Au Mexique, tout comme dans le reste de l’Amérique latine, des centaines de combats contre l’extractivisme sont livrés. Des projets miniers, éoliens, de fracturation hydraulique (fracking) et de barrages, entre autres, portent atteinte au droit des communautés paysannes et autochtones à l’autodétermination et au choix du type de développement de leur territoire. Beaucoup de ces combats sont menés par des femmes et celles-ci jouent un rôle clé dans la défense du territoire. Ce rôle va de l’organisation d’activités de diffusion et d’éducation pour sensibiliser la population aux impacts de l’extractivisme à des actions de mobilisation (marches, manifestations, blocage de l’accès aux mines, barrages, centrales et routes), où elles exercent différentes formes de leadership.
Ces femmes font pourtant face à des obstacles particuliers, dont celui de ne pas être propriétaires des terres [entre autres en raison de régimes fonciers qui n’accordent pas aux femmes un accès égal aux droits de propriété foncière, ndlr]. Au Mexique, seulement 19 % des femmes vivant dans des zones rurales sont propriétaires de la terre. Cette situation empêche leur pleine inclusion dans la vie communautaire, tout particulièrement dans la prise de décisions, et fait en sorte qu’elles ne sont pas consultées par les promoteurs des projets extractivistes.
La communication sous différentes formes fait partie des stratégies employées par les femmes pour défendre leur territoire. Elle a notamment servi à diffuser de l’information au sujet d’événements et de situations qui bafouent leurs droits culturels et collectifs. La Sandía Digital est une collective[1] formée au Mexique par des femmes qui, par le biais de la production audiovisuelle, du cinéma, des médias libres, des arts plastiques et de la communication communautaire, mise sur une transformation de la réalité.
L’objectif de ce texte est d’exposer, à partir des expériences de La Sandía Digital, les défis que nous, les femmes, rencontrons tant dans la défense de la terre que dans les processus de communication. Il aborde l’importance d’ouvrir des espaces pour raconter des histoires « autres », si nous voulons transformer le monde.
Les femmes et la communication : manque d’accès et faible représentation
La Campagne pour les droits de la communication dans la société de l’information fait valoir que « toute personne a le droit de s’exprimer, d’être écoutée, d’être reconnue, d’être représentée avec dignité, de recevoir de l’information basée sur la transparence, la diversité, la participation et la justice sociale et économique » [2].
Au Mexique, une forte concentration du secteur des communications est entre les mains de peu d’acteurs. Le rapport « Qui tire les ficelles des médias? », produit par le Centre national de communication sociale (Centro Nacional de Comunicación Social, CENCOS) et Reporters sans frontières, mentionne que onze familles possèdent la majorité des médias les plus influents, qu’elles accaparent les plus grands pourcentages d’audience et qu’elles reçoivent la moitié des investissements en publicité officielle [3].
Une étude réalisée par Aimée Vega Montiel, en plus de confirmer la forte concentration des médias dans les mains de quelques-uns, démontre également que ces protagonistes sont principalement des hommes. Il subsiste donc encore des conditions d’inégalité et de marginalisation dans l’accès des femmes aux médias en tant que propriétaires, directrices et preneuses de décisions [4].
Dans son rapport de 2015, le Projet mondial de monitorage des médias (GMMP) précise que seulement 24 % des personnes interviewées, entendues, vues ou mentionnées dans les médias écrits et audiovisuels sont des femmes, alors que 76 % sont des hommes. Dans les nouvelles abordant la politique et le gouvernement, les femmes ne représentent que 16 % des personnes apparaissant dans les communiqués, et seulement 4 % des nouvelles remettent en question les stéréotypes de genre [5].
Les médias de masse contribuent à renforcer la vision stéréotypée des femmes dans la société, par le biais des discours présents dans des émissions, séries et messages publicitaires, où les femmes sont présentées dans des rôles de mères et d’épouses, comme des objets sexuels ou comme des victimes. Nous, les femmes, ne faisons la manchette que lorsqu’on nous tue (et c’est toujours notre faute).
Si les femmes en général sont perçues ainsi, qu’en est-il des femmes paysannes et autochtones, qui défendent le territoire et qui ne correspondent pas aux critères (blanche, blonde, mince, de classe sociale élevée) imposés par les médias de masse? Elles sont invisibilisées ou criminalisées pour la simple raison que ce que l’on peut voir à la télévision, en plus de véhiculer des stéréotypes machistes, est classiste et raciste.
Selon Vega Montiel, les médias sont une des principales institutions pouvant permettre aux femmes d’obtenir des droits essentiels comme la liberté, l’équité, l’inclusion et la participation dans l’espace public [6]. En ce sens, invoquer son droit de communiquer implique non seulement de promouvoir une représentation appropriée des femmes et de leur pouvoir comme agentes sociales dans les contenus médiatiques, mais aussi de reconnaitre et d’encourager leur pleine participation dans l’industrie des communications comme propriétaires, directrices et créatrices.
Il y a clairement un parallèle à faire entre la propriété de la terre et la propriété de la parole : les femmes défendant la terre et les femmes qui exercent leur droit à la communication ne dénoncent pas seulement les projets extractifs sur leur territoire ou la cooptation des espaces de communication, elles remettent aussi en question la place réservée aux femmes dans la société et affirment la nécessité d’assumer des rôles de premier plan.
Plus de femmes derrière et devant la caméra. Voilà sur quoi mise la Sandía Digital et ce qu’elle cherche à favoriser par ses activités.
Le chemin parcouru par la Sandía
La Sandía Digital est née en 2011, avec l’intention d’être une collective formée de femmes. Depuis ses débuts, la Sandía a cherché à donner de la visibilité aux luttes et aux projets de collectifs, de mouvements et de communautés situées en marge du débat public, en particulier sur les questions de développement, d’équité de genre, de défense du territoire, des biens communs et des droits humains.
La collective offre de l’accompagnement, la formation et la production – principalement de façon participative – à des groupes de femmes, des membres de communautés rurales et autochtones, et à des personnes engagées dans des mouvements sociaux; elle documente et diffuse leurs luttes et leurs réalités par le biais de productions audiovisuelles. Chemin faisant, La Sandía Digital s’est rendue dans les États de Guerrero, Morelos, Michoacán, San Luis Potosi, Oaxaca et dans la ville de Mexico, et a travaillé avec des mouvements comme CECOP, Cherán, Frente Wirikuta, Amilcingo et des organisations comme Telar de raíces, Copevi, HIC-AL, WITNESS, Tlachinollan et Ojo de agua.
Depuis mars 2018, la Sandía a entrepris de réaliser une étude diagnostique portant sur le rôle de la communication dans les luttes socioenvironnementales au Mexique, avec l’objectif d’alimenter une réflexion collective et critique des récits autour du développement et du progrès, ainsi que sur les stratégies et outils de communication qui sont utilisés pour la défense du territoire.
Parmi les autres expériences de la Sandía, il y a Voix de femmes (Voces de Mujeres), un laboratoire d’appropriation d’outils audiovisuels et numériques visant la production de récits alternatifs. Le projet cherche à rendre visible le rôle transformateur des femmes dans leurs communautés, en tant que protagonistes et productrices de leurs propres histoires. Il cherche aussi à changer la façon dont les femmes sont représentées dans les médias. À cette fin, une caravane de laboratoires audiovisuels est en cours de réalisation dans la république mexicaine, à l’intérieur de laquelle des outils photo, radio, vidéo, audio et de rédaction sont partagés. Le projet s’est réalisé grâce à la convergence de diverses collectives : Luchadoras TV, Social TIC, Subversiones et WITNESS. Quarante et une femmes de quatorze États à l’intérieur du pays ont participé aux deux éditions de la caravane en 2015 et 2017.
Avec sa propre voix
« Dans un monde rempli de récits qui ne représentent pas les différences, nos histoires existent », Voces de Mujeres, 2017
Dans un monde plein de mensonges et de désinformation, le récit de nos histoires et leur diffusion sont aujourd’hui des pratiques essentielles : elles sont indispensables devant « le danger d’une histoire unique », pour reprendre les paroles de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie.
Adichie nous prévient que la répétition d’une histoire unique nous rend vulnérables et influençables :
« Nous avons besoin de voir des histoires dans lesquelles nous pouvons nous identifier, où nous racontons nos peurs mais aussi nos rêves et espoirs. Raconter nos histoires nous permet de nous trouver dans les yeux des autres ».
Elle souligne que :
« les histoires ont été utilisées pour déposséder et pour calomnier, mais elles peuvent aussi être utilisées pour donner du pouvoir et pour humaniser. Les histoires peuvent briser la dignité d’un peuple, mais les histoires peuvent aussi réparer cette dignité brisée » [7].
L’audiovisuel est une fenêtre et un miroir; la Sandía Digital offre un chemin pour se retrouver devant et derrière la caméra et pour raconter nos histoires, celles que l’on a tenté de nous refuser durant des dizaines d’années.
Toutefois, le travail de la Sandía Digital fait face à deux défis importants :
- être productrices/réalisatrices dans un monde (l’audiovisuel) où les hommes constituent toujours la majorité;
- produire du matériel qui nous représente, qui rompt avec les stéréotypes sur les femmes et qui nous présente comme des agentes de changement et pas seulement comme des victimes ou de la chair à vendre.
Conclusion
Les médias de masse invisibilisent les conflits produits par les projets extractivistes et leurs conséquences, ainsi que les voix des personnes affectées qui défendent le territoire. En plus de reproduire des stéréotypes, ces médias génèrent des récits racistes, classistes et sans perspective de genre, qui discriminent et délégitimisent les personnes qui mènent les luttes.
La lutte pour la défense du territoire et la lutte des femmes, alliées à la communication, ont un fabuleux potentiel : elles nous permettent de dénoncer ce monde patriarcal et anthropocentrique et de mettre en lumière ces mondes que nous défendons et construisons.
Les récits qui s’opposent actuellement au sein de la lutte pour les territoires et dans la lutte pour le droit à la communication des femmes reflètent une « guerre » de civilisations. Le pari de la Sandía Digital est la création de récits transformateurs. Des récits qui ouvrent l’imaginaire vers un monde qui est juste pour tous les êtres vivants, incluant ceux et celles d’entre nous qui sont en périphérie du pouvoir : les femmes, les peuples autochtones et les écosystèmes. Nous voulons récupérer, habiter et prendre soin des espaces de communication, tout comme nous défendons nos corps et les territoires.
Nous ne voulons pas deux récits parallèles, mais plutôt la possibilité d’écouter, de voir et de sentir cette diversité d’histoires, qui laissent entrevoir nos particularités, mais qui nous rappellent aussi ce que nous partageons. Cela nous permet de mener à bien ce désir, sur lequel nous misons, de transformation de la réalité.
Traduction par Geneviève Messier
Photographie par La Sandía Digital
Notes
[1] Les collectives représentent un mode d’organisation présent au sein de certains groupes de femmes. Dans les collectives de femmes, le changement social n’est pas qu’un but extérieur, mais il est aussi visé à l’interne, au sein même des groupes [ndlr].
[2] Red de Investigadoras por la Vida y la Libertad de las Mujeres (2008). Por los Derechos Humanos de las Mujeres y las Niñas : su acceso a la Comunicación y la Información. Lineamientos y Mecanismos para una legislación de medios de comunicación con perspectiva de género, Mars, en ligne : http://americalatinagenera.org/newsite/images/leydemediosconperspectivadegenero.pdf
(Cette campagne, également connue sous le nom de Campagne CRIS, a pris forme dans la foulée du Sommet mondial sur la société de l’information organisé par les Nations Unies à Genève et à Tunis, ndlr).
[3] Media Ownership Monitor Mexico. « Propiedad de los medios », en ligne : https://mexico.mom-rsf.org/es/ (page consultée en octobre 2018).
[4] Vega Montiel, Aimée (2014). « Igualdad de género, poder y comunicación : las mujeres en la propiedad, dirección y puestos de toma de decisión », Revista de Estudios de Género. La ventana.
[5] WACC (2015) « ¿Quién figura en las noticias? », Proyecto de Monitoreo Global de Medios (GMMP), en ligne : https://www.cimacnoticias.com.mx/sites/default/files/gmmp_global_report_es.pdf (page consulté en octobre 2018).
[6] Vega Montiel, Aimée (2014). Op Cit.
[7] Chimamanda Adichie (2009). « Le danger d’une histoire unique », conférence dans le cadre de l’événement TEDGlobal Ideas Worth Spreading, juin, en ligne : https://www.ted.com/talks/chimamanda_adichie_the_danger_of_a_single_story?language=fr
Monica Montalvo Méndez
Défenseure des rivières et anthropologue, Monica Montalvo Méndez est présentement étudiante au doctorat en développement rural à l’Universidad Autónoma Metropolitana – Xochimilco, dans la ville de Mexico. Depuis 2012, elle s’implique dans les espaces de médias libres comme le Colectivo Hijos de la Tierra. Elle collabore avec la Sandía Digital depuis mars 2018 pour un projet de diagnostic du rôle de la communication dans les luttes socioenvironnementales.