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Berta Cáceres n’est pas morte, elle s’est multipliée! Hommage à une vie de résistance aux barrages, aux mines et au capitalisme

Berta Cáceres, militante autochtone du peuple lenca qui s’opposait à la construction de barrages et de mines au Honduras, a été lâchement assassinée chez elle, le 2 mars 2016. Elle avait 44 ans. Dans cet article, je raconterai sa vie écourtée et mettrai particulièrement en lumière ses propos sur la résistance des femmes, non seulement face à l’extractivisme, mais aussi au capitalisme.

Afin de raconter l’histoire de Berta, j’ai fouillé dans ma boîte de courriels, lieu de ma rencontre virtuelle avec elle en 2012. J’y ai retrouvé des centaines de missives électroniques mentionnant son nom, soit pour la défendre, lorsque sa vie était en danger, soit pour la citer, lorsqu’elle lançait au monde des appels à la solidarité.

Le premier courriel, quatre ans avant son meurtre, relayait des déclarations de Berta, en tant que directrice du Conseil civique des organisations populaires et autochtones du Honduras (COPINH). Elle y affirmait que des assassinats d’Autochtones, de résistant.e.s, de journalistes et d’avocat.e.s avaient lieu dans le pays en toute impunité.

Les courriels suivants dataient de mai 2013. Il s’agissait d’appels à l’action, pour exiger la libération de Berta et de Tomás García, son collègue du COPINH. Tous deux étaient alors détenu.e.s à cause de leur opposition au barrage hydroélectrique Agua Zarca, dont la construction sur le territoire lenca forcerait le déplacement des populations locales en plus de détruire la rivière Gualcarque, considérée comme sacrée. Pendant des mois, et malgré une répression sévère, les Lencas ont bloqué la route d’accès au site envisagé pour le barrage.

Les courriels de juillet 2013 contenaient des entrevues avec Berta à propos du meurtre de Tomás García, perpétré par des soldats honduriens engagés par l’entreprise. L’un des soldats a tiré à mort sur Tomás, devant des centaines de personnes. Tomas, 49 ans, était père de sept enfants. Son fils Alan a d’ailleurs été blessé pendant l’assaut.

En réponse à ce meurtre, Berta a lancé un appel à la solidarité internationale et a réaffirmé la détermination de sa communauté à défendre son territoire, déclarant :
« Nous allons continuer fermement la lutte, nous ne les laisserons pas nous acculer, nous ne les laisserons pas nous emprisonner dans la peur, et nous allons persister dans cette pacifique mais énergique lutte pour la vie ».

Les courriels de septembre 2013 appelaient à l’abandon des fausses accusations visant à criminaliser Berta et ses collègues. Berta a déclaré à Telesur en 2015 :
« J’ai déjà reçu des menaces de mort directes. On m’a menacée de me kidnapper, de me faire disparaître, de me lyncher […] de kidnapper ma fille, de me persécuter, de me surveiller, de me harceler sexuellement […] » [1].

Les courriels de 2015 apportaient quant à eux de bonnes nouvelles pour Berta. On allait lui remettre le prestigieux prix Goldman pour l’environnement, qui récompense annuellement des militant.e.s de la base qui risquent leur vie pour la protection de l’environnement. Le monde entier a ainsi pu en apprendre davantage sur Berta, une professeure à la retraite, mère de quatre enfants, qui combattait l’exploitation forestière et les plantations illégales, les barrages hydroélectriques et les exploitations minières. On a aussi pu en apprendre sur sa mère, sage-femme et militante, qui a hébergé des réfugié.e.s du Salvador, insufflant ainsi à ses enfants le désir de mettre leur vie au service de la lutte pour les opprimé.e.s. Berta est devenue une militante pendant ses études, en 1993, année où elle a cofondé le COPINH pour défendre le peuple et le territoire lencas.

Dans un article publié à l’occasion de l’annonce du prix Goldman, Berta déclarait :
« Ces maux qui perdurent depuis des centaines d’années sont un produit de la domination. Il existe un racisme systémique qui se perpétue et se reproduit lui-même, dit-elle. La situation politique, économique et sociale du Honduras ne cesse de se détériorer. On cherche à nous imposer un projet de domination, d’oppression violente, de militarisation, de violation des droits humains, de transnationalisation, de transfert des richesses et de la souveraineté territoriales aux intérêts corporatifs, ceci afin de les laisser privatiser l’énergie, les rivières, la terre, d’exploiter des mines, de créer des zones de développement » [2].

Puis, le 3 mars 2016, l’objet des courriels était le suivant : « Assassinat de Berta Cáceres ». Dans le corps du texte, on expliquait que le 2 mars, juste avant minuit, un escadron de la mort avait tiré sur Berta, chez elle, pendant son sommeil. Elle est morte dans les bras du militant mexicain Gustavo Castro Soto, qui a lui-même reçu deux balles pendant l’attaque, ce qui ne l’a pas empêché d’être ensuite absurdement accusé du meurtre par les autorités honduriennes. Gustavo, qui est directeur de l’organisation environnementale Otros Mundos au Chiapas, a reçu l’interdiction de quitter le territoire avant d’être finalement libéré, plusieurs semaines après le meurtre, le 30 mars 2016.

Plus de 30 000 personnes ont assisté aux funérailles de Berta. Les hommages de nombreuses organisations ont afflué de partout dans le monde, alors que des manifestations de solidarité avaient lieu devant les ambassades honduriennes. Les participant.e.s y brandissaient des pancartes qui disaient : « Berta Cáceres n’est pas morte, elle s’est multipliée! » La plupart n’avaient jamais rencontré Berta, mais étaient inspiré.e.s par son militantisme et outragé.e.s par son assassinat.

Quatre jours après le meurtre de Berta, des protestataires ont envahi le congrès de l’Association canadienne des prospecteurs et développeurs à Toronto, en hommage aux personnes mortes de la résistance aux projets miniers à travers le monde. Le 15 mars, Nelson García, un autre membre du COPINH, a été assassiné par balles alors qu’il retournait chez lui à la suite d’une violente éviction. Nelson avait 38 ans, il était agriculteur et père de cinq enfants.

En juin 2016, un soldat déserteur a déclaré au Guardian que Berta Cáceres se trouvait sur une liste de l’armée hondurienne, où figuraient également les noms et photographies d’une douzaine de militant.e.s à éliminer.

Huit personnes ont été arrêtées pour le meurtre de Berta, dont des militaires honduriens et des travailleurs de la compagnie à l’origine du projet de barrage. Le cas est actuellement devant les tribunaux.

Berta a rappelé au monde que la souffrance qui accable le Honduras aujourd’hui est le résultat d’un impérialisme brutal. Le pays est l’une des premières « républiques de bananes », depuis longtemps soumis au pillage au profit des grandes multinationales et de l’élite locale. Le Honduras est aussi une base militaire états-unienne depuis la guerre du gouvernement Reagan contre le Nicaragua dans les années 1980. Plusieurs centaines de marines y sont déployés, et des soldats entraînés à la tristement célèbre École des Amériques sont impliqués dans les meurtres de militant.e.s.

En 2009, un coup d’État militaire a chassé du pouvoir le président démocratiquement élu, Manuel Zelaya. Depuis lors, le Honduras est devenu la capitale mondiale du meurtre. Zelaya proposait, entre autres, d’augmenter de 60 % le revenu minimum, d’interdire les mines à ciel ouvert tout comme l’utilisation du cyanure, et de donner accès à tous les enfants à une éducation gratuite. Les mouvements sociaux honduriens ont reproché aux États-Unis et au Canada d’avoir légitimé le régime qui a suivi le coup d’État – un régime sympathique aux investissements états-uniens et canadiens, mais mortel pour les militant.e.s des droits humains.

En 2014, environ un an avant son assassinat, Berta a accusé Hillary Clinton d’être l’une des responsables des souffrances des Hondurien.ne.s :
« Nous sortons d’un coup d’État que nous ne pouvons pas mettre derrière nous. Nous ne pouvons pas le renverser. Les responsables sont toujours là. Ensuite, il y a eu la question des élections, comme le dit elle-même Hillary Clinton dans son livre Le temps des décisions, où elle décrit pratiquement ce qui va se passer au Honduras. Ça montre l’ingérence néfaste des Nord-Américains dans notre pays » [3].

Le meurtre de Berta a eu lieu pendant le cirque de la campagne électorale états-unienne. Greg Grandin, historien spécialiste de l’Amérique latine, a écrit dans The Nation :
« Hillary Clinton sera bonne pour les femmes. Demandez à Berta Cáceres. Sauf que vous ne pouvez pas. Elle est morte. […] J’ai envie de terminer cet article par un appel aux ami.e.s de Bernie [Sanders] : demandez à Hillary Clinton de rendre des comptes. Demandez-lui, chaque fois que c’est possible, dans les mairies, les rencontres, si elle a déjà rencontré Cáceres, ou si elle est fière de l’enfer qu’elle a aidé à normaliser au Honduras. Mais vraiment, il ne faudrait pas réduire l’assassinat de Cáceres à la stupidité de la politique électorale états-unienne. Toute personne de bonne volonté devrait poser ces questions à Hillary Clinton. » [4]

Le Canada est l’investisseur étranger le plus important au Honduras après les États-Unis. Ses intérêts se concentrent dans les mines, les ateliers de misère, le tourisme. Pendant ce temps, des centaines de militant.e.s environnementaux ou queer, de journalistes, d’avocat.e.s, d’agriculteur.trice.s, ont été tué.e.s par les autorités honduriennes depuis le coup d’État.

Le meurtre de Berta a envoyé un message fort aux militant.e.s : aucun d’entre eux n’est en sécurité au Honduras. Avant d’être assassinée, Berta, qui organisait l’opposition lenca au barrage construit par la compagnie canadienne Hydrosys, a déclaré avoir reçu des menaces de mort de la part de Blue Energy, un autre prospecteur hydroélectrique canadien installé sur un site près de chez elle.

Le gouvernement canadien a signé un accord de libre-échange avec le Honduras en 2011 et a fourni de l’assistance technique dans le cadre d’une nouvelle loi minière passée en 2013, qui offre peu de protection aux populations et à l’environnement. Le Canada est le plus gros investisseur dans le domaine des mines au Honduras. La mine d’or Goldcorp San Martin, désormais fermée, est montrée du doigt pour ses graves impacts sur la santé des populations locales.

Bertha Zúniga Cáceres, la fille de Berta, suit désormais les traces de sa mère dans l’action militante, dénonçant les dérives impérialistes dans son pays. Dans les mois qui ont suivi la mort de sa mère, elle s’est vivement opposée au traité de libre-échange entre le Canada et le Honduras et aux compagnies minières canadiennes, notamment devant un sous-comité parlementaire canadien sur les droits humains, lors d’une session spéciale sur le Honduras. Elle a déclaré au Centre canadien de politiques alternatives :
« Le peuple lenca résiste au colonialisme depuis 500 ans… Et maintenant, le génocide commencé par les envahisseurs espagnols continue à travers le néocolonialisme. Les compagnies s’approprient le territoire et les ressources, pillent les rivières, l’eau, la terre. Trente-cinq pour cent du Honduras a été cédé à des entreprises privées sous forme de concessions. Notre résistance consiste à affronter le capitalisme sauvage, ce monstre qui veut nous soumettre par la militarisation et l’assassinat. » [5]

Ce monstre est à l’œuvre non seulement au Honduras, mais aussi au Brésil, en Colombie, en République démocratique du Congo, au Guatemala, en Inde, au Mexique, au Pérou, aux Philippines… Selon Global Witness, un nombre record de 207 défenseur.e.s du territoire ont été tué.e.s en 2017 [6].

En somme, le militantisme de Berta Cáceres visait à non seulement s’opposer aux barrages et aux mines, mais aussi aux structures d’oppression servant à justifier la destruction de l’eau et des territoires, ainsi que le déplacement et la dépossession des Autochtones. Lors de la remise du prix à l’Opéra de San Francisco, Berta a lancé cet appel à l’humanité :
« Réveillons-nous! Réveille-toi, humanité! Le temps nous est compté. Nous devons libérer notre conscience du capitalisme vorace, du racisme, du patriarcat, qui ne peuvent qu’assurer notre propre autodestruction ». [7]

 

Traduction par Caroline Hugny

 

Photo : Bertha Zúniga Cáceres, la fille de Berta Cáceres, s’adresse à la foule lors d’une vigile organisée pour sa mère devant la Commission interaméricaine des droits humains à Washington, D.C., le 5 avril 2016. Photographie par Daniel Cima

 


Notes

[1] Telesur (2016). « Berta Cáceres Received Death Threats from Canadian Company », 6 mars, en ligne : https://www.telesurtv.net/english/news/Berta-Cáceres-Received-Death-Threats-from-Canadian-Company-20160304-0027.html
[2] Watts, Jonathan (2015). « Honduran indigenous rights campaigner wins Goldman prize », The Guardian, 20 avril, en ligne : https://www.theguardian.com/world/2015/apr/20/honduran-indigenous-rights-campaigner-wins-goldman-prize (page consultée en novembre 2018).
[3] DemocracyNow (2016). « Before Her Assassination, Berta Cáceres Singled Out Hillary Clinton for Backing Honduran Coup », en ligne : https://www.democracynow.org/2016/3/11/before_her_assassination_berta_Cáceres_singled
[4] Grandin, Greg (2016). « The Clinton-Backed Honduran Regime Is Picking Off Indigenous Leaders », The Nation, 3 mars, en ligne : https://www.thenation.com/article/the-clinton-backed-honduran-regime-is-picking-off-indigenous-leaders/ (page consultée en novembre 2018).
[5] Ismi, Asad (2016). « Canada’s « Looting of Honduras » », Canadian Centre for Policy Alternatives’ Monitor, novembre/décembre, en ligne :
https://www.policyalternatives.ca/publications/monitor/monitor-novemberdecember-2016
[6] Global Witness (2018). « At What Cost?: Irresponsible business and the murder of land and environmental defenders in 2017 », en ligne : https://www.globalwitness.org/en/campaigns/environmental-activists/at-what-cost/
[7] Goldman Environmental Prize (2015). « Berta Cáceres: 2015 Goldman Prize Recipient South and Central America », en ligne : https://www.goldmanprize.org/recipient/berta-caceres/

Tracy Glynn
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Tracy Glynn est doctorante à l’Université du Nouveau-Brunswick. Ses recherches portent sur la résistance des femmes à l’extractivisme. Elle est également engagée dans des actions de solidarité avec les communautés touchées par les mines en Indonésie, au Canada et ailleurs dans le monde.