La COVID-19 nous fera-t-elle troquer les personnages inutiles des fantaisies hollywoodiennes comme Capitaine America, Iron Man, Superman, Batman, Aquaman, pour les paysan·ne·s, pêcheurs·euses, préposé·e·s à l’entretien, employé·e·s domestiques et travailleurs·euses d’autres secteurs essentiels détenant réellement le super pouvoir de créer du bienêtre pour tous et toutes ? Évidemment, ces vrais superhéros doivent commencer par survivre, car ils et elles se meurent sans intéresser les gouvernements, malgré leurs déclarations médiatiques.
Plutôt que de recevoir des médailles, les travailleurs·euses étrangers·ères temporaires, pourtant dit·e·s « essentiel·le·s », reçoivent des coups, tels l’interdiction illégale, imposée par de nombreux propriétaires de fermes au Canada, de quitter l’endroit où ils travaillent. De l’autre côté, ils et elles subissent l’oubli et le désintérêt des officiels consulaires de leurs pays d’origine, dits « exportateurs de main-d’œuvre », à un tel point que les proches de personnes décédées de la COVID-19 en Ontario ont dû organiser des collectes de fonds pour rapatrier leurs cendres.
Le rôle du gouvernement du Mexique comme garant de la dignité de ses citoyen·ne·s travailleurs·euses mexicain·ne·s qui viennent dans les champs canadiens depuis 1974 a été et demeure déplorable. Depuis un demi-siècle, ce gouvernement collabore avec le régime semi-esclavagiste et d’apartheid que subissent ses concitoyen·ne·s, justifiant sa complicité par le « fait » qu’exiger des droits amènerait les employeurs à remplacer les Mexicain·e·s par d’autres travailleurs·euses. Pour la première fois, l’ambassadeur du Mexique au Canada a déclaré timidement la suspension temporaire de l’arrivée de travailleurs·euses dans les fermes où les conditions sanitaires et sécuritaires n’étaient pas en place. Le 16 juin 2020, le président Lopez Obrador a abordé le sujet des enjeux des travailleurs·euses migrant·e·s avec son homologue canadien lors d’un entretien rediffusé par les médias nationaux et internationaux [1]. Cela a amené le premier ministre à reconnaître que les choses vont mal et à prononcer ses déclarations les plus importantes à ce jour sur les travailleurs·euses étrangers·ères temporaires : « Nous savons qu’il y a beaucoup de problèmes, des conditions d’hébergement jusqu’au fait d’être lié à une seule compagnie ou un seul employeur. Il y a des défis au niveau des normes de travail qui doivent être révisées ». Dans une autre conférence de presse, il a aussi insinué : « Nous pouvons aussi explorer un passage vers la citoyenneté qui pourrait donner plus de droits aux gens ».
Les agissements des gouvernements ont sûrement été motivés par la mort ainsi que le haut taux de contagion chez les travailleurs·euses agricoles, la scandaleuse inaction de la représentation diplomatique et surtout la pression constante d’organisations qui militent pour les droits des travailleurs·euses migrant·e·s étrangers·ères temporaires, telle la Dignidad Migrante Society (DIGNIDAD), active depuis 14 ans.
Un statut complexe
L’absence de droits a trait à différents aspects, acteurs et difficultés, mais ce sont les travailleurs·euses agricoles qui sont le plus touché·e·s. Ils et elles représentent plus de 60 % des travailleurs·euses étrangers·ères qui arrivent annuellement au Canada. On retrouve 40 % de ces personnes en Ontario, 32 % au Québec, 18 % en Colombie-Britannique, 2,6 % en Nouvelle-Écosse et le reste est réparti dans les autres provinces [2].
Selon la classification de DIGNIDAD, le Mexique compte quatre types de travailleurs·euses migrant·e·s au Canada. La majeure partie provient du Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), qui en 2019 [3], comptait 46 707 travailleurs·euses, dont 12 858 Caribéen·ne·s et 33 849 Mexicain·e·s, desquels environ vingt mille sont allé·e·s travailler en Ontario. Il existe aussi le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), qui ne garantit aucune protection ou bénéfice aux travailleurs·euses, mais qui continue à être promu par les employeurs et les recruteurs, avec la complicité des gouvernements. DIGNIDAD estime qu’au moins vingt mille personnes travaillent sous l’égide du PTET. Un troisième groupe, formé de personnes entrant au pays au moyen de visas de touriste, mais sans permis de travail, et qui travaille illégalement, compte au moins vingt mille personnes depuis les deux dernières années. Le dernier groupe est celui des sans-papiers, constitué de personnes qui fuient notamment les politiques de Trump aux États-Unis, qui sont entrées comme touristes et qui ont décidé de rester après l’échéance de leur visa. Le gouvernement mexicain n’a qu’une vague idée de ce qui se passe dans le premier groupe, ne sait pas où sont les personnes des autres groupes ni ce qu’elles font, et fait peu pour les aider.
Ces données démontrent la véritable ampleur de l’abandon des travailleurs·euses étrangers·ères temporaires par les gouvernements et c’est pourquoi plusieurs se demandent : « Pourquoi aller jouer les héros si nous mourons sans droits ? »
Malgré l’absence de droits, le risque de contagion, l’abandon par leurs gouvernements, etc., les travailleurs·euses viennent au Canada pour travailler. Ils et elles dépendent de ce travail pour survivre et sont obligé·e·s de le faire puisque les gouvernements n’ont pas mis de programmes en place pour les aider. « Nous appuyons l’économie des deux pays, mais quand il y a des problèmes, aucun des deux pays ne nous aide », dit amèrement Mauro Nava, de l’État du Guerrero, qui a seulement pu voyager à la mi-août.
Mais ce ne sont pas seulement les personnes qui sont arrivées tardivement qui ont eu une mauvaise expérience pendant la COVID-19. Selon Sofia, travailleuse guatémaltèque qui entame sa troisième saison au Canada : « Maintenant, nous ne profitons même plus des dimanches. Avant, nous pouvions au moins nous promener dans le village. Maintenant, nous n’avons même plus le droit de sortir. Avec la COVID-19, nous sommes plus isolé·e·s que jamais ».
« Et vivre coûte plus cher. Comme nous ne pouvons pas aller faire nos courses, le patron nous amène ce qu’il veut, car il n’a pas le temps de chercher les soldes. Le pire, c’est qu’on nous achète des choses que nous ne mangeons même pas. Nous avons demandé des haricots, on nous amène des haricots sucrés que nous ne n’aimons pas, nous demandons des tortillas de maïs et on nous amène des tortillas de blé qui sont plus chères, en moins grande quantité et que nous n’aimons pas beaucoup » raconte José Luis, de l’État du Chiapas.
« Deux fois, on nous a amené de la viande périmée », dit Miguel de l’État de Michoacán, dans une plainte envoyée au département de l’intégrité de Service Canada afin que les travailleurs·euses puissent obtenir le droit d’aller faire leurs courses.
« Sans détour, mon patron m’a dit qu’il n’allait pas me payer. Apparemment, à cause de la COVD-19, il ne sera pas payé pour certains travaux », raconte José, un touriste-travailleur de Guadalajara dans sa plainte à l’Office des normes du travail de Colombie-Britannique.
Les cas sont interminables. Avant la pandémie, jamais DIGNIDAD n’avait présenté tant de plaintes pour abus au travail en si peu de temps. Bien que d’un côté, la COVID-19 ait visibilisé l’importance des travailleurs·euses étrangers·ères temporaires et les abus dont ils-elles souffrent, de l’autre, elle facilite les abus et justifie un plus grand contrôle par les employeurs.
Mêmes mesures, applications variables
Au Canada, même si les règles sanitaires sont les mêmes partout, elles s’appliquent différemment dans chacune des dix provinces. Par exemple, la Colombie-Britannique a contrôlé la contagion chez les travailleurs·euses étrangers·ères temporaires grâce à la pression exercée par les organisations faisant en sorte que les travailleurs·euses vont directement dans un hôtel pour effectuer leur isolement de quatorze jours avant d’être envoyé·e·s sur leurs lieux de travail. Durant l’isolement, le gouvernement provincial paie l’hébergement et la nourriture, alors que sa contrepartie fédérale leur paie minimalement 30 heures de salaire hebdomadaire.
Les rapports de DIGNIDAD sur les mesures d’isolement limitées dans les fermes ont pesé lourdement sur la décision de ces procédures. Ce fut difficile à obtenir ; les gouvernements des pays d’origine et les organisations se sont rassemblés pour faire des demandes conjointes, obligeant les agriculteurs et les gouvernements à accepter leurs revendications. Pour la première fois, le gouvernement mexicain a partagé une stratégie commune avec des organisations, ce qui n’aurait pas été possible avec un gouvernement du Parti Révolutionnaire Institutionnel ou du Parti d’Action Nationale.
Cependant, les choses ont été différentes dans le reste du pays. En Ontario, les employeurs amenaient directement les travailleurs·euses vers les fermes et maintes fois ont escamoté la quarantaine en les faisant travailler dès le premier jour. En conséquence, l’Ontario a connu le nombre le plus élevé de contagions de travailleurs·euses agricoles et trois sont décédés : Bonifacio Eugenio Romero et Rogelio Muñoz Santos (des touristes-travailleurs) ainsi que Juan López Chaparro, du PTAS. Mais combien ont contracté la COVID-19 dans les autres provinces et secteurs et de quelle provenance étaient-ils-elles ? Combien d’autres travailleurs·euses étrangers·ères temporaires seront retourné·e·s à leur mère patrie en cendres ?
Était-il possible d’éviter ces morts ? Oui, mais l’incompétence, l’inattention, le je-m’en-foutisme ainsi que la complicité des autorités et des employeurs en sont responsables. DIGNIDAD a averti les autorités, par des communiqués publics et confidentiels, que la situation allait conduire à une hausse de contagion chez les travailleurs·euses. Ils n’ont pas écouté et en voici les conséquences.
Les autorités canadiennes ont-elles échoué ? Oui, depuis plus de cinquante ans. Le premier ministre le confirme quand il dit « les travailleurs migrants ont joué un rôle crucial dans le secteur alimentaire canadien et le gouvernement doit en faire plus pour les protéger » [4]. Le consulat du Mexique à Leamington a aussi échoué, car il aurait dû secourir immédiatement ses ressortissant·e·s, mais ne l’a pas fait. Ceci fut dénoncé par un travailleur contaminé de Scottyn [5], la ferme avec le plus grand nombre de contagions, où travaillait le dernier travailleur décédé.
Dieu sur YouTube
« Mais on ne fait pas que se plaindre » dit Martin, travailleur de l’État de Puebla, qui ne manquait jamais les messes en espagnol. Il y a un processus de déshumanisation des relations : maintenant que les services religieux sont annulés, il fait ses prières sur YouTube ou WhatsApp. La pandémie a forcé les travailleurs·euses à en apprendre plus sur la technologie, à télécharger des applications pour envoyer de l’argent, pour des rencontres, des formations, et même des sessions de prière et d’aide psychologique. « Ce n’est pas comme se réunir en personne, mais c’est mieux que rien », assure Federico de l’État du Mexique, qui, à soixante ans, continue à venir travailler au Canada.
Ce qui vient d’être décrit n’est pas facile pour les membres de DIGNIDAD : « C’était une fête de venir au bureau. C’était toujours rempli, avec de 50 à 70 travailleurs·euses dans les ateliers, nous mangions ensemble et tout. Maintenant, nous devons attendre au parc parce qu’on ne peut pas être plus de cinq à la fois au bureau » explique Ernesto, qui voyageait jusqu’à deux heures pour participer aux événements.
« Que va-t-il se passer avec les fêtes ? Chaque année, nous attendions la fête des Pères, la foire de la santé, la super assemblée de l’organisation et la célébration des fêtes de l’indépendance avec des cris, du mezcal, et même un barbecue », se plaint amèrement Celeste, préposée à l’entretien.
« Je vais être triste de ne pas fêter la Journée internationale des migrant·e·s, qui était la chose la plus proche d’une fête de Noël en famille que nous avions. De la bonne nourriture, de la danse et le punch qui était toujours là. C’était une vraie fête, alors que dehors il neigeait. Maintenant, qu’est-ce qu’on va faire sans ça ? » termine tristement Hediberto, qui est au Canada depuis presque trois ans.
Devant l’annulation de ces événements, alors que la surpopulation, le manque d’intimité, l’équipement limité dans les cuisines et les salles de bain sont problématiques dans les lieux d’hébergement, de nouvelles difficultés surgissent, comme le stress lié à l’enfermement, l’obésité découlant de la sédentarisation forcée, l’alcoolisme, le diabète et des formes d’exploitation reliées à la technologie. Ce sont des problèmes qu’aucune application ne peut résoudre, ni même Dieu, qui maintenant se trouve dans le cyberespace.
Héros sans droit
Parmi les quelque dix mille travailleurs·euses agricoles venant en Colombie-Britannique chaque saison, environ 30 % ne sont pas venu·e·s en 2020 à cause de la COVID-19. Les travailleurs·euses qui sont venu·e·s ont subi des réductions d’heures et de journées de travail à cause d’une baisse de demande pour certains produits, comme les industries des fleurs et des champignons. En parallèle, les associations agricoles sonnent l’alarme d’un manque de main-d’œuvre et prédisent une crise alimentaire imminente au Canada. Des emplois sont offerts afin que des Canadien·ne·s les comblent, mais avec un taux horaire aussi bas que 14,60 $ par heure, très peu seront prêt.e.s à accomplir un des travails saisonniers les plus durs et risqués. Évidemment, en faisant autant de bruit, ces associations seront en bonne position dans leurs négociations afin que les migrant·e·s n’obtiennent pas davantage de droits et de bénéfices. Ils pourront obtenir les 2,6 milliards de dollars que la Fédération canadienne de l’agriculture a sollicités, alors que le gouvernement canadien a déjà octroyé 252 millions de dollars en aide d’urgence directe. Pendant ce temps, les travailleurs·euses essentiel·le·s ne reçoivent rien.
Devant cette politique qui ne privilégie que les agriculteurs, les organisations se mobilisent avec des demandes telles que le permis de travail ouvert, le paiement de l’assurance-emploi, la participation à l’élaboration du contrat, jusqu’à l’obtention de la citoyenneté. Les demandes plus complètes se trouvent dans les lettres envoyées au premier ministre Justin Trudeau [6] ainsi que celle envoyée au premier ministre de la Colombie-Britannique, John Horgan [7], lancées officiellement à la fête des Pères.
Les travailleurs·euses migrant·e·s s’organisent toujours davantage et sont en train d’apprendre que les héros, en plus des médailles et des hommages, méritent des droits. Après un demi-siècle sans en avoir, ils-elles se disent qu’on ne peut rien obtenir en étant silencieux·euses, et encore moins morts. S’ils-elles ne cessent pas d’être invisibles pendant cette pandémie, alors quand ? Les travailleurs·euses savent qu’ils-elles doivent s’activer, parce que même les héros meurent et c’est seulement en agissant de façon coordonnée et organisée que la résilience est possible.
Traduction par Geneviève Messier
Illustration par Romina Franco, 13 ans, réfugiée mexicaine à Sherbrooke
Notes:
[1] Chapman, Leonora (2020). « México prohíbe a trabajadores temporales venir a Canadá », Radio-Canada internacional, 16 juin, en ligne : https://www.rcinet.ca/es/2020/06/16/mexico-prohibe-a-trabajadores-temporales-venir-a-canada/
[2] Cision Canada (2020). « Government of Canada expands National Commodity List to give farmers greater access to labour », 27 novembre, en ligne : https://www.newswire.ca/news-releases/government-of-canada-expands-national-commodity-list-to-give-farmers-greater-access-to-labour-815468631.html
[3] Ibid.
[4] Agriculture et agroalimentaire Canada (2020). « Protection de la population canadienne et des travailleurs de la chaîne d’approvisionnement alimentaire », Gouvernement du Canada, Communiqué de presse, 13 avril, en ligne : https://www.canada.ca/fr/agriculture-agroalimentaire/nouvelles/2020/04/protection-de-la-population-canadienne-et-des-travailleurs-de-la-chaine-dapprovisionnement-alimentaire.html
[5] Dignidad Migrante (2020). « Uno de nuestro compañero nos mandó este video y nos permitió compartirlo. Trabaja en Ontario, en una granja con muchos casos positivos de coronavirus », Facebook, 9 juin, en ligne : https://www.facebook.com/watch/?v=983600948758236
[6] Dignidad Migrante (2020). « Carta al Primer Ministro, Justin Trudeau », Facebook, 19 juin, en ligne : https://www.facebook.com/dignidadmigrantesociety/photos/ms.c.eJxFztkJwAAIBNGOgq53~;42FKJrfx8gqIPeAObIogEcG1MsspHLByAEl5wOZE1sQbtBYQPRJ6sEUtgWXfgXzndAU8Rfy~;aG2s5zRRR1Ev56EAx3YWXbvFbUXTugv~;g~-~-.bps.a.3206671486224163/3206671946224117/?type=3&theater
[7] Dignidad Migrante (2020). « Carta a John Horgan », Facebook, 19 juin, en ligne : https://www.facebook.com/
dignidadmigrantesociety/photos/a.3206671486224163/3206671762890802/?type=3&theater