Depuis l’émergence locale du nouveau coronavirus à la mi-novembre 2019, il n’a fallu qu’un peu plus de trois mois pour que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare que l’éclosion était devenue pandémique. Or, bien que la pandémie soit mondiale, elle n’affecte pas tout le monde de la même manière. Les conditions préalables à l’infrastructure socioéconomique et à l’assainissement de base, ainsi que la gestion des crises par l’État sont quelques-uns des facteurs prépondérants pour le contrôle efficace du nouveau virus.
Dans le nord du Brésil, l’évolution de la maladie s’est accompagnée d’une situation d’effondrement sanitaire. La première enquête nationale sur la COVID-19, menée en mai 2020, a indiqué que la région du nord du Brésil affichait le tableau épidémiologique le plus inquiétant du pays, puisqu’elle abritait onze des quinze villes dont la prévalence est la plus élevée au pays [1]. Dans cette région où les problèmes d’infrastructures et d’inégalités sont notoires, le respect des principales recommandations des autorités sanitaires n’était pas accessible à tous·et toutes.
En général, au Brésil, les médias nationaux accordent peu d’importance à la région du nord, ce qui contribue à invisibiliser les douleurs et les récits de vie de ses peuples, pratique qui remonte aux racines coloniales. En fait, jusqu’à aujourd’hui, le récit qui occupe l’imaginaire du Nord est traversé par l’idée de forêts inoccupées, de terres libres pour la production de matières premières, pour l’exploration de l’agro-industrie, pour la mise en œuvre de projets de production d’énergie et d’exploitation minière ; projets décidés depuis le Centre-Sud du Brésil. La région du nord se distingue aussi comme étant le territoire ancestral du plus grand nombre de peuples autochtones du pays [2], des populations connues pour leur vulnérabilité aux maladies, et dont les luttes historiques contre l’invasion territoriale ne font que s’intensifier en ces temps de pandémie. En effet, la crise sanitaire approfondit les inégalités régionales et exacerbe les vulnérabilités historiquement construites, en particulier l’expansion de la frontière du capitalisme.
Nous présentons dans cet article quelques réflexions sur la pandémie de coronavirus au nord du Brésil, dans une perspective décoloniale. En somme, nous comprenons que l’expérience coloniale a déterminé les structures sur lesquelles la société brésilienne a été construite et, par conséquent, même si la période coloniale s’est terminée après les processus d’indépendance des États nationaux, sa marque non seulement perdure, mais est même renouvelée et retravaillée en tant que colonialité [3]. Les photos qui accompagnent cet article sont du photographe Kleyton Silva et représentent Belém do Pará, la ville la plus peuplée d’Amazonie brésilienne, pendant les premiers mois de la pandémie.
La COVID-19 dans l’Amazonie brésilienne
La situation d’effondrement sanitaire résultant de la pandémie de COVID-19 dans le nord du Brésil a commencé à être diffusée à la fin mars. Parmi les facteurs qui ont contribué à faire du Nord l’épicentre du coronavirus au Brésil, on retrouve : des déficits historiques en matière d’assainissement de base, la déficience du réseau d’égouts et un nombre insuffisant d’unités de soins de santé. De plus, le Nord est à la fois la région détenant la plus forte concentration de personnes par ménage [4] et le plus petit nombre de médecins par 100 000 habitant·e·s au pays [5].
Dans ce contexte, le 5 mai 2020, le gouvernement de l’État du Pará a décrété la mise en place de mesures de confinement dans dix villes pour contenir la propagation du virus. Le décret a suscité la controverse, car il considérait le travail des femmes de ménage comme un service essentiel à maintenir, mettant en lumière l’élitisme et l’héritage esclavagiste de la classe politique du Pará. En raison de son impact sur les activités économiques et du manque de soutien du gouvernement fédéral, le confinement n’a duré que vingt jours. En même temps que l’on observait une avancée de la pandémie vers les municipalités des régions intérieures du pays, prenant compte de la probable sous-notification des cas confirmés de décès liés à la COVID-19, le gouvernement du Pará annonçait tout le contraire, faisant valoir une tendance à la baisse des chiffres liés à la COVID-19 et sa capacité subséquente à approvisionner les communautés touchées avec les ressources nécessaires et ainsi répondre adéquatement à la crise [6].
Ainsi, un facteur lié à la réalité locale est ressorti avec l’augmentation des cas dans les zones à l’intérieur de l’État du Pará : la maladie n’était plus transmise par la fréquentation d’aéroports et le transport par avion, comme au début. En Amazonie, où les distances peuvent être continentales, face à l’inexistence de réseaux ferroviaires et à la précarité du réseau routier, les déplacements s’effectuent principalement par voie fluviale, au moyen de petites et moyennes embarcations. C’est ainsi que les bateaux sont devenus la nouvelle source de transmission de la maladie, et par ce fait même, la propagation du virus de la COVID-19 n’était plus limitée par la distance.
Selon les données recueillies par l’Articulation des peuples autochtones du Brésil (APIB) [7], l’Amazonie brésilienne a enregistré le plus grand nombre de décès d’Autochtones de la COVID-19 au pays. Compte tenu de l’absence de réponse de l’État fédéral brésilien pour soutenir et protéger ses concitoyen·ne·s autochtones les plus touché·e·s par la pandémie, l’APIB a présenté une action de non-respect d’un précepte fondamental (ADPF 709) devant la Cour suprême fédérale pour exiger des mesures adéquates, qualifiant l’immobilisme fédéral relativement aux Autochtones de pratique génocidaire [8]. Dans une décision historique, la Cour suprême a accueilli l’ADPF et a contraint l’État brésilien à prendre des mesures conformes aux demandes proposées. Au niveau international, les organisations autochtones ont déposé une plainte auprès de la Commission interaméricaine des droits humains dans laquelle elles signalent l’absence de politiques publiques et les violations des droits de ses peuples dans le contexte de la crise sanitaire [9].
Colonialité et pandémie
Le scénario d’effondrement sanitaire révèle de plus belle les contradictions de la division internationale de l’utilisation des ressources naturelles et du travail, qui accentue encore les asymétries entre les pays du Nord et du Sud. L’Amazonie est une région de forte expansion du capitalisme, principalement à travers de grands projets de développement de sociétés transnationales.
Actuellement, l’Amazonie est caractérisée comme une région de grandes périphéries urbaines, avec d’immenses zones de forêts menacées par la déforestation, déjà en cours et permise par des politiques fragilisées dont le non-respect met en danger les écosystèmes locaux et la biodiversité de la planète entière. Labélisée comme « immense vide vert » par la dictature civile-militaire brésilienne (1964-1985) pour en justifier le développement sauvage, la région a commencé à se transformer, sujette à l’implantation de mégaprojets d’infrastructure qui sont encore en cours aujourd’hui, tels : le projet routier Transamazônica, démarré en 1970, les mégacentrales hydroélectriques de Tucuruí (années 1970) et de Belo Monte (années 2010), et les projets d’extraction minière à Carajás, Barcarena et Jari.
Déclarés « indispensables » par les décideurs d’État, ces projets ont radicalement changé les réalités locales et ont affecté la vie des personnes qui y vivaient déjà. Il est à noter que ce trait colonial a été historiquement perpétué à travers tous les régimes gouvernementaux qui se sont succédé au Brésil, qu’ils aient été dictatoriaux ou démocratiques, et ceci en dépit du cadre juridique national et international établi, qui garantit l’autodétermination des peuples et communautés traditionnels. Le colonialisme néolibéral s’exprime radicalement par l’exploitation économique de la main-d’œuvre, la précarisation des droits et des relations de travail, ainsi que par l’exploitation illimitée de la nature au profit des chantiers extractifs. Le résultat de cette offensive contre nature s’observe à travers la détérioration des conditions socioéconomiques comme environnementales des peuples et de la nature à travers l’Amazonie entière [10].
Ce scénario a été l’un des principaux facteurs qui a exacerbé l’impact de la COVID-19 sur les peuples et populations traditionnelles de la région. En effet, prenant comme prétexte la crise sanitaire, l’État brésilien a réduit ses activités et s’est exempté de ses responsabilités de veille, de surveillance et de protection des terres autochtones, laissant libre cours à l’augmentation vertigineuse d’activités illégales et écocidaires telles que l’exploitation minière illégale, les incendies criminels et l’exploitation forestière [11]. De plus, l’aller-retour de ces groupes criminels entre les villes et les terres autochtones augmente le risque de contamination des communautés du Nord par le coronavirus.
Il est bien connu que le système de pouvoir capitaliste établi dans les Amériques est intrinsèquement lié à la racialisation de certains groupes pour forger des hiérarchies entre personnes blanches et non blanches. Ainsi, on cherche à ce que la lecture des corps permette l’identification des peuples ou des groupes sociaux comme vaincus, inférieurs et, avec cela, l’humanité de ces personnes est niée. L’opposition humain·e/non-humain·e est au cœur de la dynamique de la colonisation [12] et se manifeste dans un lexique biologisant qui segmente les individus par des aspects phénotypiques. Cette logique structure les relations économiques, sociales et politiques qui créent des cadres d’exploitation, déclenchant la répartition inégale des ressources et des droits dans certaines régions du pays, comme cela se produit au nord du Brésil.
Cependant, le tissu colonial s’effiloche lorsque les entités autochtones luttent, au plan national et international, contre les actions/omissions du gouvernement fédéral, exigeant la réalisation des droits garantis par la Constitution. La résistance des peuples autochtones aux tentatives étatiques d’invisibilisation et d’extermination par l’inaction [13] se fait au quotidien, par leur mobilisation d’instruments juridiques, leur présence accrue au sein du système électoral brésilien [14], leur dénonciation de la sous-notification des cas de COVID-19 à travers la vérification des données officielles par le Comité national de la vie et de la mémoire autochtone, et tant d’autres actions.
La déshumanisation de certaines personnes ou groupes sociaux trouve ses racines dans le passé colonial, et comme effet simultané, entraîne la déshumanisation du colonisateur lui-même, qui se dégrade en haine raciale, en violences, par sa logique d’exploitation [15]. Le monde entier est sous les effets de la douleur causée par la maladie de masse et par les vies prises par le coronavirus. Or, le scénario de la souffrance sociale se révèle injustement approfondi et exacerbé pour ceux et celles qui subissent les violences perpétrées par la structure sociale elle-même, structure imprégnée par les relents historiques du colonialisme et du racisme qui l’accompagnent, comme on peut l’identifier dans cette analyse de la gestion étatique de la pandémie dans la grande région du nord du Brésil.
Photographie: Communauté à Belém pendant le confinement. Crédits : Kleyton Silva, avril 2020.
Traduction par Gustavo Monteiro avec la collaboration de Rosa Peralta
Notes:
[1] UFPEL (2019). « EPICOVID 19 ». Pelotas, 25 mai, en ligne : https://ccs2.ufpel.edu.br/wp/wp-content/uploads/2020/05/EPICOVID19BR-release-fase-1-Portugues.pdf
[2] FUNAI (2020). Dados da Fundação Nacional do Índio, en ligne : http://www.funai.gov.br/index.php/indios-no-brasil/quem-sao?start=1#
[3] Quijano, Aníbal (2005). « Colonialidade do poder, Eurocentrismo e América Latina ». A colonialidade do saber: eurocentrismos e ciênciais sociais. Perspectivas latino-americanas.
[4] IBGE (2010). CENSO 2010, Tableau 1.18, en ligne : https://www.ibge.gov.br/estatisticas/multidominio/condicoes-de-vida-desigualdade-e-pobreza/9662-censo-demografico-2010.html?=&t=resultados
[5] AMB (2018). Demografia Médica em 2018, en ligne : https://amb.org.br/wp-content/uploads/2018/03/DEMOGRAFIA-M%C3%89DICA.pdf
[6] GOVERNO DO PARÁ (2020). « Lockdown termina domingo, 24, mas recomendação de isolamento social será mantida », 23 mai, en ligne : https://agenciapara.com.br/noticia/19727/
[7] APIB (2020). Panorama Geral da Covid-19, en ligne : https://emergenciaindigena.apiboficial.org/dados_covid19/
[8] APIB (2020). A voz indígena contra o genocidio, en ligne : https://apiboficial.org/2020/07/08/adpf-709-a-voz-indigena-contra-o-genocidio/
[9] APIB (2020). Apib denuncia à Comissão Interamericana de Direitos Humanos violações de direitos durante a pandemia, en ligne : https://apiboficial.org/2020/10/02/apib-denuncia-a-comissao-interamericana-de-direitos-humanos-violacoes-de-direitos-durante-a-pandemia/
[10] Puello-Socarrás, José Francisco (2013). « Ochotesis sobre el Neoliberalismo (1973-2013) », dans Ramírez, Hernán (dir.). O neoliberalismo sul-americano em clave transnacional: enraizamento, apogeu e crise. São Leopoldo: Oikos; Editora Unisinos.
[11] Quadros, Vasconcelos et Anjos, Beatriz (2020). Coronavírus de um lado, invasores de outro: como está a situação dos indígenas no Brasil, avril, en ligne : https://apublica.org/2020/04/coronavirus-de-um-lado-invasores-de-outro-como-esta-a-situacao-dosindigenas-no-brasil/
[12] Lugones, María (2019). « Rumo a um feminismo decolonial », dans Buarque de Hollanda, Heloisa (dir.). Pensamento feminista : conceitos fundamentais (p. 357-377). Rio de Janeiro : Bazar do Tempo.
[13] APIB (2020). Em plena pandemia governo reduziu gastos com saúde indígena, en ligne : https://apiboficial.org/2020/08/25/em-plena-pandemia-governo-reduziu-gastos-com-saude-indigena/
[14] APIB (2020). Vote parente, vote ! A participação indígena no sistema eleitoral brasileiro, en ligne : https://apiboficial.org/2020/11/11/vote-parente-vote-a-participacao-indigena-no-sistema-eleitoral-brasileiro/
[15] Césaire, Aimé (1978). Discurso sobre o colonialismo. Lisboa : Livraria Sá da Costa Editora.