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Les frontières du Mexique? Vers une régionalisation des conflits liés aux mégaprojets et à la mobilité/immobilité des populations

Au cours des dernières années, l’intérêt à l’égard de la frontière sud du Mexique a augmenté en raison d’une série de phénomènes qui, sans être neufs, comportent des caractéristiques nouvelles. Dans cet article, je présente un aperçu de la relation entre les mégaprojets et les mouvements de population sur les territoires entre le Mexique et l’Amérique centrale : j’examine notamment les liens entre le projet du « Train maya » (Tren Maya), le programme « Semer la vie » (Sembrando Vida) – tous deux mis de l’avant par le nouveau gouvernement –, les caravanes/exodes de migrant.e.s et la militarisation des zones frontalières.

Une première réflexion portera sur le concept de frontière : je présenterai diverses cartes qui illustrent bien les disputes historiques pour les territoires frontaliers et leurs répercussions sur les mobilités humaines. Je montrerai aussi comment les mégaprojets visent l’intégration de ces régions aux marchés globaux, tout en renforçant leur fonction de zone tampon pour contrôler les flux migratoires.

Contrairement au discours institutionnel qui vante les qualités des processus de réaménagement territorial frontalier (en usant d’expressions telles que « rideaux de développement » (cortinas de desarrollo), « zones de bien-être » et « espaces de prospérité »), mon analyse met l’accent sur leurs fonctions de contrôle et de gestion par lesquelles les causes structurelles et globales des (im)mobilités forcées sont justifiées, naturalisées, instrumentalisées et reproduites.

Cartes, frontières et territoires : des espaces contestés

Les frontières, qui sont par définition les espaces aux marges d’un pays ou d’une région, ont toujours été des zones de tensions, que ce soit du fait de la volonté des États de les habiter et de les contrôler, ou des visées d’autres pays à leur égard. Les cartes, de même que la cartographie, science qui préside à leur conception, ont longtemps été un outil au service des puissances hégémoniques pour représenter, distribuer et instrumentaliser les territoires, les populations et les ressources. Étroitement liées au processus de formation des États-nations modernes, les cartes définissent les délimitations des différents pays : leurs frontières nationales [1]. Les frontières du Mexique sont des espaces de contradictions emblématiques de ces territoires contestés. Entre le « rêve américain » et les « cauchemars centraméricains » provoqués par ce dernier se trouve la « frontière-purgatoire » mexicaine.

Au-delà de ce que les cartes représentent, il est essentiel de se pencher sur la manière dont elles le font, et pourquoi. La configuration actuelle du monde et de notre continent est directement liée à la façon dont celui-ci a été représenté et délimité. C’est pourquoi il est important de retracer l’évolution et les fonctions historiques des cartes, afin de mieux expliquer les dérives et les reconfigurations en cours. Un exemple frappant est celui des deux cartes présentées ci-dessous : les versions espagnole et portugaise du traité de Tordesillas (fin du XVe siècle), avec lesquelles les grandes puissances coloniales de l’époque se représentaient et partageaient le monde (connu et imaginé).

Carte 1 : La vision espagnole du monde (Juan de la Cosa, 1500)

On peut voir dans la version espagnole de la carte que la ligne verticale qui divise le monde en deux touche une très petite partie du continent américain, ce que l’on appelle actuellement le Brésil et qui correspondrait à l’empire portugais. Cependant, dans la version portugaise, on remarque que cette zone se transforme en une portion significative du continent.

Carte 2 : La vision portugaise du monde (Alberto Cantino, 1502)

Nous constatons que la pertinence de la carte dépend de qui l’élabore et que son utilité géopolitique correspond à qui la commande. Il est également intéressant de souligner la façon dont les territoires connus et inconnus sont représentés et, ici, les deux versions coïncident [2] : les territoires « civilisés » comportent des bâtiments, des personnages réels, des individus, et peu d’éléments de la nature; le reste est en vert, avec des références à la nature, à des animaux fantastiques – et sans êtres humains.

Cette brève présentation de la relation entre territoires, frontières et cartes n’est pas anodine, car ces représentations ont des racines idéologiques profondes [3]. Les processus contemporains restent conditionnés par les traditions historiques dont ils émanent et bon nombre d’entre elles de même que leurs représentations peuvent être repérées dans le contexte actuel de la frontière mexicaine, prenant des formes nouvelles, mais étonnamment semblables.

Le train maya : une carte officielle réductrice

Le train maya est le projet phare du nouveau gouvernement mexicain depuis 2018, dans un contexte marqué par le défi de faire face aux grands problèmes nationaux et par les délires du gouvernement américain au niveau régional. Ce mégaprojet, largement connu et publicisé, n’est curieusement toujours pas doté d’un plan de mise en œuvre décrivant ses avantages, sa faisabilité, sa rentabilité ou sa durabilité. Un projet sans plan, donc, mais dont l’idée seule affecte et transforme d’ores et déjà les territoires où l’on prévoit sa construction. Ceci sans oublier qu’en raison de son ampleur et de sa portée, le projet doit avoir le soutien des communautés autochtones (selon le droit à la consultation préalable, libre et éclairée des peuples autochtones de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, ratifiée par le Mexique).

Au-delà de la portée du projet ou de ses conséquences possibles, il est utile de répéter l’exercice d’analyse de la carte officielle qui représente le territoire et le tracé projeté du train :


Carte 3 : Le train maya et la péninsule du Yucatán

Notons brièvement les similitudes dans les formes de représentation des territoires par rapport aux cartes précédentes : une péninsule verte, paradisiaque et pleine de vie sauvage, avec un chemin de fer « camouflé » dans la nature et une mise en valeur des éléments « civilisés » du territoire (anciennes villes mayas ou villes modernes). Un chemin qui par ailleurs n’aura guère d’impact, car il n’y a personne dans la péninsule – encore moins des Mayas.

Le projet tel qu’illustré sur cette carte semble idyllique, voire visionnaire. Mais plus encore que ce qui y figure, ce qu’il omet est révélateur. Ce qui se produit maintenant dans cette région ne concerne pas uniquement un train au nom accrocheur, une carte attrayante et presque rien de maya.

Réorganisation territoriale : cartographie de la complexité des frontières

Le vrai nom du projet – dont le train maya serait en quelque sorte la composante publicitaire – est beaucoup plus révélateur : le Plan de développement intégral pour le sud du Mexique et l’Amérique centrale. Il s’agit d’un projet complexe de réorganisation des territoires et des populations composé de cinq mégaprojets d’énergie et d’infrastructures pour relier la région centraméricaine [4], auquel s’ajoutent les projets nationaux mexicains suivants : Sembrando Vida (un hybride entre une politique publique et un programme social, qui vise le reboisement de vastes zones du pays et de la région pour lutter contre les causes de la migration forcée [5]); la raffinerie de pétrole Dos Bocas à Tabasco; et le Corridor transisthmique entre Coatzacoalcos, Veracruz et Oaxaca, qui traversera le territoire avec un autre train, des autoroutes et des lignes à haute tension. À cela s’ajoutent des fermes porcines et d’élevage de poulets, des projets d’énergies alternatives, de grands complexes touristiques… tous fortement liés les uns aux autres.

Une carte complète de la région devrait par conséquent refléter la complexité, l’intégration et les interactions entre les mégaprojets et les conflits qui les accompagnent. Ce n’est pas un hasard si ces espaces ont été militarisés via le déploiement de la Garde nationale, récemment créée. Ces faits surviennent alors que le gouvernement états-unien fait peser la menace de lourds tarifs douaniers si le Mexique n’augmente pas ses efforts pour freiner les caravanes/exodes de migrant.e.s, qui ont surgi dans les médias comme une menace à la fin de l’année 2018.

L’ensemble de ces projets, leurs fonctions, leurs configurations, contribue au renforcement d’un espace régional transfrontalier dans lequel se multiplient de nouvelles frontières qui cherchent à « colmater », retenir et instrumentaliser les flux migratoires qui ont historiquement traversé le Mexique. Nous avons besoin de nouvelles façons de visualiser les territoires et les frontières au-delà des États-nations, afin de comprendre les dynamiques qui s’y développent et y circulent [6]. Ces cartes n’existent pas encore, ou alors elles sont en construction [7].

C’est dans cette optique que le Collectif GeoComunes a lancé un nouvel outil de visualisation des mégaprojets de la péninsule [8]. Il s’agit d’un effort collectif de cartographie participative pour visualiser la superposition complexe des projets, des conflits et des résistances. Le train maya n’est en effet qu’une partie du portrait, non négligeable certes, mais son véritable potentiel d’impact réside dans son intégration avec l’ensemble des mégaprojets [9]. Je vous invite à consulter la plateforme, à y sélectionner les catégories correspondant à vos intérêts et à visualiser votre propre carte : la complexité de la situation ne manquera pas de vous impressionner.

Conclusion : transformer le territoire à travers les (im)mobilités

Les frontières sont des espaces qui ont toujours été contestés. Dans le contexte contemporain, la frontière traditionnelle en tant qu’espace administratif de souveraineté et de délimitation des États-nations s’estompe. Les négociations géopolitiques et les largesses accordées aux mégaprojets du capitalisme mondial entraînent des changements en fonction des besoins et objectifs de ce dernier : on passe du contrôle étatique à la gestion transnationale privée [10]. Cela a également des conséquences sur les mouvements de population, car la réalisation de ces mégaprojets implique de déplacer ceux et celles qui vivent et y résistent, et d’attirer et d’instrumentaliser ceux de celles qui ont été déplacé.e.s.

La multiplication des mégaprojets dans les régions frontalières entre le Mexique et l’Amérique centrale (symptomatique des dynamiques qu’on observe également dans d’autres espaces frontaliers globaux) entraîne des défis et conflits multiples liés aux processus de mobilité et de migration déjà présents, à des degrés divers, à la frontière sud, notamment :

  • Le déplacement des populations autochtones mayas et autres vers les nouveaux marchés du travail précaire liés au tourisme à Cancún et à la Riviera Maya.
  • L’ouverture des territoires pour le tourisme : gériatrique (Canada), de fête (vacanciers de la relâche), maritime (bateaux privés du sud des États-Unis), au pouvoir d’achat élevé (Chine, Russie)
  • De nouvelles populations migrantes hautement qualifiées (mobilité nationale et migration provenant de la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie), attirées par les conditions de travail ou liées aux mégaprojets.
  • La rétention des sans-papiers dans des emplois précaires et temporaires : population cubaine dans l’entretien ménager à Tapachula, personnes déplacées racialisées (Haïti, Honduras, Afrique) comme journaliers de Sembrando Vida [11].
  • La militarisation de la frontière sud par le déploiement de la nouvelle Garde nationale afin d’assurer le contrôle des migrations, avec des soldats provenant de différentes régions du pays.

 

Les processus en cours dans les territoires frontaliers du Mexique sont un exemple éloquent des dynamiques mondiales, dans lesquelles les pays historiquement dépendants demeurent subordonnés et servent les intérêts géopolitiques des grandes puissances mondiales, et tout particulièrement l’hégémonie américaine. L’Organisation des Nations unies, l’Organisation internationale pour les migrations, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CÉPAL) insistent sur un « droit de migrer » d’une manière « légale, ordonnée et sûre ». Cette rhétorique justifie l’occupation du territoire, permet la multiplication de projets néo-extractifs, et consolide la généralisation d’un marché du travail précaire spécifiquement orienté vers la population migrante. Face à ce discours, une véritable politique de lutte contre les causes de la migration devrait garantir le droit d’être « en sécurité, paisible et heureux », là où l’on décide de vivre, et pas uniquement aux endroits désignés. La défense du territoire contre le néolibéralisme est la première ligne de défense des communautés contre les processus liés aux (im)mobilités forcées.

 

Images
Carte 1 : La vision espagnole du monde (Juan de la Cosa, 1500)

Source : Garfield (2012)
Carte 2 : La vision portugaise du monde (Alberto Cantino, 1502)
Source : Garfield (2012)
Carte 3 : Le train maya et la péninsule du Yucatán
Source : Page officielle du train maya (http://www.trenmaya.gob.mx/)

Traduction : Marie-Claude Norris, avec la contribution de Éva Mascolo-Fortin

 


Notes: 

[1] Garfield, Simon (2012). En el mapa. De cómo el mundo adquirió su aspecto. México : Editorial Taurus.
[2] Montoya Arango, Vladimir (2007). « El mapa de lo invisible. Silencios y gramática del poder en la cartografía », Universitas Humanística, janvier-juin, p. 155-179, en ligne : www.redalyc.org/articulo.oa?id=79106309.
[3] Dussel, Enrique (1993). 1492. El encubrimiento del otro: hacia el origen del mito de la modernidad. Madrid : Editorial Nueva Utopía.
[4] On prévoit un horizon de cinq ans pour la mise en œuvre des cinq mégaprojets : une centrale électrique à Puerto Cortés (Honduras); l’interconnexion du réseau électrique entre l’Amérique centrale et le Mexique; un réseau routier à la frontière entre le Guatemala et le Mexique; un gazoduc de 940 kilomètres de San Pedro Sula (Honduras) au Mexique; et l’extension du train maya vers l’Amérique centrale.
[5] El CEO (2019). “México invertirá 100 mdd en Centroamérica para extender el programa “Sembrando Vida””, 24 de junio 2019. En ligne: https://elceo.com/politica/mexico-invertira-100-mdd-en-centroamerica-para-extender-el-programa-sembrando-vida/
[6] Schweitzer, Alejandro, Silivia Valiente, Noemí Fratini, y Pablo Godoy (2014). “Dinámica geopolítica y conflictividad socioterritorial: una aproximación desde la cartografía social y los talleres pedagógicos. En A. Dorfman, C.L.P Sánchez, S.Y.F Moreno (orgs.), Planes Geoestratégicos, Migrações e Deslocamentos Forcados no Continente Americano (p. 301-320). IGEO/UFRGS. Porto Alegre: Ed. Letra1.
[7] Je travaille à l’élaboration d’une telle carte dans le cadre de mon projet de recherche « Nuevos Sures de México : fronteras, megaproyectos e (in)movilidades », dans laquelle l’ampleur et les chevauchements entre mégaprojets et frontières sont mis en relief afin de comprendre de quelles façons ils affectent les (im)mobilités.
[8] Geocomunes (2019). “Geovisualizador de megaproyectos en la Península de Yucatán”. En ligne: http://geocomunes.org/Visualizadores/PeninsulaYucatan/
[9] Flores, Adrián, Yannick Deniau, y Sergio Prieto. “El Tren Maya. Un nuevo proyecto de articulación territorial en la Península de Yucatán”. En ligne: http://geocomunes.org/Visualizadores/PeninsulaYucatan/
[10] Fernández Rodríguez de Liévana, Gema; y Pablo Pampa (2013). ¿Qué hacemos con las fronteras? Madrid: Ediciones Akal.
[11] Choy, Jorge y Sergio Prieto Díaz (2019). “El racismo no es broma: políticas públicas ante la migración”. En ligne: https://www.contralinea.com.mx/archivo-revista/2019/09/12/el-racismo-no-es-broma-politicas-publicas-ante-la-migracion/

Sergio Prieto Díaz
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Migrantologue migrant, transdisciplinaire, décolonial, spécialiste de l’Amérique latine, cartographe déconstruisant les épistémologies hégémoniques, docteur en sciences sociales et politiques (Université Iberoamericana, Mexique), titulaire d’une maîtrise en Politiques des migrations internationales (Université Buenos Aires, Argentine), Sergio Prieto Díaz étudie actuellement les liens entre les mégaprojets et les (im)mobilités dans la région de la frontière sud du Mexique, au sein de la chaire CONACYT au Colegio de la Frontera Sur.