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Migration vénézuélienne en Colombie : au-delà de l...

Migration vénézuélienne en Colombie : au-delà de la « crise »

À l’été 2019, j’ai séjourné dans le nord-est de la Colombie, dans le cadre de mon projet de recherche doctoral. Empruntant les routes des départements de Santander et Norte de Santander, près de la frontière, j’ai été témoin des centaines de personnes migrantes vénézuéliennes transitant par la Colombie, dans des conditions climatiques oscillant entre chaleur extrême et températures sous zéro. À Bucaramanga, capitale du département de Santander, j’ai eu l’occasion de rencontrer la politologue colombienne Silvia Mideros, avec qui je me suis entretenue. Dans les lignes qui suivent, je tente de rendre compte de la situation des personnes migrantes vénézuéliennes dans cette région, et aussi de la façon dont le gouvernement colombien prétend y faire face.

À mon arrivée à Bucaramanga, le choc ne se fait pas attendre : partout dans la ville, on peut entrevoir l’extrême précarité des migrant.e.s originaires du Venezuela. À quelques heures de voiture de là, le paysage de la ville frontalière, Cúcuta, a lui aussi radicalement changé depuis le début de la crise migratoire : des parcs municipaux sont devenus des points de chute pour les migrant.e.s, de plus en plus de familles dorment dans les rues, et le travail informel connaît une très forte augmentation. Alors que le gouvernement colombien offre très peu de réponses institutionnelles à long terme, la situation des personnes migrantes vénézuéliennes menace de s’aggraver; pour ajouter à une situation déjà préoccupante, il semble que l’empathie de la population locale à leur endroit laisse lentement place à la xénophobie et l’aporophobie, tant dans la ville limitrophe que dans le reste de la région [1].

La migration vénézuélienne en Colombie

Tous les jours, plusieurs milliers de personnes traversent la frontière à Cúcuta, un des points d’entrée les plus importants entre le Venezuela et la Colombie [2]. Selon Migración Colombia, il y aurait un peu plus de 1 400 000 Vénézuélien.ne.s sur le territoire colombien [3]. La Colombie est aussi un lieu de transit vers d’autres pays de la région : entre le 1er janvier et le 24 novembre 2018, plus de 850 000 Vénézuélien.ne.s sont passé.e.s par la Colombie, en route vers d’autres destinations [4]. Selon une recherche menée par l’Universidad Autónoma de Bucaramanga auprès de plus de 1000 personnes provenant du Venezuela, la moitié d’entre elles n’ont pas de documents prouvant leur identité [5].

Alors que la crise politique et la dégradation des conditions de vie au Venezuela continuent de pousser un nombre toujours croissant de Vénézuélien.ne.s à quitter leur pays, qu’en est-il de la situation des migrant.e.s vénézuélien.ne.s en Colombie?

La réponse du gouvernement colombien

À partir de 2017, le gouvernement colombien a instauré des mesures pour répondre à la migration vénézuélienne : par exemple, il est désormais possible d’accéder à certains services sociaux, dont l’éducation et la santé. Il est également plus facile pour les Vénézuélien.ne.s d’obtenir un Permis spécial de travail (PST) [6]. Cependant, la recherche menée à Bucaramanga suggère que seulement 14 % des personnes sondées ont un PST [7].

En avril 2018, le gouvernement colombien a commencé, avec l’aide des Nations Unies, à tenir un registre des migrant.e.s vénézuélien.ne.s dans le but de concevoir une politique humanitaire pour répondre à la crise. En novembre de la même année, l’État a émis une première stratégie en ce sens, énoncée dans le document 3950 du Conseil national de politique économique et sociale de la Colombie (Consejo Nacional de Política Económica y Social, República de Colombia, CONPES) [8]. Selon le gouvernement, « cette politique tracera la voie pour l’assistance à la population migrante du Venezuela à moyen terme et renforcera les capacités de l’État à l’échelle nationale et territoriale pour la prise en charge du phénomène migratoire » [9]. La mise en œuvre de cette stratégie est cependant encore très lente et insuffisante. Il est donc primordial de promouvoir les recherches afin de mieux comprendre non seulement l’effet des politiques mises en place par le gouvernement colombien, mais surtout le vécu des migrant.e.s au quotidien. Comme le soulignent plusieurs études, la migration est surtout le fait de jeunes familles qui luttent au quotidien afin de se procurer le minimum pour survivre et avoir accès aux services de base.

Silvia Mideros dit ressentir une vague d’impuissance face aux milliers de migrant.e.s de passage à Bucaramanga en direction de diverses villes d’Amérique latine : « C’est impossible, tous les jours, je vois des gens marcher dans les rues avec leurs enfants, portant les quelques valises qu’ils ont pu apporter, se dirigeant aussi loin que vers le Pérou ».

Les migrant.e.s en provenance du Venezuela traversent bien souvent la frontière à pied, et leur connaissance du territoire montagneux et froid qui les attend du côté colombien avant d’arriver à Bucaramanga est fragmentaire. Il faut, dit Silvia Mideros, informer les migrant.e.s sur les conditions dans lesquelles se déroulera leur déplacement (par exemple, la situation climatique, les distances à parcourir ou encore, les points d’accueil en chemin), sur les problèmes de santé publique auxquels ils et elles seront confronté.e.s, ainsi que sur les outils légaux pour obtenir leur permis de travail à leur arrivée en Colombie. Pour ce faire, une politique institutionnelle à long terme est nécessaire, de même qu’une assignation budgétaire suffisante et constante.

Les femmes migrantes en Colombie : précarité et violences

La situation des femmes migrantes est marquée par une précarité croissante. Sur le plan de la santé, en plus de l’accès difficile aux médicaments, les femmes migrantes ne trouvent pratiquement aucune assistance en matière de santé sexuelle et reproductive. Comme le souligne Alejandra Vera, avocate féministe et défenseure des droits humains des femmes de l’organisme Femme, dénonce et bouge (Corporación Mujer, Denuncia y Muévete), rencontrée dans la ville de Cúcuta, il est extrêmement difficile pour les femmes migrantes d’accéder aux méthodes contraceptives ou à l’interruption volontaire de grossesse. Les femmes en situation de prostitution sont particulièrement exposées à des grossesses non désirées et des infections transmises sexuellement. Selon l’avocate, un des problèmes les plus percutants est celui de la traite de personnes, qui a augmenté de façon considérable dans le nord-est de la Colombie depuis le début de la crise migratoire [10].

Paola Esteban, journaliste du Vanguardia Liberal, à Bucaramanga, a mené une enquête sur la situation des migrantes vénézuéliennes en Colombie mettant en lumière les problèmes criants auxquels elles font face. Les plus frappants sont la violence basée sur le genre, l’absence de mesures spécifiques pour la santé sexuelle et reproductive des femmes migrantes ainsi que l’augmentation importante des féminicides [11].

Entre incapacité institutionnelle et engagement citoyen

La crise migratoire à la frontière colombo-vénézuélienne est réelle, tant politiquement qu’économiquement, et la Colombie n’est pas préparée pour y faire face. Historiquement, le gouvernement colombien n’a pas su répondre aux besoins de sa propre population, en plus d’avoir perpétré des violences structurelles à son encontre. De même, l’incapacité de villes comme Cúcuta, Bucaramanga ou Bogotá de fournir une réponse aux besoins humanitaires des victimes du conflit colombien montre l’ampleur du défi qui se pose au pays; selon certains analystes, la Colombie n’a ni la capacité institutionnelle ni les conditions économiques pour affronter la crise migratoire alors qu’elle doit continuer de mettre en œuvre le processus de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo, FARC-EP) [12].

Pour Silvia Mideros, le problème principal est le suivant : le gouvernement colombien continue de gérer la situation comme s’il s’agissait d’une « crise humanitaire », donc temporaire, au lieu de considérer que le phénomène migratoire fait dorénavant partie du paysage politique du pays. Selon la politologue, la Colombie ne mesure pas l’ampleur du phénomène : avec près de 1,5 million de personnes migrantes vénézuéliennes en territoire colombien, on assiste à une reconfiguration politique et économique du pays sans qu’il y ait de véritables politiques publiques pour y répondre.

La politologue conclut néanmoins notre entretien sur une note d’espoir : elle réaffirme qu’il faut aussi prêter attention à la mobilisation citoyenne, même si les médias la passent sous silence. Ces derniers ont plutôt alimenté la xénophobie alors qu’en réalité, beaucoup de personnes ont joint leurs efforts pour accueillir la population du Venezuela, et ce, même si elles vivent elles-mêmes dans des conditions souvent précaires. C’est en effet aux organisations non gouvernementales (ONG), aux activistes et à la société civile que revient ce mérite : le gouvernement colombien, pour sa part, n’a toujours pas démontré une réponse institutionnelle satisfaisante.

 

Photo de Valeria Polo Robles, Corporación Mujer, Denuncia y Muévete

 


Notes 

[1] Mijares, Victor M. et Nastassja Rojas Silva (2018). Venezuelan Migration Crisis puts the Region’s Democratic Governability at Risk. (GIGA Focus Lateinamerika, 6). Hamburg : GIGA German Institute of Global and Area Studies – Leibniz Institut für Globale und Regionale Studien, Institut für Lateinamerika-Studien.
(L’aporophobie est une attitude d’hostilité, plus ou moins visible, à l’égard des personnes qui vivent la pauvreté ou la précarité, ndlr).
[2] Il est très difficile d’établir le nombre de personnes qui traversent la frontière colombo-vénézuélienne quotidiennement, notamment en raison du fait que plusieurs d’entre elles n’ont pas de documents officiels d’identité et qu’elles transitent via des chemins dits « non-autorisés ».
[3] Migración Colombia (2019). « Venezolanos en Colombia – Corte a 30 de junio de 2019 », en ligne : http://migracioncolombia.gov.co/infografias/231-infografias-2019/total-de-venezolanos-en-colombia-corte-a-30-junio-de-2019
[4] Migración Colombia (2018). « Cancillería, Migración Colombia y la gerencia de frontera, se articulan en el CONPES que define la “Estrategia para la atención de la migración desde Venezuela” », en ligne : http://www.migracioncolombia.gov.co/old_site/index.php/es/prensa/comunicados/comunicados-2018/noviembre-2018/8905-cancilleria-migracion-colombia-y-la-gerencia-de-frontera-se-articulan-en-el-conpes-que-define-la-estrategia-para-la-atencion-de-la-migracion-desde-venezuela
[5] Bonilla Ovallos, María E. et Mairene Tobón Ospino (2019). Migración venezolana : en el área metropolitana de Bucaramanga, Santander (Colombia). Bucaramanga: Universidad Autónoma de Bucaramanga, p. 7.
(Voir également l’article de Wirmelis Villalobos, dans le présent numéro, ndlr)
[6] Reina, Mauricio, Mesa, Carlos Antonio et Tomás Ramírez Tobón (2018). « Elementos para una política pública frente a la crisis de Venezuela ». Cuadernos Fedesarrollo, n°69, en ligne : https://www.repository.fedesarrollo.org.co/bitstream/handle/11445/3716/CDF_No_69_Noviembre_2018.pdf?sequence=1&isAllowed=y
[7] Op. Cit., Bonilla Ovallos et Tobón Ospino, p. 7.
[8] Departamento nacional de planeación (2018). CONPES 3950 : Estrategia para la atención de la migración desde Venezuela, en ligne : https://colaboracion.dnp.gov.co/CDT/Conpes/Econ%C3%B3micos/3950.pdf
[9] Departamento nacional de planeación (2018). Resumen del CONPES 3950: Estrategia para la atención de la migración desde Venezuela, en ligne : https://www.cancilleria.gov.co/sites/default/files/FOTOS2018/v2._resumen_documento_conpes_3950.pdf, p. 3.
[10] Voir Prather, Holly (2019). When Words Are Not Enough: The Development of Human Trafficking in Venezuela under the Maduro Administration. Oxford : University of Mississippi.
[11] Esteban, Pablo (19 février 2019). « La salud sexual de las migrantes es una situación de emergencia », Vanguardia Liberal, en ligne : https://www.vanguardia.com/colombia/articulo-AF520255?fbc
L’État colombien ne parvenant pas à établir de chiffres officiels sur les féminicides, la Fondación Feminicidios Colombia représente une excellente source d’information et d’activisme politique contre les féminicides : https://www.instagram.com/feminicidioscolombiaorg/?hl=fr-ca
[1] Op.cit., Mijares et Rojas Silva, 2018

Priscyll Anctil Avoine
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Priscyll Anctil Avoine est candidate au doctorat en science politique et études féministes à l’Université du Québec à Montréal et cofondatrice de la Fundación Lüvo (en Colombie). Ses recherches actuelles portent sur les études féministes de sécurité et sur la réincorporation des femmes ex-combattantes en Colombie dans le cadre de l’accord de paix signé à La Havane. https://fundacionluvo.org/