca/.
[6] L’ouverture officielle de la rencontre internationale a eu lieu à travers l’exercice des couvertures mené par Kairos Canada. Cette activité est un outil d’enseignement fondé sur la méthodologie de l’éducation populaire qui aborde les rapports historiques entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada, en amenant les participant.e.s à vivre de façon concrète certaines situations historiques, entre autres le pré-contact, la conclusion de traités, la colonisation et la résistance. Les femmes participant à la rencontre et le public ont été invité.e.s à participer de cet exercice en se déplaçant sur des couvertures représentant des territoires, et en jouant les rôles des Premières Nations, des Inuits et, plus tard, des Métis.
[7] Voir la déclaration : http://femmesenresistance.cdhal.org/declaration/
Carla Christina Ayala Alcayaga
Carla Christina Ayala Alcayaga est responsable de projet d’éducation du public au sein du CDHAL depuis 2016. Elle a assumé un rôle de co-coordination de la rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme ». Elle s’implique au CDHAL depuis 2015, où elle a notamment coordonné les projets d’éducation du public « 40 ans de luttes pour la défense des droits humains en Amérique latine et au Québec » et « Luttes pour la défense des territoires : résistances et solidarités féministes face à l’extractivisme ».
Marie-Ève Marleau
Marie-Ève Marleau est coordonnatrice du CDHAL depuis 2012. Elle a contribué à des projets de recherche participative qui portent sur les impacts des mégaprojets miniers dans les Amériques et sur l’équité socioécologique au sein des mouvements sociaux en résistance à ces projets au Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté de l’Université du Québec à Montréal. La justice sociale et écologique et la défense des droits humains ont toujours fait partie de ses principales préoccupations et activités militantes.
Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL)
Le Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL) est une organisation de solidarité qui travaille à la défense et à la promotion des droits humains en réciprocité avec les mouvements sociaux et les communautés d’Amérique latine dans la lutte en faveur d’une justice sociale, environnementale, économique et culturelle.