Voces Mesoamericanas – Acción con Pueblos Migrantes (Voix mésoaméricaines – En action avec les peuples migrants) est une organisation sociale située au Chiapas, au Mexique, créée formellement en 2011. Elle tire son origine d’un espace de dialogue et de réflexion stratégique sur le développement et la migration qui s’est ouvert en 2008 dans le contexte de la réforme migratoire aux États-Unis. Les « voix mésoaméricaines » se sont alors fait entendre à Washington en mettant de l’avant une approche de politiques régionales et une vision à moyen et long terme qui tient compte des causes structurelles, économiques et politiques des migrations.
Le travail de Voces Mesoamericanas promeut l’organisation et la concertation des personnes autochtones migrantes pour la défense et l’exercice de leurs droits, et pour la construction du Bien Vivre (en maya, Lekil Kuxlejal). S’appuyant sur une perspective transnationale et interculturelle, ses actions visent l’organisation et la mobilisation des familles et des communautés pour qu’elles revendiquent leurs identités et leurs expériences migratoires, qu’elles exercent leur droit à une vie digne et qu’elles puissent décider de leur enracinement et de leur mobilité en Mésoamérique et en Amérique du Nord [1].
Le CDHAL s’est entretenu avec Aldo Ledón Pereyra, coordonnateur de Voces Mesoamericanas, afin de mieux comprendre la situation migratoire des peuples autochtones du Chiapas et d’en apprendre davantage sur les actions menées par son organisation.
Dans l’imaginaire collectif, le Chiapas est surtout perçu comme une région de transit pour les personnes migrantes en route vers le Nord. Cependant, la réalité migratoire des personnes qui viennent du Chiapas, elle, est beaucoup moins connue. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?
Les peuples mayas du Chiapas font depuis longtemps partie de certaines dynamiques de mobilité humaine. Leurs premiers déplacements remontent au 16e siècle, alors qu’ils allaient vers la région du Soconusco pour travailler d’abord dans les raffineries de sucre et plus tard dans les plantations de café. L’industrialisation de la culture du café, impulsée principalement par des propriétaires terriens allemands, a fait en sorte que ce produit est devenu l’un des principaux piliers de l’économie des peuples du Chiapas à la fin du 19e siècle et au 20e siècle.
Un élément central à la compréhension des déplacements de la population autochtone du Chiapas de nos jours est l’ouverture au modèle néolibéral dans les années 1980 et 1990. Ce modèle a atteint son point culminant avec l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et ses stratégies pour écraser les populations paysannes autochtones et non-autochtones en Amérique centrale et au Mexique.
Les communautés rurales productrices de café, à l’époque organisées en coopératives, ont été particulièrement affectées par l’ALÉNA durant la période connue comme « la crise du café ». À la suite de la dévaluation des prix du café, des milliers de personnes du Chiapas ont dû s’inscrire dans les circuits migratoires transnationaux et suivre la vague de travailleuses et travailleurs en route vers les yunaites (les États-Unis). Étant donné la situation précaire au Chiapas, surtout à la campagne, de nombreuses personnes paysannes et autochtones se sont tournées vers le travail journalier dans les États du nord du Mexique, dans des conditions qui ne respectent absolument pas les droits humains [2].
De nos jours, environ un demi-million de personnes du Chiapas, en majorité des autochtones mayas, se trouvent aux États-Unis. Elles et ils travaillent dans les différents secteurs de la production agricole et, dans une moindre mesure, dans le domaine de la construction. Encore aujourd’hui, cette population est sans papiers, même si une première génération d’enfants autochtones mayas du Chiapas né∙e∙s aux États-Unis commence à apparaître.
Ces familles migrantes contribuent aux immenses revenus que le Mexique tire chaque année des transferts d’argent – 34 milliards de dollars en 2019 – montrant l’importance de la mobilité pour l’économie du pays; la situation est la même pour l’Amérique centrale.
Pourquoi est-il nécessaire de faire entendre la voix des peuples autochtones lorsqu’il est question de migration?
D’abord, à titre indicatif, on estime que les personnes issues des peuples autochtones représentent au moins 70 % de la migration transnationale du Chiapas vers les États-Unis.
Il est important de rappeler que, du point de vue de la protection et de l’aide humanitaire, les personnes autochtones au Mexique ne sont pas prises en compte dans les plans de développement national. Le modèle prédominant dans le pays est fondé sur une logique occidentalisée qui ignore les éléments culturels des peuples autochtones dans les prises de décision et qui ne les invite surtout pas à participer à la construction de nouveaux paradigmes basés sur leurs cosmovisions et savoirs ancestraux. Les peuples autochtones sont les éternels exclus de nos sociétés racistes et inégalitaires.
Il est donc essentiel d’accompagner ces peuples afin d’activer les mécanismes de justice face aux violences et violations de leurs droits humains, de construire ensemble, à partir de leurs propres expériences, des propositions politiques de bien-être, de travail, d’éducation et même d’intégration dans un pays qui, dans une perspective misérabiliste, ne les valorise que par la folklorisation de leur culture, notre culture.
Depuis les soi-disant caravanes de migrant∙e∙s en 2018, la migration est abordée sous l’angle de la crise. Elle est présentée dans le discours populaire et médiatique comme un phénomène nouveau. Quelle est la posture de Voces Mesoamericanas à ce sujet? Croyez-vous que la migration est un phénomène récent?
Avant tout, il faut cesser d’utiliser le terme « phénomène » pour parler des processus migratoires et de la mobilité humaine en général car ces derniers n’ont pas émergé spontanément : ils font partie de la construction même de nos sociétés. Le véritable phénomène, c’est que les démocraties et les sociétés ont réussi à catégoriser les personnes selon leur valeur économique, reléguant les migrant∙e∙s à une classe de dernier ordre, les étiquetant comme indésirables, pauvres, inutiles, comme des déchets dans le modèle de développement actuel.
Pour nous, à Voces Mesoamericanas, les migrations doivent être comprises comme la source première de l’humanité et de la vie elle-même. Elles sont à l’origine de la construction des sociétés telles qu’on les connaît aujourd’hui. On doit cependant mettre l’accent sur le fait que les migrations actuelles sont des déplacements forcés dans toutes leurs dimensions : économiques, sociales, politiques, environnementales, etc.
Notre rêve est que les communautés de la Mésoamérique émergent comme sujets politiques qui se réapproprient leurs identités et leurs expériences migratoires dans la dignité tout en construisant des rapports de genre égalitaires et en exerçant leurs droits au Buen Vivir et au Buen Migrar (Bien Vivre et Bien Migrer).
Nos postures sont :
- La résistance, le droit de fuir et l’action politique : contester les frontières tout en les habitant!
- Le passage d’une intégration « subordonnée » à une intégration « libératrice ».
- La fin de l’exploitation et la mise en place de nouveaux droits du travail.
- La construction non pas d’une communauté où se réfugier, mais plutôt d’une communauté qui soit un foyer.
Votre organisation se réfère souvent au concept du Buen Vivir (Bien Vivre). Qu’est-ce que c’est, et qu’est-ce que cela a à voir avec la migration?
Nous croyons en la dignité, la liberté et la capacité des personnes et des communautés à s’autodéterminer. Toutes et tous, nous devons nous reconnaître comme des sujets de droits et revendiquer nos propres histoires, nos formes singulières et collectives de penser, sentir et faire le monde. Nous devons aussi reconnaître les multiples identités de genre et de sexe des personnes migrantes de même que l’oppression historique vécue par les femmes et exercée par les systèmes de développement mondiaux (le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme).
Il faut comprendre en quoi les territoires, en tant qu’espaces habités, sont des constructions sociales et historiques qui expriment des rapports humains, des pratiques et des sens d’appartenance. Ces territorialités reflètent des manières d’être et de vivre dans cet espace et de l’occuper à partir d’une perspective du Bien Vivre qui rend possible l’enracinement.
Nous revendiquons les échanges interculturels profonds et ancestraux entre les peuples qui ont rendu possibles les identités diverses actuelles. Nous n’oublions pas pour autant les processus historiques d’oppression, d’inégalité et de violences qui existent entre différents modèles culturels.
Encadré
Qu’est-ce que le droit à l’enracinement?
Il s’agit de la possibilité de rester dans son lieu d’origine de manière volontaire tout en y exerçant pleinement ses droits, d’avoir les meilleures conditions possibles pour reproduire ses plans de vie, d’éducation, de santé, d’alimentation, de bien-être… et que la seule option de survie ne soit pas d’être forcé∙e à partir.
Transcription et traduction par Marie Bordeleau
Notes:
[1] L’information sur laquelle s’appuient les deux premiers paragraphes est tirée du site internet de Voces Mesoamericanas : https://vocesmesoamericanas.org
[2] Enlace et Voces Mesoamericanas (2017). « Jornaleras y jornaleros migrantes en Sonora (Versión preliminar del informe) », en ligne : https://vocesmesoamericanas.org/wp-content/uploads/2017/06/Informe-preliminar-Jornaleros-Indigenas-Migrantes-en-Sonora.pdf
Marie Bordeleau
Marie Bordeleau est membre du CDHAL depuis 2016, au sein duquel elle a participé à différents projets concernant les femmes en résistance contre l’extractivisme et les causes structurelles des migrations.