La pandémie de COVID-19 a révélé et exacerbé les crises systémiques du capitalisme. Au Brésil, en plus des crises sanitaire, sociale, économique et environnementale, l’expérience de la pandémie sous le régime fasciste et néolibéral de Jair Bolsonaro a démontré l’ampleur de la crise politique que traverse le pays depuis le coup d’État qui a destitué l’ancienne présidente Dilma Rousseff en 2016. Le Brésil compte parmi les pays dotés des pires mesures de lutte contre la COVID-19, ce qui le place parmi les États les plus meurtriers du monde.
L’incapacité de l’État à répondre à la pandémie se fait sentir différentiellement, selon le lieu de résidence, la classe sociale et la « race ». Les (in)actions de l’État dans le contexte de la pandémie montrent que le gouvernement Bolsonaro a cherché à protéger les élites, mais pas à défendre le peuple. Au vu des processus démocratiques affaiblis depuis l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro, les grandes sociétés transnationales ont profité de la conjoncture en tant qu’opportunité d’améliorer leur image et d’accroître encore leurs profits. C’est en ce sens que les entreprises ont investi dans des campagnes de solidarité et se sont présentées comme des solutions, bien que finalement leurs pratiques contribuent aux inégalités de classe, de « race » et de genre, qui, à leur tour, augmentent le niveau de vulnérabilité d’une grande partie de la population face à la COVID-19. Tout cela pour atteindre leur objectif principal : garantir les profits.
Cet article a pour point de départ la lettre-dénonciation « La farce des dons dans la lutte contre la COVID-19 dans les secteurs de la monoculture d’arbres, agroalimentaire, pétrolier et minier au Brésil » [1]. Présentée lors de l’émission de radio « Ecoando Resistências » par Amigos da Terra Brasil (Amis de la Terre Brésil) [2] et lors du webinaire « La farce des dons d’entreprises dans la lutte contre la COVID-19 » [3], la lettre a été lancée par un réseau d’organisations de la société civile et de mouvements sociaux auquel plus de 100 organisations sociales brésiliennes et internationales ont adhéré. La lettre dénonce notamment la capture de l’État par les entreprises transnationales et les fausses solutions présentées par ces dernières. En parallèle, elle met en valeur en tant que véritables solutions les réseaux de solidarité mis en place par les peuples et les communautés et basés sur la justice économique, qui visent à satisfaire les besoins des personnes en utilisant les biens communs de manière durable et interdépendante.
Capture de l’État, fausses solutions et violation des droits des peuples
Le capitalisme mondialisé consolide la capture de l’État par les entreprises transnationales, structurant les chaînes de production mondiale autour de la logique du libre marché. Plusieurs acteurs et institutions sont utilisés à travers la cooptation de la démocratie et la privatisation de la politique, ce qui donne lieu à un affaiblissement des lois internes dans les domaines social, économique et environnemental. Comme l’explique Gonzalo Berrón, la capture de l’État par les entreprises est définie comme « la pénétration des organismes publics par des personnes ou des agendas issus des entreprises — généralement de grande taille ou transnationales — transformant ainsi l’intérêt public en intérêt économique particulier » [4].
Au Brésil, la première action des grandes entreprises a été de s’assurer que leurs activités n’aient pas à s’arrêter pendant la pandémie, contrairement aux directives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le gouvernement a accordé des pouvoirs et des privilèges exceptionnels à ces sociétés afin que ces dernières puissent continuer à générer des bénéfices substantiels, malgré la crise. Les secteurs de l’agro-industrie et des mines, par exemple, ont été considérés comme des activités essentielles. Comme si l’historique des impacts sociaux et environnementaux sur les territoires des peuples et communautés traditionnels ne suffisait pas, le maintien des activités a empêché les travailleurs·euses de ces secteurs de pratiquer la distanciation « sociale », une mesure essentielle pour minimiser la propagation du virus. En outre, ces activités ont favorisé « l’intériorisation » de la COVID-19 dans le pays [5]. Dans le cas de l’exploitation minière, par exemple, les travailleurs·euses traversent généralement plusieurs villes avant d’atteindre le site minier, alors que la santé des familles vivant à proximité de ces projets est déjà affaiblie.
Dès le début de la pandémie au Brésil, ces mêmes entreprises ont obtenu le droit de renégocier leurs dettes envers l’État brésilien. De surcroît, de généreux prêts de la Banque nationale de développement économique et social (BNDES) ont été consentis à de grandes entreprises. Selon la BNDES, en mars 2020, il y a eu une injection initiale de 55 milliards de reals brésiliens (13 milliards de dollars canadiens) dans l’économie dans le but de rendre possibles les activités des entreprises de tous les secteurs. Ainsi, 40 milliards de reals (9,5 milliards de dollars canadiens) ont également été mis à disposition pour financer la masse salariale des travailleurs·euses des grandes entreprises [6].
En poursuivant leurs activités pendant la pandémie, les entreprises cherchent à transmettre une bonne image. À cette fin, elles mettent en place des actions telles que le don de paniers alimentaires de base ainsi que d’équipements et de ressources pour les hôpitaux. Cependant, le montant des ressources allouées à ces actions est insignifiant en comparaison avec leurs profits annuels. L’entreprise de cellulose CMPC, située dans la municipalité de Guaíba, dans l’État de Rio Grande do Sul, par exemple, a réalisé un gain net de 962,5 millions de reals (230 millions de dollars canadiens) en 2019. Cette année, le groupe a fait don de 70 millions de reals (16,7 millions de dollars canadiens) par l’intermédiaire d’une autre grande entreprise, Softys, qui fabrique des masques envoyés aux hôpitaux publics pour lutter contre la COVID-19. Il convient de rappeler que ce chiffre ne représente que 7 % des gains nets de CMPC compte tenu de ses profits générés en 2019. Il importe également de souligner que CMPC était responsable des premiers cas de maladie enregistrés à Guaíba, précisément parmi ses travailleurs·euses.
Les entreprises transnationales (ETN) investissent également dans des actions de « solidarité » pour vendre leur image. La plus grande chaîne de télévision du Brésil a même créé, aux heures de grande écoute, un tableau intitulé « Solidariedade S.A. » pour les faire connaître. Cependant, ces types d’actions qualifiées de « volontaires » et présentées comme des actions de responsabilité sociale des entreprises sont souvent requises par la loi en tant que mesures de compensation. Par exemple, presque toutes les grandes entreprises divulguent des politiques environnementales ou de biodiversité dans leurs rapports de « responsabilité sociale des entreprises », présentées comme des actions bienveillantes, mais omettent de dire que ces politiques sont obligatoires. Jutta Kill décrit :
« Ces engagements ne sont guère plus que des outils de relations publiques qui permettent d’obtenir une licence sociale pour la destruction d’entreprises, en particulier pour les activités particulièrement litigieuses. L’expansion des aéroports pour faciliter la croissance du trafic aérien international destructeur du climat, la construction de mégabarrages hydroélectriques, l’extraction de pétrole et l’exploitation minière sont des activités qui détruisent des zones d’importance culturelle, spirituelle et écologique, et toutes sont ciblées par ce maquillage du vert en utilisant des promesses ou des « engagements » de compensation équivalente de la biodiversité » [7].
Le « maquillage vert » est une stratégie de marketing utilisée par les grandes entreprises pour vendre une fausse image de respect de l’environnement. La vérité, cependant, est qu’il n’y a aucune préoccupation environnementale de la part de ces entreprises ; ces mesures existent simplement pour que le consommateur ne se sente pas coupable d’acheter leurs produits. C’est l’environnementalisme de marché typique, dans lequel il n’y a pas de réelle transformation des structures de production dans le sens du respect de la nature, et le profit reste une priorité. C’est précisément parce que ces entreprises violent les droits des peuples, tels que le droit au territoire ou le droit à la consultation et au consentement libre, préalable et éclairé, qu’il leur faut « maquiller » leur image.
Les pratiques de « maquillage » peuvent revêtir d’autres teintes : le lilas (inclusion d’un « agenda de genre ») et le jaune (mention de mesures volontaires qui, en théorie, garantiraient les droits du travail)… Quels points communs partagent-elles ? Leur but. Peu importe la couleur, le système capitaliste et les ETN voient dans la publicité, y compris celle qui se donne des airs de solidarité, la possibilité d’augmenter l’exploitation et d’accumuler plus de richesse et de pouvoir. Pour cette raison, lorsqu’ils commettent des délits, ils dépensent autant, voire plus, en publicité que pour réparer les dommages qu’ils ont causés. Avec de fausses solutions à de vrais problèmes, l’objectif central des entreprises est de masquer d’autres violations, d’améliorer leur image et de garantir leurs profits. Les « maquillages » sont, en ce sens, les piliers fondamentaux de ce que nous appelons traditionnellement « l’architecture de l’impunité ».
Il en est de même des dons d’entreprises pour lutter contre la COVID-19 : le don volontaire par les entreprises d’une partie de leurs bénéfices est un outil publicitaire stratégique. Parmi tant d’exemples, JBS, l’un des leaders mondiaux de l’industrie alimentaire, se distingue par ses abattoirs, identifiés comme sources de contamination au coronavirus dans l’État de Rio Grande do Sul dès le deuxième mois de la pandémie. Bien que l’entreprise n’ait rien fait pour empêcher ses travailleurs·euses de contracter la maladie, elle a investi massivement dans la publicité promouvant son don de 400 millions de reals (95,8 millions de dollars canadiens) pour affronter la COVID-19 [8].
La subordination des politiques publiques à la logique de défense des intérêts des entreprises tend à fragiliser encore davantage les droits humains dans la lutte contre ce problème multidimensionnel, violant de plus belle les droits humains, en particulier les droits des groupes vulnérables (la classe ouvrière, les peuples et les communautés traditionnels). Comme l’ont déclaré Manoela Carneiro Roland et Andressa Oliveira Soares, du Centre pour les droits humains et des entreprises, « les dégâts ont été maximisés par un système qui privilégie la logique du marketing au détriment des droits humains. Cette capture de l’État finit par influencer et affecter les politiques publiques, ce qui rend les pays moins aptes à assurer à leurs citoyen·ne·s la réalisation de leurs droits, surtout dans le contexte actuel » [9].
Un instrument qui peut aider à guider les actions des États dans cette situation d’urgence sanitaire est la Charte sociale des Amériques et son « Plan d’action ». Ces documents réaffirment que les États membres de l’Organisation des États américains (OEA) :
« reconnaissent que le droit à la santé est une condition fondamentale de l’inclusion et de la cohésion sociale, du développement intégral et de la croissance économique dans l’équité, d’une part, mais ils accordent la priorité à l’exhaustivité lorsqu’ils abordent les autres aspects des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux, tels que le droit à l’alimentation, au logement, à l’emploi et à la sécurité sociale, entre autres droits qui ont également été affectés dans le cadre de cette pandémie » [10].
Considérations finales
La lettre-dénonciation mentionnée au début de cet article, qui expose la farce des dons d’entreprises dans le contexte de la pandémie, souligne également que la solidarité est un principe et une pratique des mouvements sociaux qui ne doit pas être utilisée pour servir de slogan publicitaire aux ETN. Même sans bénéficier de la même notoriété dans la presse, les mouvements sociaux ont mené de nombreuses actions de solidarité populaires et horizontales bénéficiant à la classe ouvrière des milieux ruraux comme urbains pour faire face à la crise. Ces groupes de solidarité finissent souvent par assumer les responsabilités qui incombent à l’État, comme dans le cas rapporté de la campagne organisant le partage d’aliments agroécologiques et de produits d’hygiène à travers un réseau informel de soutien construit du nord au sud du pays.
Ces pratiques nous montrent la mobilisation concertée de plusieurs réseaux pour la mise en place de vraies solutions qui sont déjà présentes dans les villes et les communautés, selon les principes du commerce équitable et de l’alimentation saine. De telles actions renforcent la souveraineté alimentaire et visent à satisfaire les besoins des populations et à utiliser les biens communs de manière durable. Ainsi, basées sur la justice économique et la durabilité de la vie, elles favorisent le respect des droits et de l’autonomie des peuples.
Face aux limites du système judiciaire national et à la multiplication des violations par les entreprises transnationales, le besoin se fait sentir de traités internationaux qui réglementent l’action des ETN, comme le « Traité contraignant contre l’impunité des entreprises », en négociation depuis 2014 dans le cadre des Nations unies. Dans les périodes de fragilité politique comme la crise actuelle liée à la pandémie, il est d’autant plus urgent de légiférer pour réglementer les entreprises et faire appliquer et respecter la primauté des droits humains.
Traduction par Regianne Fernandes avec la collaboration de Rosa Peralta.
Notes:
[1] Amigos da Terra Brasil (2020). A farsa das doações no combate à Covid-19 nos setores de plantações de monoculturas de árvores, agronegócio, petróleo e mineração no Brasil, 27 juillet, en ligne : https://www.amigosdaterrabrasil.org.br/2020/07/27/a-farsa-das-doacoes-no-combate-a-covid-19-nos-setores-de-plantacoes-de-monoculturas-de-arvores-agronegocio-petroleo-e-mineracao-no-brasil/
[2] Amigos da Terra Brasil (2020). « A farsa das doações empresariais no combate à COVID-19 », Facebook, 20 août, en ligne : https://www.facebook.com/437745469726562/videos/763100717837757
[3] Amigos da Terra Brasil (2020). « Podcast /Ecoando Resistências », en ligne : https://www.amigosdaterrabrasil.org.br/podcast-ecoando-resistencias (page consultée en octobre 2020).
[4] Berrón, Gonzalo (2015). « A “captura corporativa” na política externa brasileira », Carta Capital, 7 août, en ligne : https://www.cartacapital.com.br/blogs/gr-ri/201ccaptura-corporativa201d-a-ceu-aberto-a-penetracao-do-capital-na-politica-externa-brasileira-990/
[5] Stropasolas, Pedro (2020). « Mineração é motor da interiorização da covid-19 no país, denunciam movimentos », Brasil de Fato, 4 juillet, en ligne : https://www.brasildefato.com.br/2020/07/04/mineracao-e-motor-da-interiorizacao-da-covid-19-no-pais-denunciam-movimentos
[6] Banco Nacional do Desenvolvimiento (2020). « BNDES lança primeiras medidas para reforçar caixa de empresas e apoiar trabalhadores que enfrentam efeitos do coronavírus », 22 mars, en ligne : https://www.bndes.gov.br/wps/portal/site/home/imprensa/noticias/conteudo/bndes-lanca-primeiras-medidas-para-reforcar-caixa-de-empresas-e-apoiar-trabalhadores-que-enfrentam-efeitos-do-coronavirus
[7] Amigos de la Tierra Internacional (2019). « Destrucción Reglamentada : Por qué la compensación equivalente de biodiversidad protege las ganancias de las empresas y facilita la destrucción del medioambiente », 21 novembre, en ligne : https://www.foei.org/es/recursos/publicaciones/destruccion-reglementada-compensacion-biodiversidad-medioambiente
[8] JBS (2020). « JBS doa R $ 400 milhões no Brasil para o enfrentamento da Covid-19 », en ligne : https://jbs.com.br/saiba-mais/jbs-doa-r-400-milhoes-no-brasil-para-o-enfrentamento-da-covid-19/
[9] Roland, Manoela C. et Andressa O. Soares (2020). « Direitos Humanos e COVID-19 : reflexões sobre a captura corporativa », Revista Internacional de Direitos Humanos e Empresas, vol. 3, no. 9, p. 1-9, en ligne : http://homacdhe.com/wp-content/uploads/2020/05/DH-e-COVID19-reflex%C3%B5es-sobre-a-captura-corporativa.pdf
[10] Secretaría General de la Organización de los Estados Americanos (SG/OEA) (2020). Guía Práctica de Respuestas Inclusivas y con Enfoque de Derechos ante el COVID-19 en las Américas, 7 avril, en ligne : http://www.oas.org/es/sadye/publicaciones/GUIA_SPA.pdf