Pouvez-vous nous parler des groupes dont vous faites partie? De quoi s’occupent-ils?
Migrante Canada est une alliance de plusieurs organismes au Canada qui se portent à la défense des droits des personnes migrantes. La plupart de nos membres sont originaires des Philippines. Nous constituons une section de Migrante International, dont le siège social se trouve aux Philippines. Je suis présentement le représentant de Migrante International au Canada, ainsi que le directeur de Migrante Alberta, basée à Edmonton. Nous travaillons avec les travailleurs∙euses migrant·e·s, surtout des Philippin∙e∙s qui sont soignant∙e·s ou qui travaillent dans les services essentiels. Nous offrons également de l’assistance aux migrant∙e∙s sans-papiers; beaucoup nous ont appelés ces dernières années, concernant divers problèmes.
Quelle est la réalité des migrant∙e∙s avec lesquel∙le∙s vous travaillez?
Ces migrant∙e∙s ont surtout du mal à s’installer au pays. La plupart de ces travailleuses et travailleurs sont venus au Canada par l’entremise du programme fédéral des travailleurs étrangers temporaires et se retrouvent dans la restauration rapide, le transport de marchandises, les hôtels, les services… Ils travaillent aussi dans des fermes ou pour des compagnies de télécommunications partout au Canada. Au Québec, les Philippin∙e∙s travaillent beaucoup dans les télécommunications, le transport de marchandises, et, évidemment, dans les soins à la personne.
La plupart quittent les Philippines dans l’espoir d’occuper un meilleur emploi. Ils et elles passent donc par le programme des travailleurs temporaires, dont l’une des promesses est la possibilité d’obtenir un jour la résidence permanente. Mais dans les faits, s’il existe des passerelles permettant à celles et ceux qui en bénéficient de demander la résidence, rien ne leur garantit qu’ils et elles l’obtiendront.
Beaucoup de travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s qui montent un dossier tombent dans les « craques » du système. On leur dit qu’ils et elles ne remplissent pas les conditions pour demander la résidence, qu’ils et elles n’ont pas les fonds suffisants, etc.
En fait, les conditions permettant de passer du statut de travailleur temporaire à celui de résident permanent sont très restrictives. Les migrant∙e∙s doivent remplir de nombreux critères afin d’être éligibles. Et lorsqu’elles et ils le sont, il revient à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) de décider qui fera ou non un bon Canadien, vous voyez? Et, bien sûr, être un bon Canadien c’est aussi parler la langue, « bien fitter », et ça, c’est très discriminatoire.
À part ça, il y a aussi des « agences de placement », bien sûr frauduleuses, qui « recrutent » des travailleurs et travailleuses aux Philippines, les amènent au Canada puis les laissent sur place, sans employeur et sans ressources, après que ces migrant∙e∙s aient dépensé des milliers de dollars dans l’espoir de travailler au Canada. Ils finissent sans rien et doivent chercher de l’aide, un toit, etc.
Ceux et celles qui montent un dossier de résidence permanente ou qui tombent dans les craques du système peuvent aussi être victimes de fraude, aux mains de « consultants en immigration » qui leur extorquent des 10 000 $ ou des 20 000 $ simplement pour les « assister » dans leur démarche, évidemment sans aucune garantie de leur obtenir la résidence. Ces consultants sont à l’œuvre depuis des années et agissent en toute impunité en proclamant « offrir des services ».
Quelles sont les principales raisons qui poussent ces personnes à migrer?
Il s’agit principalement de causes liées à la réalité socio-économique du pays d’origine. La plupart des migrant∙e∙s viennent de pays frappés par la pauvreté, comme les Philippines. Ils et elles ont essayé de réunir la somme nécessaire pour partir parce qu’il n’y a tout simplement pas de travail là-bas. Beaucoup de migrant∙e∙s philippin∙e∙s sont parti∙e∙s parce qu’elles et ils étaient sans-emploi ou ne gagnaient pas assez pour nourrir leur famille. Ces personnes prennent donc la décision difficile de quitter leur famille, leurs enfants, leur époux ou épouse, pour aller travailler à l’étranger. Et parfois, la séparation familiale est très, très longue… Il peut s’écouler entre trois et dix ans avant qu’une famille soit de nouveau réunie.
Dans les pays similaires aux Philippines, en Amérique latine ou en Asie du Pacifique, ce sont bien les conditions socio-économiques qui forcent les personnes à migrer. Elles ne choisissent pas de laisser leur famille derrière elles, elles ne choisissent pas de partir. C’est parce que ces gens n’ont rien, dans leur pays d’origine; ils sont forcés de le faire. Et il est essentiel de se rendre compte que dans la mondialisation néolibérale, il est inconcevable de parler du « choix de migrer ». Ça n’existe pas. Le choix, c’est le 1 % qui peut le faire, ceux et celles qui ont les moyens de revenir parce qu’ils et elles ont quelque chose qui les attend là-bas, ce sont les personnes qui font partie des classes les plus aisées, aux Philippines ou dans d’autres pays du Sud. Même si, en réalité, celles-là ont plutôt tendance à rester au pays, justement parce qu’elles ont les moyens d’y rester. Bref, les capitalistes ou les personnes aisées ont un choix dans ces pays, mais le reste des migrant·e·s est forcé de partir pour trouver du travail ailleurs. Ce n’est pas un choix.
Comment la crise actuelle de la Covid-19 affecte-t-elle ces migrant∙e∙s au Canada?
Cette crise a des conséquences désastreuses pour les travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s, particulièrement celles et ceux qui sont dans des situations très précaires, comme les sans-papiers. Déjà que ces personnes sont payées en dessous des prix du marché, elles ont été les premières à être « remerciées » et forcées à se mettre en quarantaine lorsque la pandémie a frappé. Mais tout le monde n’a pas le privilège de pouvoir rester à la maison sans rien faire. Les migrant∙e∙s, comme beaucoup d’autres travailleurs et travailleuses précaires, ont besoin de travailler. La prestation canadienne d’urgence (PCU) n’est pas toujours suffisante pour une famille complète; par ailleurs, beaucoup de migrant∙e∙s, particulièrement ceux et celles en situation « irrégulière », n’y ont pas droit. Pour ne rien arranger, la crise en a empêché beaucoup de se trouver du travail, même au noir.
Le premier ministre Justin Trudeau a annoncé la fermeture de la frontière à la fin de mars 2020, à cause de la Covid-19. Comment cela affecte-t-il les travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s?
Au Canada, la fermeture des frontières fait partie des stratégies utilisées pour « aplatir la courbe » pendant la pandémie. Cependant, certains aspects de cette décision n’ont pas été pris en compte, notamment le rôle des travailleur∙euses migrant∙e∙s dans l’économie canadienne. Ces personnes, en particulier celles qui travaillent dans les fermes, arrivent généralement en mars sur le territoire, et y restent jusqu’au mois d’octobre. Ainsi, ce temps de fermeture nuit non seulement à l’alimentation des Canadien·ne·s à la source, mais également aux migrant·e·s, qui dépendent de ces emplois pour survivre. Ce n’est pas seulement la chaîne alimentaire canadienne qui est en danger, ce sont les vies des familles de ces migrant·e·s, dans les pays du Sud. Leur seule source de revenus étant le travail des migrant·e·s, leur situation devient très précaire si ceux et celles-ci ne peuvent plus travailler dans les fermes du Canada. Fermer la frontière n’est donc pas nécessairement la meilleure solution, surtout si c’est une décision prise à la va-vite. Le fait que le Canada n’ait pas de plan de durabilité alimentaire et que son économie, particulièrement dans les domaines de l’agriculture et des services, repose sur le travail des migrant∙e∙s, est un problème. Le fait que ces mêmes migrant·e·s ne peuvent pas avoir accès à la résidence permanente en est un autre.
Avez-vous été capables de vous organiser collectivement pendant la crise?
Oui, Migrante Canada continue de s’organiser autour de luttes communes. Nous le faisons depuis longtemps. Notre organisme a été créé en Asie du Pacifique en 1996, et a depuis donné naissance à des centaines d’associations dans plus de cent pays à travers le monde. La section canadienne continue ses actions et son organisation interne. Nous avons créé ici une alliance de plus de 11 associations membres qui reste active durant cette crise de la Covid-19. En Colombie-Britannique, en Alberta, en Ontario et au Québec, nous avons mis sur pied des unités d’urgence pour soutenir les migrant∙e∙s philippin∙e∙s dans le besoin, par exemple en offrant de la nourriture ou des soins médicaux. Nous sommes en train de créer une plaque tournante au niveau pancanadien pour faciliter ce processus d’aide. Nous avons optimisé l’usage des technologies de l’information et des rencontres virtuelles pour pouvoir parler à ces travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s, et pour nous assurer que nos groupes à travers le Canada continuent de s’organiser et de se mobiliser.
Traduction par Caroline Hugny.
Marie Bordeleau
Marie Bordeleau est membre du CDHAL depuis 2016, au sein duquel elle a participé à différents projets concernant les femmes en résistance contre l’extractivisme et les causes structurelles des migrations.