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Vendre l’eldorado canadien au Guatemala : un marché florissant et lucratif

En 2019, le Canada a accueilli 11 945 Guatémaltèques dans le cadre du Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET), majoritairement afin de pourvoir des postes vacants dans le secteur agricole [1]. Plusieurs récits de travailleurs et travailleuses migrant∙e∙s, rapportés dans les médias canadiens [2], ont mis en exergue les difficultés qu’ils et elles rencontrent une fois au Canada. Or, pour nombre d’entre eux, l’eldorado promis par la migration s’assombrit avant même d’avoir quitté le Guatemala. Contrairement à leurs homologues du Mexique et des Caraïbes, pour qui le recrutement relève de la responsabilité de leurs gouvernements, les travailleurs∙euses guatémaltèques doivent se tourner vers des recruteurs privés afin d’émigrer au Canada. L’émergence d’un marché lié au recrutement international au Guatemala complexifie considérablement les expériences des travailleurs∙euses migrant·e·s et constitue l’une des sources de leur précarité.

La libéralisation des programmes canadiens de migration temporaire

La migration temporaire dans le secteur agricole au Canada a débuté dès 1967 par la signature d’une série d’accords bilatéraux entre le gouvernement canadien et ceux du Mexique et de 11 pays des Caraïbes [3]. Ces ententes établissent les rôles de chacun des États parties, dont le recrutement des travailleurs∙euses migrant·e·s, qui est une responsabilité incombant au gouvernement du pays d’origine. Admis au Canada par le biais du Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), les travailleurs∙euses originaires de ces pays ont constitué, jusqu’en 2002, la principale source de migration de travail dans le secteur agricole canadien. En 2002, un second programme a été créé afin de permettre aux ressortissant∙e∙s de tous les autres pays, dont le Guatemala, d’être admis au Canada comme travailleur∙euse migrant∙e temporaire. Aujourd’hui nommé le volet agricole du Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET), ce programme se distingue du PTAS car il n’est pas régi par des ententes bilatérales avec les gouvernements des pays d’origine et il permet ainsi le recours aux recruteurs privés. Le volet agricole du PTET s’inscrit dans un contexte plus global qui, depuis les années 1990, tend vers la libéralisation de la gouvernance des migrations de travail en transférant certaines prérogatives, auparavant étatiques, à des acteurs privés (recrutement des candidat·e·s, procédures administratives, contrôle de sécurité, etc.). Il s’agit d’arrimer les politiques migratoires aux exigences d’un marché du travail globalisé de plus en plus dérèglementé et axé sur la productivité [4]. Le nombre d’acteurs privés consacrant leurs activités lucratives à la gestion de la migration n’a donc cessé de croître depuis les années 1990. Au Canada, quelque 5 000 compagnies et individus offrent des services de consultation en immigration, soit deux fois plus qu’il y a cinq ans [5].

Les migrations dans le secteur agricole n’échappent pas à cette tendance et même si elles sont encore étroitement administrées par le gouvernement canadien, les acteurs privés jouent un rôle de plus en plus prépondérant dans leur organisation. Au Québec, la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre agricole étrangère (FERME), créée en 1989, assiste les producteurs agricoles dans leurs démarches de recrutement à l’international. C’est la mise sur pied d’un projet-pilote par FERME et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en 2003, qui a permis aux Guatémaltèques de venir travailler dans le secteur agricole québécois. Depuis le retrait de l’OIM du programme en 2013, le recrutement des travailleurs∙euses est assuré entièrement par des agences privées dont la plus importante, ComuGuate, agit à titre de partenaire officiel de FERME au Guatemala. Ainsi, depuis ses débuts, la migration de travail temporaire entre le Guatemala et le Canada a été administrée presque exclusivement par des acteurs non étatiques.

Une demande permanente de travailleurs∙euses migrant∙e·s temporaires

La libéralisation des programmes de migration temporaire au Canada a permis l’émergence d’une économie dédiée au recrutement des travailleurs∙euses migrant∙e∙s au Guatemala. Toutefois, c’est la demande permanente et croissante des agriculteurs canadiens pour les travailleurs∙euses étrangers qui fait du recrutement international un marché lucratif et en expansion au Guatemala. Si leur contribution à l’agriculture canadienne a longtemps été destinée à la production maraîchère saisonnière, aujourd’hui nous retrouvons des travailleurs∙euses migrant·e·s dans tous les secteurs d’activités agricoles, et ce, toute l’année. Dans son plus récent rapport annuel, FERME indiquait que le nombre de travailleurs∙euses encore présent∙e∙s au Québec au mois de décembre ne cessait d’augmenter et ce phénomène s’expliquait par « le nombre croissant d’entreprises agricoles [membres de FERME] dont les activités sont désormais annuelles et non plus saisonnières […] les travailleurs se retrouvent de plus en plus nombreux dans les productions animales [avicole, bovine, canard, lait, porc] qui ne connaissent jamais d’interruption dans leur production » [6].

Cette forte demande des employeurs se traduit par une augmentation marquée du nombre de Guatémaltèques admis au Canada (augmentation de 115 % de 2014 à 2019) [7]. Recruter les candidat∙e∙s pour le PTET est donc devenu un business de plus en plus intéressant au Guatemala et qui étend ses activités à des régions de plus en plus éloignées de la capitale (San Marcos, Izabal, etc.). Aux côtés des agences de recrutement situées dans la ville de Guatemala, avec lesquelles FERME collabore ou a collaboré (ComuGuate, Amigo Laboral), existent aussi des réseaux de recruteurs aux activités informelles. Cette économie du recrutement opère avec peu, voire sans contrôle gouvernemental, laissant le champ libre aux pratiques arbitraires et abusives.

Vendre des permis de travail pour le Canada, un business payant

L’hiver dernier, lors de mon passage dans le département de Chimaltenango, l’une des principales régions du Guatemala d’où proviennent les travailleurs∙euses, Eduardo (nom fictif) a partagé avec moi son expérience du programme canadien. C’est par l’intermédiaire d’un autre travailleur guatémaltèque, cumulant plusieurs années de travail auprès d’un producteur québécois, qu’il a pu obtenir un emploi à la même ferme. Si ces pratiques de référence entre travailleurs∙euses sont répandues, certains n’hésitent pas à exiger un montant pour le service rendu. Eduardo a donc emprunté 3 000 $ à un usurier afin d’obtenir ce contrat de travail. Or, une fois au Canada, les relations avec son collègue/recruteur se sont détériorées et trois semaines après son arrivée, le patron l’a congédié et reconduit à l’aéroport le même jour. De retour au Guatemala, Eduardo peine à comprendre les motifs de son congédiement, ne parvient pas à rembourser sa dette que les taux d’intérêt élevés ne cessent d’alourdir, et cherche désespérément un moyen de retourner au Canada pour subvenir aux besoins de sa famille.

L’histoire d’Eduardo est celle de nombreux∙ses Guatémaltèques qui n’hésitent pas à débourser des sommes importantes dans l’espoir de venir travailler au Canada. Si le Code du travail du Guatemala et les règlements régissant le PTET au Canada interdisent formellement aux employeurs et recruteurs de transférer les coûts du recrutement aux travailleurs∙euses, en pratique, les frais assumés par ceux-ci varient de quelques centaines à plusieurs milliers de dollars canadiens. Ces frais de recrutement sont le plus souvent exigés par les recruteurs informels agissant comme intermédiaires entre les agences de recrutement situées en milieu urbain et les zones rurales d’où viennent les travailleurs∙euses migrant·e·s et sont problématiques pour plusieurs raisons. D’abord, ils placent les travailleurs∙euses dans une situation de précarité financière qui accentue leur dépendance à l’emploi (et à l’employeur) au Canada. Préoccupé∙e∙s par les dettes à rembourser, ils et elles sont moins susceptibles de dénoncer les situations d’abus et plus vulnérables lorsque le contrat de travail n’est pas respecté (saison plus courte, heures diminuées, etc.). Deuxièmement, cela encourage l’émergence d’une économie frauduleuse proposant de faux contrats de travail au Canada en échange de paiements pouvant atteindre jusqu’à 4 000$ [8]. Une campagne a d’ailleurs été lancée par des organisations de la société civile guatémaltèque en 2016 afin de sensibiliser la population aux fraudes et frais de recrutement pour des emplois au Mexique, aux États-Unis et au Canada. ComuGuate, l’agence partenaire de FERME au Guatemala, a également comme mission d’informer les travailleurs∙euses sur les frais de recrutement illégaux.  Néanmoins, bon nombre de ces travailleurs∙euses, conscient∙e∙s qu’ils ou elles ne devraient pas payer de frais de recrutement, m’ont confié ne pas déclarer les sommes d’argent déboursées par crainte de voir leur opportunité de travail au Canada révoquée.

Des processus de recrutement opaques et arbitraires

Payer pour son droit de travail au Canada n’est pas le seul obstacle auquel font face les personnes désirant émigrer par le biais du PTET. Plusieurs critères de sélection définis par l’employeur ou l’agence de recrutement sont arbitraires et discriminatoires (interdiction de tatouages, non-consommation d’alcool, préférence pour personnes mariées avec enfants, personnes de grande taille, etc.). Par exemple, le responsable d’une agence m’expliquait que pour déterminer si le candidat était un ouvrier agricole expérimenté, il évaluait l’état de ses mains (usure due au travail manuel) et la peau du visage (brulure due au travail extérieur). Selon une employée de l’Organisation internationale du travail au Guatemala, il est primordial de revoir les processus de sélection :

« les employeurs continueront de faire leur requête d’employés conformément à ce qu’ils croient le plus rentable pour eux. Et les agences, en raison de leur vocation commerciale, s’adapteront à ce marché (…) il faut dépersonnaliser le recrutement afin de ne pas se baser sur des critères subjectifs mais plutôt sur des critères objectifs que les agences peuvent évaluer, mesurer » [9].

Même lorsque les travailleurs∙euses sont recruté∙e∙s, leur place dans le programme est loin d’être garantie. Celle-ci est tributaire d’un processus d’évaluation opaque de l’employeur dont les balises sont méconnues. De nombreux∙ses travailleurs∙euses, comme Eduardo, ont été licencié∙e∙s ou n’ont pas été réembauché∙e∙s les années suivantes sans en connaître les raisons et sans pouvoir contester la décision. C’est pour protester contre le blacklisting pratiqué par certaines agences de recrutement qu’une vingtaine de travailleurs, exclus du programme, ont fondé AGUND (Asociación civil guatemaltecos unidos por nuestros derechos) en 2010. Rencontré dans son bureau à Santiago Sacatapéquez, le directeur de AGUND, José Sicajau, m’expliquait que le faible contrôle gouvernemental sur les activités de recrutement ainsi que le manque d’informations et de ressources disponibles pour les personnes désirant émigrer facilitent grandement les pratiques arbitraires. C’est pourquoi l’organisation appuie aujourd’hui les travailleurs∙euses migrant∙e∙s guatémaltèques, victimes d’injustice, dans la défense de leurs droits et milite pour une meilleure régulation du programme canadien de travail temporaire.

Enfin, les activités de ces acteurs privés au Guatemala soulèvent le paradoxe inhérent au PTET. Alors qu’il s’agit d’un programme étroitement règlementé, et notamment restrictif en ce qui concerne les conditions d’admission et de séjour des travailleurs∙euses migrant∙e∙s au Canada, leur recrutement est complètement libéralisé, laissant le champ libre à une industrie lucrative grandissante. En capitalisant sur le désir d’émigration et en alignant ses pratiques aux exigences d’un secteur de travail aux conditions précaires, cette économie du recrutement façonne le ou la travailleurs∙euse « idéal∙e » et accentue la logique utilitaire propre aux programmes de migration temporaire : import labour but not people [10].

 


Notes:

[1] Immigration, Refugees and Citizenship Canada (IRCC) (2020). « Work Permit Holders from Guatemala by Program and Year in which Permit(s) became effective 2000-2019 ». Statistiques obtenues le 24 avril 2020 à la demande de la chercheure.
[2] Voir par exemple les reportages publiés dans Le Devoir : https://www.ledevoir.com/societe/525253/agriculture-travailleurs-sans-loisirs-ni-vie-sociale
[3] Anguilla, l’Antigua-et-Barbuda, la Barbade, la Dominique, la Grenade, la Jamaïque, Montserrat, Saint-Kitts-et- Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent et les Grenadines, Trinité-et-Tobago
[4] Voir par exemple les travaux de Kerry Preibisch. 2010. « Pick-Your-Own Labor : Migrant Workers and Flexibility in Canadian Agriculture », International Migration Review 44, no.2, p. 404-441.
[5] Tomlinson, Kathy. 2019. « False promises: Foreign workers are falling prey to a sprawling web of labour trafficking in Canada », The Globe and Mail, 5 avril 2019, en ligne : https://www.theglobeandmail.com/canada/article-false-promises-how-foreign-workers-fall-prey-to-bait-and-switch/.
[6] FERME.2016. Rapport d’activités 2016, Montréal, 9 p.
[7] IRCC. 2020. Op. cit.
[8] Selon les entrevues menées au Guatemala, ces montants oscilleraient entre 10,000 et 20,000 quetzales (devise guatémaltèque).
[9] Extrait de l’entrevue réalisée le 20 février 2020 à la ville de Guatemala, avec la responsable à l’OIT des dossiers  Migración Laboral y Contratación Equitativa
[10] Castles, Stephen. 2006. “Guestworkers in Europe: A Resurrection?”, International Migration Review, 40, no.4, p.741-766.

Mylène Coderre
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Mylène Coderre est candidate au doctorat à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa. Elle est titulaire d’une maîtrise en science politique et d’un baccalauréat en études internationales. Dans le cadre de sa thèse doctorale, elle s’intéresse aux rôles des acteurs non étatiques dans la gestion de la migration temporaire entre le Guatemala et le Canada. Elle est membre du Collectif de recherche sur les migrations et le racisme (COMIR) de l’Université d’Ottawa.