Depuis les années 1960, la gauche québécoise a eu un préjugé plus que favorable pour les mouvements révolutionnaires latino-américains. La révolution cubaine qui éclata lorsque les gens de ma génération atteignions la vingtaine, suscita chez nous un enthousiasme un peu brouillon. Nous avons applaudi à la déroute des mercenaires américains à la Baie des Cochons et nous avons retenu notre souffle lors de la crise des missiles. Des voyages, individuels ou par petits groupes, d’étudiant-e-s, de syndicalistes, d’intellectuel-le-s, maintenaient les accointances entre une révolution qu’on trouvait trop tranquille chez nous et le romantisme révolutionnaire des Cubains.
Notre seconde grande expérience de rapprochement fut l’appui donné à la victoire électorale de l’Unité populaire au Chili en 1970. Les trois années qui suivirent virent se mettre en place une solidarité beaucoup plus structurée, dans laquelle des organisations syndicales québécoises extrêmement combattives multipliaient les échanges avec leurs homologues chiliennes. Des prêtres et des religieuses influencé-e-s par la théologie de la libération affirmaient haut et fort que rien, dans ce socialisme ouvert et tolérant, ne contredisait les valeurs chrétiennes. Des protestations massives eurent lieu à Montréal et ailleurs au Québec lors du coup d’État de Pinochet en 1973. Dans les années qui suivirent, l’appui à la résistance chilienne était stimulé par l’arrivée de centaines de réfugié-e-s politiques.
Mais l’expérience chilienne avait échoué et la dictature militaire s’était consolidée dans le pays, comme dans les pays voisins : Brésil, Argentine, Uruguay… C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’enthousiasme qui accueillit, en juillet 1979, enfin, une victoire : celle du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) sur la vieille dictature des Somoza. Cette dernière fut renversée par un véritable soulèvement populaire, dirigé par une large coalition de marxistes, de chrétien-ne-s de gauche et de bourgeois libéraux. Le nouveau régime acceptait la liberté de presse et d’association. Les partis politiques d’opposition, sauf les tenants du « somozisme », avaient pignon sur rue à Managua tout comme les organisations non-gouvernementales internationales. Les coopérants de retour au Québec témoignaient de l’adhésion spontanée des larges masses de déshérités à la révolution sandiniste qui leur promettait la terre, des logements décents, de l’éducation…
Et pourtant, onze ans plus tard, en février 1990, lors d’élections libres auxquelles j’ai pu assister comme membre d’une délégation d’observateurs des ONG canadiennes, les sandinistes ont été battus et la droite a repris le pouvoir. Comment expliquer cette défaite d’un régime qui avait su gagner et conserver les faveurs de l’opinion internationale progressiste?
Bien sûr, une décennie d’agression des États-Unis contre le Nicaragua sandiniste a eu un gros impact, surtout, le financement et l’entrainement par la CIA de la Contra, guérilla antisandiniste qui a mené des attaques incessantes contre les populations frontalières et les infrastructures à partir du Honduras tout au long des années 1980. Cependant, je défends ici que les facteurs externes, même extrêmes, ne peuvent jouer qu’à travers les contradictions internes, en particulier l’erreur initiale majeure dans la gestion du dossier autochtone. À mon avis, cette perspective critique a cruellement fait défaut au sein du mouvement de solidarité avec le Nicaragua, tout comme auparavant dans ceux avec le Chili et Cuba.
La nature de la révolution sandiniste
En premier lieu, le sandinisme était-il un « socialisme » au sens où l’entendaient Marx, Engels et Lénine? Il est certain que, dans ses discours et textes officiels, le FSLN s’est toujours rapporté premièrement, comme à son inspirateur, non à Marx, Engels ou Lénine, mais à César Augusto Sandino, qui dirigea dans les années 1920 et 1930 une lutte armée contre les forces d’occupation américaines et leurs intérêts. Dans les faits, le « sandinisme » est peu à peu devenu synonyme de « transition au socialisme[1] ».
Une des trois tendances qui se sont unies dans les années 1970 pour former le FSLN appliquait une ligne marxiste « prolétarienne » et cherchait à s’implanter parmi les syndicats industriels. Une autre tendance tentait de développer dans les campagnes – qui regroupaient plus de 50 % de la population – la « guerre populaire prolongée » à la vietnamienne. Les adeptes de la troisième tendance (terceristas), proches de la théologie de la libération, travaillaient à développer une conscience révolutionnaire dans les villes[2], surtout auprès des jeunes et de larges couches paupérisées qui avaient vu leurs conditions se détériorer encore plus suite au tremblement de terre de 1972 qui rasa le centre de Managua. C’est cette approche qui s’avéra finalement la plus fructueuse et déboucha sur l’insurrection générale du printemps 1979. La dictature des Somoza, après un demi-siècle d’exactions et de répression, avait réussi à s’aliéner même de vastes secteurs des classes aisées. La grève générale qui marqua le début de la fin ne fut pas déclenchée par les sandinistes ni par les syndicats, mais par la bourgeoisie de Managua[3].
En juillet 1979, ce n’est donc pas une petite armée révolutionnaire qui renversa la dictature (comme pour Batista à Cuba), mais un vaste mouvement social et politique dont les sandinistes devaient conquérir la direction.
L’accession au pouvoir : la « Junte de gouvernement de reconstruction nationale (JGRN) »
Le premier exécutif mis en place, la Junta de Gobierno de Reconstrucción Nacional, fit d’abord une place aux divers acteurs qui avaient contribué à la victoire : des membres influents de la bourgeoisie locale siégeaient aux côtés des ex-guérilleros. On s’entendit pour démanteler la Garde nationale et pour nationaliser les propriétés des « Somoza et de leur clique » mais on garantit la propriété privée des terres et des usines. Le mot d’ordre était : tous unis pour la reconstruction, après deux ans d’une guerre qui avaient fait 50 000 morts, réduit le PNB de 32 % et causé des dégâts pour 480 millions de dollars[4]. Rapidement, grâce à un jeu d’alliances, le FSLN a pu neutraliser les libéraux réformistes au sein de la JGRN, instance où se prenaient toutes les décisions essentielles. En second lieu, on reconstruisit une armée… sous la direction des sandinistes, les seuls à posséder l’expérience en ce domaine. En outre, ce qui est interprété comme un indice de pluralisme, on ne voyait pas émerger au sein du FSLN, un caudillo concentrant tout le pouvoir dans ses mains, comme en Chine et à Cuba : la direction politique du FSLN était assurée par un conseil de neuf comandantes, trois pour chacune des tendances qui ont constitué le Front. À tel point que la Banque interaméricaine de développement (BID) accorda un crédit immédiat de 200 millions de dollars, tandis que l’extrême-gauche, en Amérique latine et ailleurs, était partagée entre l’enthousiasme et la méfiance qu’on veuille « reconstruire une société et un État bourgeois[5] ».
Un an après la victoire, les sandinistes avaient acquis, sans coup férir, pourrait-on dire, la direction des appareils d’État : armée, police, éducation, et secteurs bancaire et productif public (qui passe de 15 % à 40 % du PIB entre 1978 et 1980), et pouvaient donc mettre en œuvre leur « projet de société ». Ce dernier peut se résumer ainsi : recouvrer l’indépendance nationale, en finir avec la misère du peuple et démocratiser les structures politiques et économiques. À même les terres confisquées à la « clique de Somoza », on lança la réforme agraire et on mobilisa la jeunesse des villes dans une vaste campagne d’alphabétisation. On nationalisa le commerce extérieur, principale source de devises, mais la bourgeoisie conserva toute latitude pour poursuivre ses activités économiques : elle contrôlait 80 % de la production agricole et 75 % de l’industrie[6]. Après son exclusion du pouvoir politique, elle multiplia les réserves, puis les critiques par rapport au gouvernement à partir des médias qu’elle contrôlait (surtout La Prensa, le plus influent quotidien du pays) mais accepta, minimalement, de collaborer. Jusqu’en 1981, on pouvait croire que la stratégie adoptée par le FSLN lui permettrait de réussir le fameux compromiso histórico (« compromis historique ») pour une transition pacifique au socialisme, qui avait échoué au Chili, six ans auparavant.
Une erreur lourde de conséquences : les sandinistes et la question autochtone
Le pays dont avaient hérité les révolutionnaires n’était pas seulement « inachevé » ou sous-développé, il était également désarticulé. La distance physique, l’appartenance ethnique, la langue et la religion, tout sépare la côte Pacifique et le centre, zones de vallées et de montagnes où vit 90 % de la population, et la côte Atlantique, région de plaines et de lagunes, faiblement peuplée. Sur la côte Pacifique, le « pays utile », vit une population de métis (ladinos) hispanophones. Sur la côte Atlantique (qui ne fut jamais soumise à l’empire espagnol), on retrouve plusieurs groupes autochtones, les Miskitos (la majorité, plus de cinquante mille), et quelques milliers de Sumus, de Ramas et de Garifunas, ainsi qu’une importante minorité noire anglophone, les Créoles, concentrée dans et autour du port méridional de Bluefields. Enfin, les Ladinos sont majoritairement catholiques, tandis que les habitants de la côte Atlantique sont pour la plupart protestants de diverses dénominations (morave pour les Miskitos, anglicane et pentecôtistes pour les Noirs). Loin d’être des survivants isolés de cultures précolombiennes, les groupes autochtones de la côte se sont développés dans une interaction constante, souvent belliqueuse, avec les puissances coloniales.
Le FSLN, composé presque exclusivement de Ladinos de la côte Pacifique et avant tout préoccupé par l’unité nationale face à une éventuelle agression états-unienne, n’a pas su comprendre la problématique de l’autre moitié du pays où les conditions économiques et sociales étaient fort différentes : au lieu des grands propriétaires terriens, on trouve des villages qui possèdent la terre en commun et pratiquent l’agriculture de subsistance par la pêche ou le salariat migratoire. Dans son premier énoncé de politique, en 1979, la FSLN a caractérisé la région orientale par le « sous-développement économique et le retard culturel » alors que les autochtones, qui n’avaient pas été touchés directement par la guerre révolutionnaire, voulaient continuer leurs activités économiques traditionnelles et préserver leurs langues et leurs cultures.
Une élite de jeunes Miskitos, formée et encadrée par les missionnaires moraves, avait créé une association, la Alianza para el Progreso de miskitos y sumos (Alliance pour le progrès des Miskitos et des Sumos – ALPROMISU) et avait formulé des revendications. Les premiers heurts se sont produits dès 1980, lors de la campagne d’alphabétisation, qui devait se faire en espagnol et qui était centrée sur le personnage de Sandino : « On ne veut pas apprendre en castilla, mais dans notre langue, en miskito et aussi en anglais. » Bons princes, les sandinistes acceptèrent que les livres de classe soient rédigés en langue autochtone et reconnurent les titres fonciers traditionnels des communautés. Avec les leaders, on créa l’organisation Miskitu, Sumu, Rama y Sandinistas Unidos (MISURASATA) et on octroya à l’un d’entre eux, Steadman Fagoth, un siège au conseil d’État. À la fin de la campagne d’alphabétisation, en février 1981, les relations devinrent tendues lorsque les sandinistes réalisèrent qu’on y avait évoqué des thèmes comme l’accord qui garantissait l’autonomie territoriale des Miskitos, accord passé en 1860 entre les Britanniques et le gouvernement nicaraguayen, annulé unilatéralement par ce dernier en 1894. Le FSLN cria au séparatisme et à la trahison, et on emprisonna sur-le-champ trente dirigeants de MISURASATA, dont Steadman Fagoth. Les affrontements firent huit morts. Dans les jours qui suivirent, trois mille jeunes traversèrent le fleuve Wanki (ou Coco), qui marque la frontière avec le Honduras, et annoncèrent aux Miskitos de ce pays que le nouveau gouvernement du Nicaragua avait déclaré la guerre aux autochtones. Libéré, Fagoth, devenu un héros pour les Miskitos, passa à son tour la frontière. Un autre leader, Brooklyn Rivera, qui était demeuré au Nicaragua, présenta au gouvernement un projet d’autonomie pour la côte, qui fut rejeté. Il alla rejoindre Fagoth, ce qui unifia les deux principales factions politiques contre les sandinistes.
En août de la même année, les sandinistes publient une Déclaration de principes sur les peuples autochtones qui réitère : « La nation nicaraguayenne est une (una sola), sur le plan territorial et politique, et ne saurait être démembrée, divisée ou lésée […] Sa langue officielle est l’espagnol[7] ». Le gouvernement révolutionnaire y réaffirme sa propriété des ressources naturelles et sa responsabilité d’assurer l’amélioration des conditions de vie des communautés de la côte Atlantique par des projets de développement.
Ronald Reagan assuma la présidence des États-Unis en janvier 1981. Dépêchés au Honduras, des agents de la CIA regroupèrent les anciens gardes somozistes et les réfugié-e-s miskitos dans des camps près de la frontière et les entraînèrent : la Contra était née[8]. Pendant les trois années qui suivirent, les combattant-e-s anti-sandinistes, qui disposaient de l’appui de la population locale, multiplièrent les raids destructeurs dans une région qu’ils connaissaient beaucoup mieux que les militaires envoyés de Managua. Fin 1981, l’agression armée Navidad Roja, dans la vallée du Wanki, fut interprétée comme le début d’une offensive générale contre le pays. Suivant le principe simpliste qu’« un problème militaire appelle une solution militaire », le comandante Tomás Borge, responsable de l’armée, décréta en 1982 qu’étant donné l’appui des riverains à la Contra, il fallait évacuer la population des 42 villages autochtones de la vallée du Wanki et les reloger beaucoup plus loin à l’intérieur du Nicaragua.
Les déplacé-e-s refusèrent la politique d’« intégration par le travail » qu’on leur proposait et n’acceptèrent de cultiver la terre que sous la contrainte. Quant à ceux et celles qui étaient demeuré-e-s dans les villages de la côte, ils pratiquèrent pour la plupart la résistance passive face aux sandinistes qui multipliaient les « projets de développement ». En fait, les villageois-es cachaient et approvisionnaient les alzados (insurgé-e-s) qui faisaient de nombreuses victimes parmi les jeunes conscrit-e-s, envoyé-e-s au front contre leur gré et entraîné-e-s à la va-vite. Car le FSLN avait dû instaurer le service militaire obligatoire, une de ses dispositions les moins populaires, et consacrer à cette guerre une part croissante de son budget (jusqu’à 50 %, en 1985). Après deux ans de conflit, les Miskitos réalisèrent qu’ils fournissaient la chair à canon dans une guerre qui n’était pas la leur. Beaucoup commencèrent à déserter les camps de la CIA et à se fondre parmi les Miskitos du Honduras. Réalisant son erreur, la direction sandiniste, par la voix de Tomás Borge, offrit aux insurgé-e-s l’armistice et … l’autonomie régionale[9]! Les reclus de Tasba Pri quittèrent les lieux sur-le-champ pour rejoindre – en camion, cette fois – leurs villages détruits des rives du fleuve Coco. Mais la rupture était consommée entre les Miskitos et le régime[10]. Lorsque des dirigeants revenus d’exil formèrent plus tard le parti Yatama, en opposition au FSLN, les bases l’appuyèrent massivement.
Comme on le voit, c’est après l’éclatement de la crise et l’exode de milliers de jeunes au Honduras que la CIA est intervenue. Il est également trop aisé de mettre l’accent sur l’inexpérience de la jeune direction. L’analyse des questions ethniques et nationales a constitué de tout temps un des grands points faibles de l’approche marxiste, qui inspirait manifestement les responsables de l’État nicaraguayen. La lutte des autochtones pour la différence culturelle leur apparut comme un combat réactionnaire dont le seul effet était de diviser les forces face à l’ennemi. On réinterpréta en ce sens les siècles de résistance miskito. C’est seulement après l’échec flagrant de la « solution militaire » que les sandinistes révisèrent leur politique. Même après cette volte-face, cependant, les sandinistes ne changèrent pas leur analyse politique du mouvement miskito tout au long des années 1980[11].
L’élargissement de la guerre : pressions externes et « erreurs économiques »
Après ses succès en pays miskito, la CIA avait ouvert en 1983 un second front de la Contra plus au sud, toujours le long de la frontière hondurienne. Les freedom fighters provenaient cette fois des agriculteurs et petits éleveurs des montagnes du centre du pays. Propriétaires de fermes moyennes et de ranchs d’élevage, ils étaient sensibles à la propagande de la droite à l’effet que leurs terres seraient expropriées pour être redistribuées (ce qui ne fut jamais dans le programme sandiniste). Encadrés par des vétérans de la garde de Somoza et avec l’appui soutenu de l’armée hondurienne, ils commencèrent à porter des coups de plus en plus durs à l’infrastructure, aux bâtiments publics, aux coopératives dans les régions vitales de la côte Pacifique et prirent la relève des insurgé-e-s autochtones de plus en plus démobilisé-e-s. Les années 1983 et 1984 furent les plus dures pour le Nicaragua en termes de pertes humaines et matérielles. Les sandinistes craignaient une intervention directe des États-Unis, comme à l’île de La Grenade en 1983, et avaient conclu qu’ils ne pourraient compter en ce cas ni sur l’aide soviétique ni sur celle des Cubains. Cependant, l’opinion publique américaine, encore échaudée par l’aventure vietnamienne, n’était pas prête à accepter ce prix et le gouvernement se résigna à poursuivre une guerre d’usure, par contras interposés.
Pour le FSLN, il devenait urgent que la population resserre les rangs autour du régime et les sandinistes décidèrent d’organiser en 1984 les élections générales promises après le renversement de Somoza. On incita l’opposition de droite à cesser la lutte armée pour la confrontation politique, mais ses principaux leaders, installés à Miami, soumis à la ligne belliciste des faucons de la Maison-Blanche, refusèrent.
Malgré les conditions matérielles de plus en plus difficiles, les premières élections furent gagnées haut la main par les sandinistes. L’opposition avait perdu une grande part de son prestige en appuyant les agressions de la Contra. On lui attribuait la responsabilité principale dans les pénuries qui frappaient le pays, liées, entre autres, au sabotage de l’infrastructure de transport. C’est à l’occasion de cette campagne électorale qu’apparut, parmi les neuf comandantes, un primus inter pares qui assumera désormais les fonctions de président : Daniel Ortega. La tendance tercerista, à laquelle il appartenait, était la plus populaire en raison de ses affinités historiques avec la théologie de la libération et du style moins militariste de ses leaders.
La Contra ne pouvait plus aspirer maintenant à renverser le gouvernement et ce dernier, malgré la poursuite de la guerre à la périphérie, avait les coudées franches pour entreprendre une deuxième reconstruction de l’économie et du pays. C’est alors que les sandinistes commirent un ensemble d’erreurs qui ne firent qu’aggraver la situation au cours de la seconde moitié des années 1980. Sur le plan politique, on assista à une concentration progressive du pouvoir autour du nouveau presidente, Daniel Ortega. Il plaça peu à peu ses inconditionnels aux principaux postes de commande, tandis que sa femme, Rosario Murillo, transforma la principale association de femmes en son fanclub. Les défections commencèrent, entre autres, parmi des intellectuels comme Sergio Ramirez et Moisés Hassan, attachés au caractère démocratique de la révolution sandiniste et s’opposant à la militarisation croissante de la société. Face au déclin de la Contra, les sandinistes auraient pu supprimer le service militaire obligatoire, la mesure la plus impopulaire, car l’armée professionnelle, plus efficace, pouvait désormais contenir les agressions. Mais pour le groupe dominant (dont Tomás Borge), la conscription constituait une excellente « école pour former la jeunesse ».
En ce sens, la guerre avait servi et servait encore le régime. Or, la jeunesse semblait détester le service militaire, comme me l’apprit une enquête sommaire effectuée lors de mon séjour en 1990. Quant aux Comités de défense sandinistes (CDS) – directement inspirés des Comités de défense révolutionnaires (CDR) cubains – ils se révélaient de plus en plus comme des appareils tatillons de contrôle de la vie quotidienne, après que leur utilité initiale (empêcher les attentats contre-révolutionnaires) apparût révolue à tous. Le contrôle des appareils d’État sur les organismes en principe autonomes comme l’Université, la centrale syndicale unique, les coopératives, loin de se relâcher avec la victoire sur la Contra, était maintenu, sinon accru. C’est ce que certains ont appelé la « cubanisation » de la révolution nicaraguayenne.
La réduction des canaux de communication entre la base et la direction sandiniste se traduisit aussi par de coûteuses erreurs économiques. La guerre exacerba les tensions entre les différents volets de la politique économique sandiniste, qui visait un équilibre entre secteur privé et secteur public, le contrôle de l’inflation, la hausse du niveau de vie des masses, la planification et le libre marché. Les centaines de fermes d’État, constituées sur les grands domaines confisqués à la « clique de Somoza » et regroupées en Unidades de Producción Estatal (UPE), présentèrent bientôt les mêmes problèmes de gestion qu’on avait pu observer à Cuba et en Algérie : équipement surabondant et mal utilisé, manque de pièces de rechange, faible productivité du travail, etc. Par ailleurs, des dizaines de milliers de familles paysannes avaient obtenu des terres, certes, à condition de former des Coopératives de crédits et de services (CSS), mais les infrastructures de transport inadéquates et souvent, le manque de bras (20 % de la main-d’œuvre masculine était mobilisée par la guerre) découragea nombre de producteurs et les crédits ne furent remboursés qu’à 50 %[12]. Pendant que dans des régions, les récoltes pourrissaient sur pied, l’ENABAS, agence d’État chargée de l’approvisionnement, achetait – à crédit – des vivres à l’étranger. La politique de contrôle des prix déboucha sur le marché noir, celle de contrôle des changes, sur le trafic des devises et l’évasion des capitaux. La conséquence fut une inflation galopante qui vint gruger le pouvoir d’achat des salariés et des masses populaires, atteignant les trois chiffres à la fin des années 1980.
Devant des magasins d’État vides, les pauvres se tournèrent aussi vers le bisné, la débrouille et le marché noir, où ils étaient à la fois consommateurs et fournisseurs[13]. L’exode vers les villes, qu’on avait voulu freiner avec la réforme agraire, s’accéléra. En 1988, le gouvernement adopta des mesures draconiennes pour tenter de contenir l’inflation et de réduire le déficit gouvernemental, par la réduction du personnel de l’État (la compactación), et le blocage des salaires bien en dessous du taux d’inflation.
La défaite de 1990
Malgré l’impopularité de ces programmes, à la veille des élections générales de 1990, les sandinistes étaient confiants. Dans la capitale, de grands rassemblements attiraient toujours les foules et les leaders des organisations populaires assuraient la direction de la loyauté des bases. Le premier sondage d’opinion jamais effectué dans le pays (certes limité à la capitale) les donnait gagnants, avec 42 % des intentions de vote, contre seulement 11 % pour l’opposition[14].
Cette opposition, il est vrai, s’était vue contrainte d’abandonner la stratégie armée et de participer au jeu électoral (malgré l’opposition initiale de Bush père), et elle s’était rassemblée à la hâte dans un parti-parapluie, l’Unión Nacional Opositora (UNO). Elle avait choisi comme candidate symbolique Violeta Chamorro, la veuve de Pedro Chamorro, leader libéral éliminé par Somoza en 1978. Même Steadman Fagoth, qui, quelques mois auparavant, organisait des escarmouches à partir de la frontière hondurienne, rentrait au pays et demandait à ses guérilleros de s’assurer du bon déroulement du vote en pays miskito.
L’annonce des résultats, le 26 avril, fit l’effet d’une bombe : l’UNO l’emporta avec 54,7 % des suffrages, laissant le FSLN loin derrière avec 40,8 %. Ceux que les sondeurs avaient classés comme « dépolitisés » avaient en fait une opinion bien établie : ils étaient contre ce régime de pénuries et de service militaire obligatoire, mais ils avaient gardé leur opinion pour eux. Les sandinistes reconnurent leur défaite … après 24 heures de réflexion! Et commença un laborieux processus de transition politique, au cours duquel la direction sandiniste s’efforça de contrôler ses troupes (plusieurs refusaient d’accepter la défaite) tout en légalisant le transfert de vastes propriétés au profit des coopératives paysannes (et parfois, des dirigeants eux-mêmes[15]!).
Le FSLN demeura par la suite dans l’opposition pendant trois mandats, mais ce purgatoire ne lui permit pas de se débarrasser des travers acquis au cours des onze années de pouvoir. Au contraire, il entra dans un long processus de décomposition, marqué par des défections multiples, le contrôle toujours plus grand du couple ex-présidentiel Ortega-Murillo sur l’appareil du parti et les pactes méprisables passés avec le plus corrompu des gouvernements néolibéraux qui lui ont succédé, celui d’Arnoldo Alemán[16]. En janvier 2007, le FSLN a repris le pouvoir avec l’incontournable Ortega, « triomphe » rendu possible grâce à un des pactes passés avec Alemán qui réduisait à 35 % le minimum requis pour passer au premier tour (Ortega a obtenu 38 %), alignant ses pions en vue d’une réélection indéfinie. Sur le plan international, suite à son alliance avec Chávez, qui lui valut durant plusieurs années des crédits pétroliers, il se tourna vers la Chine en lui offrant la mainmise sur un canal interocéanique alternatif.
Une solidarité internationale moins suiviste et plus critique par rapport au régime nicaraguayen n’aurait sans doute pas modifié fondamentalement la trajectoire du régime mis en place après le renversement de Somoza en 1979. Cependant, les organisations non-gouvernementales ont joué un rôle économique de premier plan dans le pays pendant cette période : certains ont évalué leur apport à plus de six milliards de dollars. En utilisant ne serait-ce qu’une partie de cette aide pour développer l’autonomie des organisations paysannes et urbaines, on aurait sans doute pu éviter la débandade générale qu’a connu le mouvement populaire après la défaite électorale de 1990. C’est cet effondrement qui a permis au FSLN d’être vidé de tout contenu social par Daniel Ortega qui poursuit depuis dix ans les politiques néolibérales de ses prédécesseurs.
Triste épilogue : c’est dans l’indifférence générale de la gauche internationale que le FSLN a été reporté au pouvoir lors des élections du 6 novembre dernier. Ce parti, caricature du mouvement qui incarna naguère l’espoir de tout un peuple, a repris à son compte les principales tares du régime qu’il a renversé : népotisme, corruption, marginalisation de toute dissidence. L’« ortéguisme » aurait-il remplacé le somozisme?
Photo : La Garde nationale entre à Masaya à la recherche de combattants du FSLN, 1979. Photographie de Susan Meiselas.
Références
[1] Weber, Henri (1981). Nicaragua, la révolution sandiniste. Paris : Maspéro, p. 40-41.
[2] Nuñez Soto, Orlando (1981). « The Third Social Force in National Liberation Movements » Latin American Perspectives, vol 8, no 2, p. 5-21.
[3] Harnecker, Marta (1983). « El gran desafío – Entrevista a Jaime Wheelock » Punto Final (Suplemento), no 207.
[4] Ryan, Phil, op. cit. p. 41.
[5] Petras, James (1979). « Whither the Nicaragua revolution? » Monthly Review, vol 31, no 5, octobre.
[6] Weber, op. cit., p. 87.
[7] Declaración de principios de la revolución sandinista sobre las comunidades indígenas de la Costa Atlántica (12 août 1981), reproduite par Roxanne Dunbar Ortiz dans La cuestión miskita en la revolución nicaragüense. México: Editorial Línea, 1986, p. 133-134.
[8] Sur l’idéologie des cadres de la Contra, voir les entrevues dans le livre de Dieter Elch et Carlos Rincón (1984). The Contras. Interviews with Anti-Sandinistas. San Francisco : Synthesis Publications.
[9] Deux régions autonomes furent formées. Celle du nord, dont la capitale est Puerto Cabezas, correspond à peu près au pays miskito. Celle du sud compte une majorité de Noirs et de Ladinos.
[10] Comme j’ai pu le constater en 1990, auprès de survivants de l’aventure, installés à Puerto Cabezas.
[11] Comparer Philippe Bourgois, « Class, Ethnicity and the State Among the Miskitu Amerindians of Norteastern Nicaragua » Latin American Perspectives, Vol. 8 (No 2), 1981, avec Roxanne Dunbar Ortiz, op. cit. p. 124 suiv.
[12] Pour un examen de la paysannerie nicaraguayenne à cette époque, voir Pierre Beaucage (1984). « Prolétaires ou paysans : sandinisme et travailleurs de la campagne », Travail, capital et société, vol. 17, no 1, p 2-24.
[13] Ryan op. cit. 45 et suiv.; Coraggio op. cit. 279 et suiv.
[14] Marchetti, Peter E. (1989). « Le profil social du sandinisme à Managua. L’État, catalyseur de la polarisation politique. » dans Nicaragua, An X. Le premier sondage d’opinion des habitants de Managua. Paris : Éditions du Témoignage Chrétien, p. 82.
[15] C’est ce qu’on appela la piñata, qu’on pourrait traduire librement par « l’assiette au beurre »!
[16] Le mandat d’Alemán (1997-2002) fut marqué par une corruption inouïe. Il évita la prison en proposant à Ortega l’accord suivant : « Si tu abandonnes les poursuites, moi, je ne te poursuivrai pas pour avoir abusé sexuellement de ta belle-fille » (mineure à l’époque).
Pierre Beaucage
Pierre Beaucage est professeur émérite au département d’anthropologie de l’Université de Montréal, où il a enseigné de 1970 à 2002 sur les thèmes de l’anthropologie économique, de la problématique du développement, de l’ethnologie de la Mésoamérique et des mouvements paysans et autochtones. Il a obtenu un doctorat en 1970 à la London School of Economics and Political Science. Sa thèse portait sur l’organisation économique des Garifunas du Honduras. Depuis 1970, ses recherches ont porté sur les autochtones du Mexique. En collaboration avec deux organisations nahuas, le Taller de Tradición Oral Totamachilis, et la coopérative régionale Tosepan Totataniske, il a poursuivi ses recherches conjointes sur les connaissances de la nature et le mouvement de résistance face aux entreprises minières et hydroélectriques.