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Des femmes autochtones et paysannes résistent au développement des mégaprojets hydroélectriques en Bolivie : une histoire encore peu connue

Malgré la place prépondérante occupée par Evo Morales sur la scène internationale comme défenseur des droits de la Terre-Mère et des peuples autochtones, son gouvernement est contesté chez lui, car son discours ne concorde pas avec les politiques mises en place en Bolivie. Les femmes autochtones et paysannes boliviennes forment l’un des groupes qui contestent ce double discours en luttant contre les mégaprojets d’extraction et d’énergie promus par les politiques publiques boliviennes. Ce texte vise à faire connaître la résistance menée par les femmes en Bolivie, tout en remettant en question la façon dont l’État agit et justifie l’implantation, sans consultation préalable, de mégaprojets hydroélectriques. Pour ce faire, nous déconstruirons le discours associant ces projets au développement des communautés et à une « énergie propre », tout en mettant en lumière le travail de Lidia Antty, une femme paysanne qui lutte contre deux mégaprojets hydroélectriques en Amazonie bolivienne.

Mégaprojets hydroélectriques, politiques publiques et intégration régionale

Le plan de développement national inscrit dans le projet d’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-Américaine (IIRSA)/Cosiplan cherche à transformer la Bolivie en une puissance énergétique régionale d’ici la fin 2025 [1]. On espère ainsi générer davantage de devises en exportant de l’énergie électrique vers les pays voisins. Pour y arriver, le gouvernement envisage la construction de quatre mégaprojets hydroélectriques : El Bala (3 676 MW) qui est situé dans le parc national du Madidi; Rositas (600 MW), qui entraînera l’inondation de vastes zones de forêts tropicales et deux centrales hydroélectriques en Amazonie, Cachuela Esperanza (900 MW) sur le fleuve Beni et le barrage Binacional (300 MW) situé sur le fleuve Madeira entre la Bolivie et le Brésil. Ces mégaprojets seront construits dans des aires protégées et ceci sans consulter les peuples qui y habitent, ce qui signifie « l’occupation des territoires amazoniens et la transformation des territoires » [2].

« Le développement de la mort »

Bien que l’exportation de l’énergie électrique vers le Brésil soit la principale raison de la construction de ces mégaprojets, ces derniers s’inscrivent, selon le discours du gouvernement, dans la logique de projets d’énergie propre qui contribueront au développement des communautés locales en leur facilitant, entre autres, l’accès à l’électricité et à l’eau potable. Lidia Antty [3], une femme paysanne qui mène le réseau de femmes amazoniennes et la concertation contre la construction du projet hydroélectrique Cachuela Esperanza et Binacional, n’est pas dupe de la manœuvre politique qui se cache derrière ce discours. Selon elle, « le gouvernement dit que ces projets apporteront du développement à l’Amazonie, mais en fait, c’est le développement de la mort » [4]. En effet, les catastrophes socioenvironnementales déclenchées par l’installation et la mise en œuvre des barrages de Belo Monte, Jirau et Santo Antonio au Brésil ont mis en évidence les mégarisques liés aux mégaprojets hydroélectriques. De plus, les dernières recherches sur ces mégaprojets construits dans les forêts tropicales décrivent ces barrages géants comme des « usines à méthane » [5], car celles-ci « peuvent générer plus de gaz à effet de serre que des centrales au charbon » [6]. L’argument selon lequel il s’agit d’une énergie propre est ainsi fortement remis en question.

La mise en place des mégaprojets hydroélectriques entraîne également des conséquences sociales telles que la disparition des modes de vie et des cultures de ces communautés, le déplacement forcé, les inondations, la précarisation du travail en raison des offres d’emploi des entreprises de construction de mégaprojets, la prostitution et l’exploitation sexuelle et commerciale des enfants et des adolescent.e.s vivant à proximité des mégaprojets. On pense aussi à la catastrophe sociale et environnementale déclenchée par la construction du mégaprojet hydroélectrique Ituango en Colombie.

Face à ces initiatives agressives de développement de mégaprojets hydroélectriques qui visent des territoires qui leur appartiennent, les communautés et les femmes affirment qu’elles vont lutter pour empêcher qu’elles se réalisent.

Les femmes et la résistance en Amazonie bolivienne : loin de La Paz, près du Brésil

Alors que les conséquences néfastes de la construction des mégaprojets pourraient les rendre impuissantes et vulnérables, les femmes paysannes et autochtones sont au contraire devenues des dirigeantes dans leurs communautés. Elles se sont engagées dans un processus de résistance et de protestation continu contre la pression qu’exercent ces projets extractifs sur leurs terres et les matières premières qu’elles contiennent, notamment l’eau. Leurs demandes constituent des appels d’envergure qui visent à alerter, d’un côté, les communautés potentiellement affectées par ces projets et, de l’autre, la société bolivienne tout entière.

Alors qu’on parle, dans d’autre pays, de personnes touchées par la construction des barrages, nous parlons en Bolivie de personnes potentiellement affectées par les barrages, car ces mégaprojets n’ont pas encore été construits. Les possibilités que les Bolivien.ne.s souffrent du même sort que leurs camarades brésilien.ne.s et colombien.ne.s sont toutefois très réelles.

Ruth Alipaz est une femme qui sera potentiellement affectée par la construction de la centrale hydroélectrique de Chepete et Bala, qui fait partie de la Communauté de communes autochtones de la rivière Beni, Tuichi et Quiquibey. Plus tôt cette année, dans son discours au Forum permanent des Nations unies pour les questions autochtones, Alipaz a affirmé énergiquement que « les projets hydroélectriques qui ne se conforment pas à une consultation préalable mettent en danger les peuples autochtones, y compris les peuples isolés, la biodiversité et les aires protégées » [7]. À son retour du Forum, elle a été intimidée et accusée par le gouvernement de ne pas être autochtone, d’appartenir aux organisations conservatrices et aux ONG internationales [8]. Ce type d’accusation fait partie des défis auxquels sont confronté.e.s les leaders de l’opposition aux mégaprojets, notamment les femmes dirigeantes.

La stigmatisation des défenseures du territoire et les stéréotypes liés au genre qu’elles doivent combattre chaque jour ne les empêchent pas de lutter. À propos des défis rencontrés par les dirigeantes, Paola Gareca, dirigeante du mouvement contre les mégaprojets d’exploration pétrolière dans la réserve naturelle de Tariquia, située au sud de la Bolivie, déclare que « d’autres femmes subissent des menaces de leur mari, à qui on raconte des mensonges. Ils disent qu’on se fait payer par des ONG, qu’on a d’autres intentions. Ces situations sont en train de détruire les familles » [9]. Cette stratégie visant à éloigner les femmes de la lutte « en influençant leur mari » [10] est un défi constant auquel les femmes dirigeantes boliviennes doivent faire face.

Non à la construction des mégaprojets hydroélectriques

Tout en faisant face aux problèmes suscités par le machisme et le patriarcat, les femmes luttent pour dénoncer les mégaprojets en raison de l’ampleur de leurs effets destructeurs sur leurs territoires. Au-delà de la consultation, ce que plusieurs femmes exigent c’est que les mégaprojets ne soient pas construits, point final! Certaines d’entre elles remettent même en question le paradigme de la consultation préalable. Cette posture est certainement radicale du point de vue classique des droits des peuples autochtones. Cependant, cela s’aligne sur ce que déclarent plusieurs groupes autochtones au Canada pour lesquels la consultation préalable est une « politique de distraction », c’est-à-dire qu’elle fait partie « des politiques néfastes (droits, réconciliation et marchandisation des ressources) qui détournent les peuples autochtones des actes de décolonisation et de résurgence et les poussent vers un programme national de cooptation et d’assimilation » [11].

C’est exactement ce que Lidia Antty veut éviter en s’opposant aux mégaprojets. Parce qu’avant tout, ce que les femmes paysannes et autochtones boliviennes veulent éviter, c’est le déplacement forcé qui suit la construction de ces mégaprojets. Lidia, qui habite à Guayaramerín, ville frontalière avec le Brésil qui sera potentiellement affectée par les barrages de Cachuela Esperanza et Binacional, a déjà pu observer les conséquences dévastatrices de ces mégaprojets chez ses voisins brésiliens. Depuis la construction du complexe du Madeira du côté du Brésil, la communauté d’où vient Antty, située du côté de la Bolivie, a constaté une réduction considérable de la pêche et, par conséquent, le déplacement de la population vers les grandes villes [12]. Selon elle, la consultation préalable n’est donc pas l’objectif à atteindre. Sa lutte et sa résistance se centrent plutôt sur l’arrêt de la construction des mégaprojets hydroélectriques sur la rivière Madeira du côté de la Bolivie.

Réseautage et alliances

Lidia aide à établir des connexions entre les communautés potentiellement affectées par le projet et des groupes d’activistes mieux organisés comme le Mouvement des personnes affectées par les barrages (MAB) au Brésil, le Mouvement Ríos Vivos en Colombie et des organisations sociales basées à La Paz. Ces liens sont vitaux pour le mouvement naissant bolivien contre les barrages. De plus, pour Lidia, l’obtention d’information sur les projets est essentielle tant pour la prise de décisions que pour la résistance aux projets. À cet effet, elle et sa communauté exigent depuis des années que les banques qui financent les projets divulguent les renseignements sur l’avancement des projets. Grâce à ce travail organisé, les communautés sont mieux informées, mieux formées et sont donc davantage en mesure d’exiger le respect de leurs droits.

La participation aux échanges d’expériences sur le plan international promue par le MAB, Ríos Vivos et le Forum social panamazonien (FOSPA) permet aux femmes comme Lidia de faire connaître à l’étranger la situation bolivienne, les mégaprojets prévus et les violations des droits des peuples autochtones. Il s’agit d’une action très importante dans un contexte régional où on continue d’ignorer le revers de la médaille, soit les politiques extractivistes de la Bolivie et leurs impacts sur la population – un contexte régional dans lequel la plupart des gens (les militant.e.s y compris) sont encore séduits par le discours progressiste d’Evo Morales. Voilà pourquoi on discute si peu de cette histoire et qu’elle est encore méconnue.

En somme, les femmes boliviennes potentiellement affectées par les mégaprojets hydroélectriques en Amazonie bolivienne posent problème à un État qui continue à reproduire des structures néolibérales, extractivistes et patriarcales. En contestant les politiques publiques, elles exigent que cet État justifie ses démarches et soit cohérent avec son discours sur les enjeux climatiques et sur les droits des peuples autochtones.

 

Photo : Dans la région amazonienne, le gouvernement envisage la construction de mégaprojets hydroélectriques dans des aires protégées, et ceci sans consulter les peuples qui y habitent. Photographie tirée de Pexels.com

 


Notes

[1] Guzmán, Juan Carlos et Molina, Silvia (2017). Discursos y realidades : Matriz energética, políticas e integración. La Paz, Bolivia : CEDLA.
[2] Molina, Silvia (2018). Mégaprojets boliviens, politiques publiques et d’intégration régionale. La Paz, Bolivia : CEDLA.
[3] J’ai fait connaissance avec Lidia dans le cadre de mon travail comme chercheuse en matière d’impacts socioenvironnementaux des mégaprojets extractifs et énergétiques en Bolivie.
[4] Snyder, Michael (2018). « As the Dams Rose in Brazil, so Did the Floodwaters in Bolivia. Now, Life Here Has Changed » Pullitzer, 20 août, en ligne : http://www.pulitzercenter.org/reporting/dams-rose-brazil-so-did-floodwaters-bolivia-now-life-here-has-changed (page consultée en août 2018)
[5] Casaux, Nicolas (2017). « Comment les barrages détruisent le monde naturel (et non le Costa Rica n’est pas un paradis écologique) ». Le Partage 2017, en ligne : http://partage-le.com/2017/01/les-illusions-vertes-le-cas-des-barrages-non-le-costa-rica-nest-pas-un-paradis-ecologique/ (page consultée en septembre 2018).
[6] Ibid.
[7] « La defensa del territorio es un derecho legítimo : Respaldo de afectadxs por proyecto hidroeléctrico Rositas, a Representante indígena uchupiamona ». Chaski Clandestino, 24 avril 2018, en ligne : https://chaskiclandestino.wordpress.com/2018/04/24/la-defensa-del-territorio-es-un-derecho-legitimo-respaldo-de-afectados-por-proyecto-hidroelectrico-rositas-a-representante-indigena-uchupiamona/ (page consultée en septembre 2018). Tous les extraits cités ont été traduits librement de l’espagnol par l’auteure.
[8] Ibid.
[9] Quiroga, Irina (2017). « Bolivia: las mujeres en defensa de la Madre Tierra en Tarija ». Mongabay Latam, 28 novembre, en ligne : https://es.mongabay.com/2017/11/bolivia-las-mujeres-defensa-la-madre-tierra-tarija/ (page consultée en septembre 2018) [Traduit librement de l’espagnol par l’auteure].
[10] Ibid.
[11] Herrera, Viviana (2015). « Critical summary of “Re-envisioning resurgence : Indigenous pathways to decolonization and sustainable self-determination” par Jeff Corntassel et “Land as pedagogy : Nishnaabeg intelligence and rebellious transformation” par Leanne Simpson ». UDEM, Été 2015, en ligne : https://www.researchgate.net/publication/319469338_Critical_summary_of_Re-envisioning_resurgence_Indigenous_pathways_to_decolonization_and_sustainable_self-determination_by_Jeff_Corntassel_and_Land_as_pedagogy_Nishnaabeg_intelligence_and_rebellious_tr
[12] Snyder, Michael (2018). Op. cit.

Viviana Herrera Vargas
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Viviana Herrera Vargas a fait sa maîtrise en Études internationales à l’Université de Montréal. Elle est canadienne d’origine colombienne et est présentement conseillère en recherche au Centre d’études sur le développement professionnel et agraire (Cedla) par l’entremise de Cuso International à La Paz, en Bolivie. Elle s’intéresse à l’intersection du genre, de l’ethnicité/race, de la classe sociale et du statut migratoire dans l’analyse des processus de la migration, des conflits armés et des impacts des mégaprojets d’infrastructure.