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Incantation (pour rompre le charme du silence)

Incantation (pour rompre le charme du silence)

je reviens de loin
le sais-tu
j’arrive de la chambre du silence
je suis sortie par la porte restée entrebâillée

je ne dors plus

j’entre dans le pays de la parole
bouillante
dévalant la pente raide
parole précipice
aspérité
parole cassée en mille miettes
et qui s’élève quand même

car qui dira
si nous nous taisons toutes?

qui dira la déferlante
la beauté
la honte
l’hospitalité
la rivière
et les poissons
morts dedans
les eaux usées

qui dira l’usure
l’époque
l’enfance
la trahison
la trahison de l’enfance
qui la dira

qui dira la grafigne
les ronces
le sang
la rédemption
le ciel
qui refuse de refléter ma solitude

ainsi je sors
j’enfile mon manteau d’ambiguïtés tenaces
je cours rejoindre les humains rassemblés sur le pont
contemplant la glace

qui hurlera la glace qui fond
si les animaux sont réduits au silence?

alors parle
parle pour dire le chemin lumineux de la bête ancestrale
les comptes à rebours qui n’en finissent plus

parle
même s’il est sans doute déjà trop tard pour dire non
il n’est trop tard pour dire
que nous ne consentions pas

parle avec les mots qui viennent
froids
désolée
encore la même histoire
enrageante
obsolète

 

bouche cousue
corps tendu
qui n’en peut plus
de retenir la flèche inaudible

 

parle
avant le renoncement
avant l’épuisement

parle
il reste une lumière sur la table
et les hommes peut-être
ont encore une oreille
sur leurs ventres féroces

parle à l’aube en suspens
la lutte parfois s’estompe dans les premières lueurs
et la soif apparait
dans sa splendeur

 

la famine est profonde
le printemps bruissant
le lit défait

et la femme se lève
elle revient à la parole première

Joëlle Gauvin-Racine
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Joëlle Gauvin-Racine a grandi à Québec, où elle a étudié en anthropologie. Sa trajectoire a été marquée par son implication dans des luttes écologistes et par des séjours au Mexique, où elle a côtoyé des communautés autochtones en résistance dont la dignité et la vision du monde l’ont grandement inspirée. Depuis cinq ans, elle vit et crée sur une terre dans la région de L’Islet. En 2018, elle a été finaliste du prix de poésie Geneviève-Amyot.