reading FR

Moi, Mateo Pablo, maya chuj, et l’histoire d’extrê...

Moi, Mateo Pablo, maya chuj, et l’histoire d’extrêmes violences de mon peuple, à travers celle de ma famille

Extraits du livre à paraître de Mateo Pablo, réfugié guatémaltèque vivant à Montréal.

Les passages sélectionnés font état des conditions de vie de la famille de Mateo Pablo et d’événements qui précédèrent ceux immensément tragiques de juillet 1982.  

L’histoire complète de Mateo Pablo fait l’objet d’un livre entièrement consacré à sa vie et à celle de sa communauté. L’ouvrage est actuellement en processus de fin de rédaction en vue d’une publication ultérieure. 


Mon nom est Mateo Pablo, je suis un Maya du groupe ethnique Chuj. Je suis né en 1958, dans le village de Petanac, dans la municipalité de San Mateo Ixtatan, du département de Huehuetenango, au Guatemala.

En 1982, notre village a été complètement détruit par l’armée du gouvernement de Ríos Montt, et sa population a été massacrée ou dispersée. Mon épouse, mes deux enfants et plusieurs membres de nos familles ont été massacrés.

Cette année-là, l’État guatémaltèque a perpétré un vaste génocide contre des groupes mayas à travers le massacre d’un grand nombre de communautés et la destruction de leurs villages.

Le génocide de 1982 par le gouvernement d’Efraín Ríos Montt est lié, d’une part, à l’arrivée de compagnies forestières et minières dans la région et d’autre part, à la résistance armée des forces de guérilla.

Mon grand-père, la faim et la valeur nutritive de chaque grain de maïs

Un jour, au cours d’une période de grande famine, mon grand-père était allé au Mexique. Après une semaine de recherche, il n’avait pas trouvé de nourriture. Les provisions qu’il avait apportées de chez lui s’étaient vite épuisées. Il avait marché pendant cinq jours, de communauté en communauté, sans en trouver, à part quelques rares grains de maïs qu’il ramassait ici et là et qu’il mangeait immédiatement. Et un jour, il avait remarqué qu’un grain de maïs lui donnait assez de force pour endurer une heure de marche. Depuis ce jour, il avait accordé beaucoup de respect à chaque grain de maïs et à la nature, parce que nous vivons en son sein, parce qu’elle nous donne la vie et la santé […].

Mon père, Diego Pablo Mateo, était une personne humble qui ne parlait pas l’espagnol. Il n’est pas allé à l’école. À l’âge de 11 ans, mon père avait travaillé comme esclave, conformément à la corvée intitulée mandamiento. Chaque fois qu’un groupe de personnes venait de Huehuetenango à Petanac, les enfants de cet âge devaient nourrir les chevaux de toutes les personnes qui arrivaient à la municipalité […] ramasser du fourrage et le transporter sur leur dos jusqu’à San Mateo Ixtatan, à trois heures de marche de Petanac.

Comme [ces ordres] émanaient du gouvernement, personne ne pouvait se soustraire à la corvée. Les autorités maintenaient toujours les enfants sous contrôle, mais ironiquement les abandonnaient pour ce qui est de l’éducation durant des centaines d’années et encore aujourd’hui.
Je n’ai connu ma mère que très peu de temps, mais je me souviens encore lorsqu’elle demandait du travail à monsieur José Tadeo Gaspar, habitant de notre village de Petanac. Pour sarcler sa plantation de maïs, ce dernier engageait des hommes et les payait 25 centimes par jour. Il payait également 25 centimes par cuerda (corde), c’est-à-dire par tâche de sarclage d’une étendue mesurant environ 25 verges carrées. Il acceptait de payer ma mère 20 centimes pour une cuerda, mais comme il s’agissait d’un terrain rocailleux et qu’elle s’occupait de mon frère et de moi pendant qu’elle travaillait, elle mettait quatre jours pour terminer sa cuerda. Elle gagnait donc 20 centimes pour quatre jours de travail.

J’ai moi-même commencé à travailler à l’âge de six ans, avec toute ma famille, à la plantation de café La Concha dans le département de Suchitepequez. Jusqu’à l’âge de 12 ans, j’ai travaillé à sept récoltes de café.

Ma première saison de récolte a commencé dans la première quinzaine d’août 1964. J’avais 6 ans. Pour signer un contrat avec le contratista Pascual José Domingo, mon père avait dû se rendre au village de Chanquejelbe, dans la municalité de Nenton, Huehuetenango, à cinq ou six heures de marche. Le contratista établissait avec le chef de famille un contrat pour chaque membre de la famille pour une saison de 30 jours, mais souvent, si la récolte de café n’était pas finie, la saison durait plus longtemps.

Homme, femmes et enfants, et même les personnes âgées, voulaient avoir un contrat pour avoir droit à la nourriture sinon c’était au chef de famille de payer le maïs et les haricots. Les enfants de 8 à 10 ans recevaient une somme équivalant à quinze journées de travail d’adulte, mais cela dépendait de la taille de l’enfant, car les enfants assez forts étaient considérés comme des adultes. En échange de leur travail, les enfants recevaient une demi-ration de maïs et de haricots.

Notre famille était constituée de nos parents et de deux enfants, mon frère cadet âgé de deux ans, et moi, de six. Notre contrat pour 30 jours était de 60 journées de travail (30 pour chaque parent) et de la nourriture pour deux personnes. Comme nous étions trop jeunes pour travailler, nous ne recevions pas de demi-ration.

Le départ pour la plantation

Les familles mettaient trois jours pour se rendre de chez elles à la plantation. Elles partaient à pied de leurs villages, avec leurs bagages, qui comprenaient des vêtements, des couvertures pour dormir, des vivres, des ustensiles de cuisine et des outils, tels qu’une hache et une machette pour couper du bois pour cuisiner. Les parents et les enfants marchaient pendant une journée jusqu’à la municipalité de San Mateo. La nuit, ils dormaient chez des amis et des connaissances.

Le lendemain, les camions arrivaient. Je me souviens très bien qu’ils installaient dans chaque camion une dizaine de planches longues et étroites, servant chacune de banc à six adultes. Ils attachaient aussi des cordes pour que les personnes s’y cramponnent le long du chemin. Les planches étaient à un mètre du plancher, et les jambes des travailleurs pendaient. La situation était effarante. Les enfants s’asseyaient sous les bancs, à côté des bagages des familles. Nous étions transportés comme des objets inutiles. Les pauvres femmes arrivaient à la plantation étourdies, secouées et endolories par les secousses du camion dues aux mauvaises conditions de la route. Nous étions transportés dans des conditions pires que des animaux. Nous n’étions que des ordures pour le patron. Lorsqu’on transporte du bétail, on vérifie si tout va bien ou si des mesures sont nécessaires pour assurer leur protection. Quand nous demandions aux chauffeurs d’arrêter en cours de route, ils nous traitaient très mal. Comme les chauffeurs étaient toujours des ladinos, nous, autochtones, faisions sans cesse l’objet de discrimination.

Les patrons donnaient aux travailleurs des rations insuffisantes pour les forcer à en acheter et pour les maintenir toujours endettés et les avoir à leur disposition toute leur vie dans la plantation. Les patrons donnaient chaque semaine à chaque adulte entre 2 et 3 kilos de maïs et entre 400 et 500 grammes de haricots, presque pourris, pleins de vers et de gorgojos, et se cuisant très mal. Souvent nous jetions les haricots aux ordures et devions manger des herbes de la montagne, qui n’ont aucun goût.

Nous avions envie de manger les fruits délicieux qui poussaient dans la plantation, mais nous n’en avions pas le droit. Les mangues, les goyaves, les mandarines, entre autres fruits, pourrissaient dans la forêt. S’ils nous surprenaient en train de toucher à ces fruits, ils déduisaient un montant de notre salaire à la fin du contrat. Je me souviens quand ma mère mélangeait les bananes avec de la pâte de maïs bouilli pour faire des tortillas. Malgré leur goût désagréable, nous les mangions par nécessité. La majorité des travailleurs essayaient de survivre : ces tortillas leur permettaient de ne pas travailler le ventre vide. Le but était d’éviter de s’endetter en achetant plus de maïs et de haricots.

Il y avait aussi l’absence de latrines. Nous devions faire nos besoins à l’air libre […]. Et comme nous étions tous sous-alimentés, nous tombions malades. Nous souffrions de fièvre, de diarrhée, de dysenterie et d’autres maladies causées par la mauvaise hygiène.

Les pluies causaient également de nombreuses maladies. De plus, nous ne dormions pas assez pour plusieurs raisons : la faim, l’humidité et la poussière du fait que nous dormions sur le sol, les piqûres des insectes, la fumée de la cuisine tôt le matin dans les logements sans fenêtres et parce que nous devions nous lever très tôt.

Les conditions dans les plantations étaient en général les mêmes. Comme tous ceux qui avaient un compte (un contrat), ils me donnaient ma ration insuffisante de maïs et j’étais obligé d’en demander encore et ils augmentaient ma dette. À la fin du contrat, au moment de faire les comptes, ils ont retiré de mon compte la valeur du maïs et certaines autres choses et ils ne m’ont payé que trois quetzals et cinquante centimes. C’est tout ce qui me restait des dettes de maïs. Un peu de tristesse parce qu’après avoir tant travaillé pendant quarante-cinq jours, ils ne m’ont donné comme salaire que l’équivalent d’un morceau de gomme à mâcher Chiclets.

Lors de ma quatrième saison de travail, dans la plantation « Cerro Redondo », nous étions trois : mon père, Isabela, sa seconde épouse et moi. [À la fin du contrat], nous sommes finalement retournés chez nous, sans argent, portant nos vieux vêtements, encore plus raccommodés et en plus mauvais état que lorsque nous étions partis. Nous étions très faibles d’avoir tellement travaillé en ne mangeant que des tortillas avec du sel et, de temps en temps, un peu de fèves. En retournant chez nous, nous avions besoin de nourriture pour récupérer l’énergie perdue, mais nous n’avions pas d’argent pour acheter quoi que ce soit. La seule chose que nous avions gagnée après notre retour au village, ce sont des douleurs, qui ont duré entre 20 et 25 jours. C’est tout ce que nous avions gagné dans la plantation : pauvreté, sous-alimentation, un grand nombre de maladies. Nous sommes déjà pauvres, mais en allant travailler dans les plantations, nous devenons encore plus pauvres parce que nous n’avons pas le temps de travailler sur nos milpas[1].

Je me souviens qu’un grand nombre de personnes partaient travailler à la costa (région de plantations) et ne pouvaient semer leur lopin de terre parce que la saison des semailles était déjà terminée. Certaines semaient leur milpa malgré tout, mais le maïs ainsi produit était insuffisant. C’est comme cela que nous nous appauvrissions toujours davantage. Car nous n’avions pas d’autres choix que de descendre une ou deux fois par année à la costa pour travailler dans les plantations de café, de canne à sucre ou de fruits. Plusieurs ne retournaient plus à leur village pour plusieurs raisons : certains parce qu’ils n’avaient pas terminé leur contrat et restaient jusqu’à la prochaine saison; d’autres parce que l’ensemencement de leur milpa était terminé et qu’ils restaient travailler dans la plantation; d’autres encore parce qu’ils n’avaient même pas de terre au village, parce qu’ils vivaient seuls ou étaient allés travailler avec toute leur famille et avaient décidé de vivre dans les plantations toute leur vie pour y survivre avec leur famille.

En 1972, à l’âge de 14 ans, j’ai commencé à travailler en territoire mexicain. J’ai travaillé jusqu’en 1996, à l’âge de 38 ans. J’ai donc vécu la plus grande partie de ma vie dans l’État du Chiapas. Je connais très bien la vie des Chiapanecos. Leur vie est semblable à la nôtre. Ceux qui vivent dans les zones plus montagneuses souffrent autant que nous, Mayas du Guatemala. Il y a des différences entre les plantations de café du Mexique et celles du Guatemala. Dans la zone de Tapachula, par exemple, les patrons engagent des cuisiniers pour les repas des travailleurs. Au Mexique, la nourriture était un peu différente, ni meilleure ni pire, mais, au moins, nous n’avions rien à acheter. Nous avions toujours des tortillas et des fèves, et dans certaines plantations, il y avait même de la viande une fois par semaine. Les dimensions des bacs de mesure du café cueilli étaient les mêmes dans les deux pays, mais les patrons ne nous volaient pas comme le faisaient ceux du Guatemala : s’il y avait une poignée de grains de café de plus, nous pouvions garder celle-ci pour le jour suivant ou la donner à un autre compagnon de travail. Ils mesuraient le café de façon honnête. Dans la zone de Huistla, par exemple, les petits producteurs de café s’occupaient beaucoup mieux de nous que les misérables patrons du Guatemala.

 


Notes

[1] Les milpas sont une forme d’agriculture familiale et traditionnelle.

Mateo Pablo
+ posts